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  • Tyrannie des marques

    En quelque sept cents pages, la collection Babel propose une édition augmentée de No logo, livre phare des altermondialistes. Née en 1970, la journaliste canadienne Naomi Klein y retrace l’évolution des pratiques commerciales nées de l’industrialisation. De la marque cachée ou discrète à la marque bien visible, du développement des logos à leur omniprésence, du concept de marque pour faire rêver et acheter aux pratiques économiques de sous-traitance et d’exploitation éhontée d’une main-d’œuvre à bas prix.

    « Course à la légèreté : le vainqueur est celui qui possède le moins, qui utilise le moins grand nombre d’employés et qui produit les images les plus convaincantes, plutôt que des produits. » « Les produits qui fleuriraient à l’avenir seraient présentés non pas comme des articles de base, mais comme des concepts : la marque en tant qu’expérience ou style de vie. »

    Appuyant son analyse sur des faits précis (qui produit quoi, où et comment), l’auteur a enquêté sur le terrain autant que possible, y compris dans ces zones franches industrielles « sans foi ni loi » où l’on fabrique chaussures, jouets, vêtements et autres articles de consommation courante pour un salaire dérisoire et dans des conditions d’un autre âge, loin, très loin des valeurs associées à la fameuse « image de marque ».

    Naomi Klein décrit les résistances et manifestations suscitées par de telles pratiques : affiches maquillées, logos détournés, procès faits aux grandes marques, fêtes de rues pour protester contre la pression publicitaire. Elle montre comment les multinationales envahissent même les établissements d’enseignement, insidieusement, jusque dans les toilettes des campus universitaires. Obsédées par leur diffusion, les supermarques veulent aussi happer au passage, sur les lieux fréquentés par les jeunes, les dernières tendances à intégrer dans leurs campagnes publicitaires pour être en phase avec les consommateurs les plus influençables.

    Le monde culturel n’échappe pas au phénomène. Les marques utilisent les artistes, jouent les mécènes à des conditions de plus en plus contraignantes. A notre époque, une critique sérieuse a le pouvoir d’atteindre un plus vaste public que jamais auparavant dans l’histoire de l’art et de la culture.  Mais nous sommes en train de perdre les espaces dans lesquels peut fleurir l’esprit hors commerce – ces espaces demeurent, mais rétrécissent à mesure que les capitaines de l’industrie culturelle se laissent obnubiler par le rêve des promotions croisées à l’échelle planétaire.

    Perte de l’espace public, censure commerciale, déficit d’éthique vis-à-vis de la main d’œuvre, ce sont les questions pertinentes posées dans cet essai. Si l'on peut s'interroger quant aux résultats des actions menées - aujourd'hui le désir d'éthique, récupéré, est lui-même devenu un argument de vente -, nul doute qu'une fois ce livre achevé, on a davantage conscience de ce qui se cache derrière les étiquettes.

  • Déconcertant Japon

    La rencontre entre une aide-ménagère et un vieil homme dont la mémoire ne fonctionne que pour les quatre-vingts dernières minutes qu’il vient de vivre est le sujet original de La formule préférée du professeur de Yoko Ogawa (née en 1962). Pour se souvenir de l’indispensable, le vieillard attache sur lui de petits papiers aux notes concises, qu’il relit chaque matin. Comme c’est un mathématicien, sa conversation porte le plus souvent sur les nombres, en particulier ses préférés, les nombres premiers, si présents dans la vie quotidienne, quoi qu’on pense. Et ainsi vont les jours, entre mots et chiffres. L’aide-ménagère, attentionnée, apprend vite à communiquer sur ce mode inédit. Mais c’est l’irruption de son petit garçon de dix ans dans l’univers si méthodique du vieux professeur, qui insuffle au récit ses pages les plus tendres.  

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    Dans Les herbes du chemin de Sôseki, dernier roman qu’il acheva, malade, en 1915, aucune tendresse, en revanche. Kenzô est l’homme mal à l’aise : décontenancé de voir réapparaître dans sa vie celui qui l’a élevé durant son enfance, avant que sa famille ne le reprenne (ce pour quoi il avait reçu une somme d’argent pour solde de tout compte), il n’en parle pas à sa femme, avec qui ses rapports sont constamment tendus, distants. Seul le calme de son bureau lui convient, où il passe des heures à écrire, à corriger, à écrire encore. Mais les obligations familiales et le sens des convenances vont l’obliger à recevoir ce Shimada, dont les formules de politesse masquent mal l’objet réel de ses visites : lui soutirer de l’argent.

