Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rechercher : octobre

  • L'art selon Morris

    Sous une de ces jolies couvertures qu’offre souvent la Petite Bibliothèque des éditions Rivages, L’art et l’artisanat de William Morris rassemble, traduites et présentées par Thierry Gillyboeuf, trois conférences du célèbre fondateur anglais des Arts and Crafts, prononcées à la fin des années 1880.

    Morris_Grafton_wallpaper_c_1883.jpg


    « La révolution par le bonheur » 
    : c’est sous cette excellente formule que Gillyboeuf rappelle qui est William Morris (1834-1896). Ce « précurseur du design », à la fois « poète, romancier, traducteur, dessinateur, ébéniste, peintre, imprimeur » s’est lancé dans l’art après avoir visité avec Edward Burne-Jones les cathédrales gothiques du nord de la France. Tous deux renoncent à des études religieuses après ce voyage initiatique : ils choisissent, pour Morris, d’entrer au service d’un grand architecte, pour Burne-Jones, de peindre sous le patronage de Rossetti.

    Avec quelques amis, ils fondent « une petite entreprise artisanale » qui propose tout ce qui touche à la décoration d’intérieur : peintures, sculptures, vitraux, ameublement et bientôt tissus, tapis, broderies... Dissoute en 1875, elle ouvre la voie à Morris & Co, sa propre firme, dont les bénéfices iront au socialisme naissant – William Morris est un des fondateurs de la Socialist League. Il écrit aussi des articles et donne des conférences pour dénoncer l’idéologie du progrès et défendre un socialisme libertaire. Pour lui, le bonheur d’une société se mesure à l’aune de son art, même dans ses formes les plus simples.

    « L’Art et l’artisanat d’aujourd’hui » (Edimbourg, 30 octobre 1889) revient sur la définition des « arts appliqués » comme « la qualité ornementale que les hommes choisissent d’ajouter aux articles utilitaires ». Morris leur assigne un double objectif : « ajouter de la beauté aux résultats du travail de l’homme » et « ajouter du plaisir au travail lui-même ». Les arts appliqués sont donc nécessaires pour éviter et la laideur et l’avilissement. Comme « se nourrir serait une corvée sans l’appétit ou le plaisir de manger », « la production de biens utilitaires sans art ou sans le plaisir de créer est fastidieuse. » Rien de frivole, , mais « quelque chose de sérieux qui fait partie intégrante de la vie. »

    Son modèle ? Le Moyen Age, « époque de l’association parfaite des artisans dans les guildes de l’art », à l’opposé de son époque où, depuis plus d’un siècle, les hommes s’emploient à « surcharger la terre d’immenses blocs de bâtiments « utilitaires » » d’une grande laideur, avec ici et là, encore, du travail raffiné et soigné, de « style éclectique ». L’architecture est pour lui le fondement de tous les arts, elle embrasse toutes les disciplines. Alors que le commerçant est poussé à « donner aussi peu que possible au public et à prendre autant qu’il peut de lui », « l’éthique de l’artiste l’invite à mettre tout ce qu’il peut de lui dans tout ce qu’il crée. »

    Un des « derniers représentants de l’artisanat auquel la production marchande a donné un coup fatal », Morris avait donné  une autre  conférence sous le titre « L’art en ploutocratie » (Oxford, 7 novembre 1883). Il y décrit les obstacles qui empêchent l’art d’être « une aide et un réconfort pour la vie quotidienne de chacun ». Sa vision du passé y est plutôt idéaliste – « au temps où l’art était abondant et florissant, tous les hommes étaient plus ou moins des artistes » – mais l’accusation claire : il reproche à la société de son époque d’être fondée « sur le travail sans art ni bonheur de la majorité des hommes ».

    Pourfendeur de la guerre commerciale, que n’interrompt jamais aucune paix, William Morris s’indigne : « Je vous dis que le mécontentement gronde et j’en appelle à ceux qui pensent qu’il y a mieux à faire que de gagner de l’argent pour l’argent, pour aider à transformer ce mécontentement en espérance, pour ce qu’il appelle à la renaissance de la société. »

    Enfin, « L’art : idéal socialiste » (New Review, janvier 1891) reprend les idées forces de Morris dans un discours de propagande plus radical. Les choses sont-elles allées trop loin, comme il le pensait ? Plus d’un siècle après sa mort, il faut bien reconnaître que l’artiste et l’artisan, aujourd’hui, ont encore plus de mal à creuser dans notre vie quotidienne le sillon de la beauté et du bonheur dans le travail.