    Sans cesse, Kenzô s’apprête à refuser, puis finit par sortir le billet qui le rendra à sa chère solitude. Il n’est pas riche, contrairement à l’opinion que beaucoup ont de lui, mais il donne. Et s’il faut plus d’argent pour résoudre les problèmes domestiques, il travaille davantage et noircit page après page de son écriture de plus en plus serrée.

    Si la douceur s’instille dans le roman d’Ogawa, dans l’autre le malaise sature l’atmosphère. . « Les hommes, en fait de changement, ne font que décliner ; les paysages changent aussi, mais ils continuent à prospérer sous le soleil. »
    (Les herbes du chemin)

    Déconcertant Japon, où les rapports humains semblent parfois si codifiés qu’ils laissent peu de place à l’expression de l’intime, à la franchise, au langage du cœur.

    L’amertume paralysante d’un Kenzo si malhabile avec autrui comme avec lui-même, chez Sôseki, après la délicatesse du dialogue entre les générations dans La formule préférée du professeur, atteste de la diversité des romanciers japonais. Deux romans, deux visages, deux générations de cette littérature que je connais peu, mais qu’ils m’incitent à lire.

  • De A à Y Alechinsky

    La belle rétrospective des Musées Royaux des Beaux-Arts fermera ses portes à Bruxelles à la fin de ce mois de mars 2008. Les comptes rendus élogieux n’ont pas manqué, aussi je m’en tiendrai aux impressions que j’en retiens, à la lisière de la littérature et de la peinture.

    Les liens d’Alechinsky avec le livre ne manquent pas. Illustrateur, graveur, calligraphe, tout ce qui touche à l’écriture touche à la peinture. En témoigne sur un mur, sa grande signature à l’endroit et à l’envers, coquetterie de gaucher contrarié qu’il n’hésita pas à démontrer à la reine Paola dans le livre d’or, lorsqu’il l’accueillit à l’exposition. 

    Parmi les premières œuvres présentées, une jamais vue Gymnastique matinale (1949) donne aux silhouettes en mouvement des allures d’hiéroglyphes. Autre découverte, de curieuses sculptures-livres, céramiques blanches pour la plupart, où son pinceau a tracé des titres espiègles (j’aurais dû les noter), des mots clins d’œil dont il a le secret. « En avant, y a pas d’avance ! » écrivait-il pour Daily-Bul en 1975.

    En bas du grand escalier qui mène à l’exposition, une toile formidable accueille le visiteur, La Mer Noire (1988-1990) : une nuit d’encre ponctuée du blanc des étoiles et de la lune, au-dessus de la mer. Autour de ce noir et blanc, du rouge, du bleu, du vert, c’est le jour et la nuit. Pour notre plus grand bonheur, le peintre joue à l’infini sur ce contraste entre les bordures – ses « remarques marginales » depuis le fameux Central Park - et ce qu’elles entourent. D’une œuvre à l’autre, j’ai vu tantôt des entrelacs de livres anciens, tantôt des tapis d’inspiration orientale, tantôt des annotations tracées en commentaire.

    Les bleus d’Alechinsky, superbes : c’est la mer, c’est l’encre, c’est le ciel, l’eau, la vie. Parfois le noir profond de l’encre de Chine évoque un paysage d’estampe japonaise, Ostende-Douvres : les vagues, la nuit étoilée, le panache d’un bateau à l’horizon. Vocabulaire I et Vocabulaire II, bleu et crème, conjuguent des motifs serpentins, plumes de gilles, éruptions, fumées, grilles rondes, escaliers, feuillages, en une joyeuse énumération. Si vous ne l’avez jamais vue, entrez un jour au Théâtre de la Place des Martyrs, une immense fresque d’Alechinsky l’habite merveilleusement.

    Variations sur le rectangle, variations sur le cercle, le peintre cadre et se rit du cadre, comme le montrent bien les anciennes affiches dans le couloir d’entrée, qu’on a plaisir à regarder et à lire et à revoir en sortant. La peinture d’Alechinsky, c’est une fête. De haut en bas (la fumée d’un volcan) et De bas en haut (la chute d’eau). Toutes les couleurs y dansent, l’humour aussi.

  • Un homme de trop

    Sous le portrait ensoleillé de sa fille en chapeau jaune par le grand peintre russe Repine, Le Petit Mercure republie Le Journal d’un homme de trop de Tourgueniev, une nouvelle écrite en 1850.

     « S’il faut mourir, autant mourir au printemps. » Un homme de trente ans qui n’en a plus pour longtemps se décide tout de même à commencer un journal et, faute d’autre sujet qui l’intéresse, d’y raconter sa vie. « Au moment où il la vit, l’homme n’a pas le sentiment de sa propre vie ; semblable au son, elle ne lui devient perceptible qu’après un certain intervalle de temps. »

    D’une enfance insipide émerge un souvenir amer : la perte de son jardin, quand sa famille dut quitter la campagne pour Moscou, après la mort de son père. L’étang où il pêchait, les sentiers, les bouleaux, c’est à eux seuls qu’aujourd’hui encore, il voudrait dire adieu. Dans le petit village où il s’est retiré pour finir ses jours, en ce mois de mars 18.., la neige tombe et comme d’habitude, il se sent dans le monde comme « un hôte inattendu et importun », n’y ayant jamais trouvé sa place.

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    Pour l’expliquer, l’homme de trop revient sur un séjour dans la ville d’un certain Ojoguine, fonctionnaire d’une grande hospitalité. Invité à dîner chez lui, il tombe immédiatement amoureux de sa fille Elisabeth, la demoiselle en robe blanche occupée à nourrir un bouvreuil. Il se met à fréquenter les lieux assidûment, lorsque apparaît un envoyé de Saint-Pétersbourg, le prince N***. Lise, comme il l’appelait déjà, n’a plus d’yeux que pour ce fringant officier. Bientôt il est clair aux yeux de tous, et des parents ravis, que le prince et elle se plaisent, s’aiment, vont se marier sans doute.

    Bal, duel, coup de théâtre… Pour l’homme de trop, un Moscovite ordinaire, les déceptions et les humiliations vont se succéder, sans qu’il arrive à s’éloigner de celle pour qui bat son cœur, en vain. « Ma petite comédie est terminée. Le rideau tombe. » Au moment de mourir, seuls comptent ces souvenirs d’un amour refusé et d’un jardin, qu’il ne verra pas refleurir.

     
  • Lire et relire

    « Tout ce qui nous entoure est certainement faux, mais nous-mêmes sommes bien vrais. » Voilà la première phrase que j’avais soulignée dans Paula ou l’éloge de la vérité en 1992,  l’année de sa traduction en français pour Actes Sud. Un article du Monde des Livres que je retrouve glissé sous la couverture, avait attiré mon attention sur ce romancier suédois : « Lindgren ou l’illusion du réel ».

    Que retient-on des livres qu’on n’a lus qu’une seule fois ? Je peux le dire exactement pour celui-ci et c’est la raison même pour laquelle je l’ai relu récemment. L’incipit, inoubliable,  ressemble à un conte de fées pour les amateurs de salles des ventes : un encadreur découvre, dès son entrée à l’exposition, une peinture extraordinaire, suspendue parmi d’autres. Il est fasciné au point de perdre l’air détaché qu’affichent par prudence et par ruse ceux qui envisagent d’acquérir un objet, se gardant d’attirer l’attention. Le dialogue muet qui commence entre la madone du tableau et lui, les paroles qu’il échange avec un petit homme chauve qui se montre lui aussi très intéressé, le souci immédiat de rassembler immédiatement la plus grosse somme d’argent possible en vue des enchères – puisque c’est d’un chef-d’œuvre qu’il s’agit -, le récit haletant de la vente elle-même, tout cela s’était greffé très précisément dans un coin de ma mémoire.

    50f5e839547b1bbfc18b6d2dd9ae7327.jpgQue souligne-t-on en lisant ? Il y a, j’imagine, autant de réponses à cette question que de lecteurs. Certains refusent de prêter leurs livres à cause de ces marques trop personnelles. Tout lecteur – ou lectrice puisque les femmes forment le gros des troupes – ne manque pas de remarquer, un jour ou l’autre, en retirant un livre de l’étagère où il était retourné au silence, à quel point le temps a passé. Le crayon s’est posé sous un mot, une phrase qu’aucun écho ne fait plus résonner. Ailleurs surgissent de simples repères, des lieux, des dates, … Bien sûr, des passages cochés pour leur résonance avec le titre du roman, sa thématique fondamentale sur le vrai et le faux. Parfois la musique d’une phrase, la force d’une image.

    Mais quelques années après, on n’est plus du tout celui ou celle qui a souligné cela. L’œil s’attarde ailleurs, voit d’autres choses. Moins obnubilée par l’intrigue, la lecture suit un autre cours et va, peut-être pour la première fois, à la rencontre du texte.