  • L'Hermitage expose

    Ceux qui ont eu la chance, cet été, de cheminer vers la belle maison-musée de l’Hermitage, avec son parc surplombant Lausanne, sa vue sur la vieille ville et sur le lac Léman, pour y visiter Van Gogh, Bonnard, Vallotton et les autres artistes de la collection Arthur et Hedy Hahnloser vous diront tous, j’imagine, de vous y rendre, si vous le pouvez, avant le 23 octobre prochain – c’est une magnifique exposition.

    Affiche-Hahnloser.jpg

    Le parcours commence au sous-sol où l’on fait connaissance avec ce couple suisse à travers des photos de leur Villa Flora à Winterthur, de leur famille et des nombreux artistes qu’ils y ont invités. « On ne collectionne pas les amitiés, ce sont elles qui se rejoignent pour former le milieu dans lequel on s’épanouit », déclarait Hans Hahnloser, leur fils. Certains artistes les retrouvaient aussi à Cannes, à la Villa Pauline. La collection est née du « besoin irrépressible de regarder le monde à travers les yeux d’un maître » (Hedy Hahnloser).

     

    Ils se sont d’abord intéressés aux artistes suisses : « les petits arbres » de Hodler, Giovanni Giacometti (le père du sculpteur), entre autres. Près d’un joyeux autoportrait de celui-ci et de deux Fleurs de tournesol signées Van Gogh, de beaux paysages alpins de Ferdinand Hodler, un Cerisier, un Rosier dans un pré. Puis viennent les Nabis, avec quelques Vallotton dont une sobre et lumineuse Baigneuse en chemise, Maurice Denis et les premiers Bonnard de l’exposition, splendides.

     

    Dans Les régates, une petite toile, tout est en mouvement dans le ciel et sur la mer. Le débarcadère de Cannes, choisi pour l’affiche, y est tronqué d’un pan essentiel : à gauche des personnages accoudés à une rambarde blanche pour regarder une mer d’un bleu vibrant, le peintre a renforcé le jaune des piliers en bois avant de considérer ce tableau comme achevé. Il en ira de même pour ce dernier chef-d’œuvre que Bonnard a peint avant de mourir, L’amandier en fleurs, non exposé ici : c’est après y avoir couvert le vert du terrain à gauche de jaune d’or qu’il en a été content. Je m’en suis souvenue devant ce Débarcadère – il y a toute une histoire de l’art à raconter autour de cette couleur, où prendrait place aussi le « petit pan de mur jaune » dans la Vue de Delft de Vermeer pour lequel Bergotte, l’écrivain imaginé par Proust, se rend à une exposition malgré sa maladie et y meurt…

     

    Le fauvisme est bien présent dans la galerie souterraine de l’Hermitage : Matisse, Manguin, Vuillard… Sur le mur du fond, La sieste ou le rocking-chair, Jeanne représente l’épouse de Manguin se reposant dans un cadre paradisiaque, à l’ombre des arbres, devant un paysage ensoleillé de la Côte d’Azur. Il a peint aussi la Villa Flora de ses mécènes, et Le thé à la Villa Flora où Hedy Hahnlöser et Jeanne, l’épouse de Manguin, lisent, attablées au jardin.

     

    Au rez-de-chaussée, on visite l’exposition comme la villa, de pièce en pièce, en admirant aussi les parterres fleuris qu’on aperçoit par les fenêtres. Renoir voisine avec Cézanne – Groupe de maisons (Les toits) – et Van Gogh – Impression du quatorze juillet, une rue pavoisée. Toute la grande salle suivante est consacrée à Bonnard (collection dans la collection), des œuvres plus vivantes les unes que les autres, deux Nus (jamais vus), la fameuse Nappe à carreaux rouges ou Le déjeuner du chien (Black), La Bouillabaisse (ou peut-être le dîner du chat qui se frotte au pied de la table)… Puis une petite mais splendide salle Odilon Redon chez qui Bonnard admirait « deux qualités presque opposées : la matière plastique très pure et l’expression très mystérieuse ». Ce sont Adam et Eve, L’arbre, Le rêve ou la pensée, Le vase turquoise (un bouquet comme seul Redon en peint) ou Le vase bleu, autre épisode de l’histoire d’une rencontre parfaite avec la note jaune.

     

    Encore des Bonnard au premier étage, où l’on découvre surtout de grandes toiles de Vallotton, plus froides en comparaison, au dessin plus précis, l’énigmatique réunion de La Blanche et la Noire (l’une nue, couchée, l’air de dormir ; l’autre assise en robe bleue, cigarette en bouche, les bras croisés). Deux paysages éclatants de soleil : La charrette et La grève blanche.

     

    La villa de l’Hermitage, contemporaine de la villa Flora à Winterthour, restitue bien l’esprit de cette collection qui a grandi au fil des amitiés, puisque leurs relations personnelles avec ces artistes ont mené les Hahnloser à acquérir leurs œuvres et non l’inverse. Un riche catalogue permet de faire mieux connaissance avec ce couple qui a mis l’art au centre de leur vie. Hedy, après avoir appris la peinture, s’était tournée vers les arts appliqués, bijoux, tissus, décoration de la maison. J’espère visiter un jour cette belle Villa Flora à Winterthur même. Mais à Lausanne, vous verrez (je suis loin de vous en avoir tout dit), s’offre une exposition de toute beauté, pleine de surprises, variée, « charnelle et lumineuse ».

  • Assouline et Job

    A quiconque réfléchit sur le problème du Mal, la lecture du Livre de Job s’impose un jour ou l’autre. Peut-être est-ce à cause de la mention « roman » que j’hésitais à ouvrir Vies de Job (2011) de Pierre Assouline, malgré la critique élogieuse, peut-être aussi parce que la rencontre avec cette icône de la patience envers et contre tout, envers et contre Dieu même, plonge en eaux profondes, et qu'il y faut du souffle.

    assouline,vies de job,roman,littérature française,livre de job,bible,religion,sagesse,souffrance,mal,patience,résistance,culture
    Job sur son fumier (Notre-Dame de Paris) 

    Du Livre de Job classé dans les « Livres poétiques et sapientiaux » de l’Ancien Testament, Assouline rappelle dans un « Prologue » que c’est « une lecture de rumination lente. Elle exige du lecteur qu’il adopte un rythme doux, en se souvenant de ce chef d’orchestre qui jugeait certains trios trop beaux pour être joués vite. » Le romancier-biographe cherche à cerner la figure de Job qui le hante et nous entraîne dans son livre mine de rien, d’abord attaché à préciser les origines du fameux récit biblique (« Source »), ensuite à peindre le portrait de Job ou, du moins, à nous le montrer en « Mille vies », enfin à nous conduire au cœur du sujet, le cœur battant (« Souffrance »).

     

    « Avant d’être plainte ou cri, Job est une voix ; celle d’un homme qui ne renonce pas à comprendre quand l’inexplicable le cerne. » Comment être le biographe de celui qui n’est pas l’auteur de son livre, qui n’est pas vraiment un personnage mais un exemple de patience, piété, résignation, fatalisme, « juste souffrant idéal tant pour les chrétiens que pour les juifs jusqu’à la Renaissance », avant de représenter la raison contre le dogme, l’observation contre la tradition, la victime d’un monde absurde et cruel, un sage ?

     

    De ce dialogue poétique, diamant « enchâssé entre un prologue et un épilogue en prose », on peut compter sur Assouline pour inventorier les principales interprétations – de quel texte, d’ailleurs ? dans quelle Bible ? – et en évoquer les « excavateurs ». Il a l’art de mêler les références les plus pointues aux expériences les plus concrètes, comme, par exemple, quand il convoque l’acteur Charles Denner (dans « Z » de Costa-Gavras) : « si un comédien avait dû interpréter Job en ses plaintes et ses révoltes, ce ne pouvait être que lui. » Et de citer Renan, et de regarder ce que devient Job dans le Coran (cité quatre fois), entre multiples pistes.

    assouline,vies de job,roman,littérature française,livre de job,bible,religion,sagesse,souffrance,mal,patience,résistance,culture
    © Anselm Kiefer, Am Anfang, 2008.

    Pour rencontrer Job, il est un lieu cher à Pierre Assouline, « le couvent Saint-Etienne protomartyr où est installée l’Ecole biblique de Jérusalem ». Il s’y installe pour des mois chez les dominicains, dans un « de ces rares lieux où l’on se défait naturellement du souci du paraître ». On y parle le français. On y travaille. On s’y rencontre. Sa bibliothèque est ouverte de nuit comme de jour. Entre judaïsme et christianisme, la quête de Job met l’auteur « en équilibre instable ». S’il a choisi de mener ses recherches à l’Ecole biblique plutôt qu’à l’Université hébraïque, il en prend conscience, c’est que « le Français » l’a emporté en lui sur « le Juif ». C’est à Jérusalem qu’Assouline fait la connaissance de la chercheuse belge Françoise Mies dont il admire l’analyse dans L’espérance de Job – elle lui lance : « J’espère que vous n’allez pas faire de Job un grincheux ! »

     

    « Mille vies » (2e partie), ce sont tous les Job de rencontre. Assouline écoute un sociologue slovène, Slavoj Žižek, pour qui Job est « tout sauf la patience ! » Il assiste à l’Opéra Bastille au spectacle d’Anselm Kiefer, Am Anfang / Au commencement – l’artiste lui confiera que Job le touche parce que c’est lui : « Le désespoir, la désillusion, la solitude ». Muriel Spark a fait de Job « son frère en dépression » (The Only Problem), Job et Joseph K. sont « frères en solitude ». La figure de Job est partout, dans la pierre des cathédrales, en peinture, dans la littérature…

     

    Le peintre de Job, pour Assouline, c’est Georges de La Tour, dont il a vu au Musée d’Epinal Job raillé par sa femme – « Depuis, pour moi, c’est lui. » La femme de Job n’a pas de prénom, sa réputation n’est pas flatteuse en général, sauf dans un poème judéo-arabe qui la montre fidèle et dévouée. Andrée Chedid lui a consacré un livre en ce sens.

    assouline,vies de job,roman,littérature française,livre de job,bible,religion,sagesse,souffrance,mal,patience,résistance,culture
    Georges de La Tour, Job raillé par sa femme, Musée d’Epinal

    La structure en séquences numérotées permet à Assouline de passer de la tombe de Chateaubriand à Saint-Malo à l’université de Salamanque où, le 12 octobre 1936, Miguel de Unamuno prononce un discours fameux – cité dans la traduction de Michel del Castillo – « Le discours de Salamanque résonne du refus de Job. » La digression est un art quand elle est pertinente. Et voici Beckett, « saint laïque », distribuant le montant de son prix Nobel. Ionesco : « Beckett me rappelle Job. »

     

    Si Pierre Assouline lit le Livre de Job « comme le battement d’une pensée », nous lisons Vies de Job en écoutant, de plus en plus audible, la voix de l'auteur qui évoque les siens et ose enfin se dire. « Souffrance », la dernière partie, est le cœur battant de Vies de Job. Nous y apprenons que Pierre Assouline porte à jamais le deuil de son frère, mort accidentellement en pleine jeunesse : « La mort de mon frère m’a éloigné de Dieu, celle de mon père m’en a rapproché. »

     

    Comment ne pas rapprocher Job frappé dans sa chair des déportés marqués à vie ? Le Job de Nathan Rapoport, à l'entrée d'un pavillon de Yad Vashem à Jérusalem, a le regard tourné vers le ciel – « Job est rentré de déportation.» Dans le problème du Mal, la souffrance des enfants représente le Mal absolu. Et si Dieu, dans l’épilogue du Livre de Job, récompense le juste en rétablissant sa santé et sa prospérité, il reste, écrit Assouline, le scandale de ses enfants morts, même s’il en a eu d’autres – « rien ne console parce que rien ne remplace. » Je ferai donc mienne la conclusion de Paul Edel sur Vies de Job : « bref s'il n'y avait qu'un livre de Passou à lire et relire ce serait celui- là. »

  • La mode à Orsay

    L’impressionnisme et la mode, a priori le sujet semble léger, choisi pour attirer les foules et en effet, il y a du monde au musée d’Orsay pour visiter cette exposition. Mais la pertinence du thème s’impose. A l’entrée, deux petites toiles, une Liseuse de Manet et une Jeune femme lisant de Renoir, un illustré à la main, amorcent ce rapprochement de l’élégance et des peintres dans les années 1860-1880, à l’époque des nouveaux grands magasins évoqués par Zola dans Au bonheur des dames. 

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
    Manet, Liseuse ou La lecture de l’illustré (Chicago, The Art Institute) 

    J’ai tenté d’abord de vous rendre compte du parcours, salle par salle, puis je me suis ravisée. Mieux vaut laisser intact le plaisir de la découverte – l’exposition dure jusqu’au 20 janvier 2013. Si vous voulez en savoir davantage, le site du Musée vous en dira plus long, il vaut lui aussi la visite. La scénographie renouvelle sans cesse le dialogue entre peintures et parures. Les écrivains y ont leur part – saviez-vous que Mallarmé signait ses articles de mode Mademoiselle Satin ? 

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
    La Dernière Mode. Gazette du Monde et de la Famille,
    dirigée et rédigée par Stéphane Mallarmé

    Le catalogue s’ouvre sur des photos de robes en pleine page, cela rend bien le point de vue original de cette exposition : la présentation des vêtements et des accessoires de lépoque, et la diffusion de la mode grâce aux illustrés, sujets dinspiration pour les peintres. Les objets prêtés par le Musée Galliera et le Musée des Arts décoratifs sont d’une qualité exemplaire, comme ces escarpins roses en peau et satin qu’on retrouve plus loin sur deux étonnantes natures mortes de souliers par Eva Gonzalès.

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
    Eva Gonzalès, Les Chaussons blancs (The Metropolitan Museum of Art)

    Ces magnifiques robes d’époque, on les reconnaît avant même de voir les tableaux – on les a déjà vues chez Manet, Monet, Morisot, Renoir et Cie. Les impressionnistes se voulaient résolument modernes, et comment mieux dire son temps que par le vêtement ? La société du Second Empire obéit à des codes précis pour le jour ou le soir, l’été et l’hiver, la ville ou la campagne, l’opéra, le bal... Les impressionnistes vont les montrer et sen distancer. 

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
     Albert Bartholomé, Dans la serre ou Mme Bartholomé

    Revues de mode et catalogues des grands magasins donnent le ton. Inattendues, ces deux toiles de Cézanne, La Conversation ou Les deux sœurs et La Promenade, présentées à côté des gravures qu’il a littéralement transposées ! Surprise aussi, un grand tableau d’Albert Bartholomé intitulé Dans la serre : la robe que porte Mme Bartholomé est présentée juste à côté, c’est étonnant de passer de l’une à l’autre. 

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
    André Adolphe Eugène Disdéri, Carte de visite

    Pour leurs cartes de visite, les membres de la bonne société posaient chez le photographe dans leurs plus beaux vêtements. Tout un mur de planches photographiques de Disdéri, par séries de huit, montre des femmes, des hommes, parfois des couples, offrant leur meilleure apparence sur ces portraits destinés à véhiculer leur image. 

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
    Auguste Renoir, Madame Georges Charpentier et ses enfants (The Metropolitan Museum of Art)

    De nombreux musées français, européens et étrangers ont prêté des œuvres de premier plan. Beaucoup viennent des Etats-Unis ; l’Art Institute de Chicago et le Metropolitan Museum of Art de New York collaborent à l’exposition du musée d'Orsay. Du MET, par exemple, Madame Charpentier et ses enfants de Renoir, magnifique portrait de femme et scène d’intérieur (le terre-neuve n’est pas en reste). De Chicago, Rue de Paris ; temps de pluie, signé Gustave Caillebotte, moderne à tout point de vue. 

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
     James Tissot, Juillet (Seaside)

    Une découverte pour moi, l’œuvre de James Tissot, très présent bien qu’il ne soit pas impressionniste (onze oeuvres, moins tout de même que Degas, Renoir, Manet et Monet). Le prénom anglais de ce peintre français révèle son goût pour le chic mondain. Ses peintures, hommage à l’élégance, valent par le réalisme du rendu, le raffinement des détails, le soin du décor. C’est parfois figé, comme cette réunion d’hommes où l’on observe les variantes du costume masculin (Le Cercle de la rue Royale), c’est plus vivant dans La Demoiselle de magasin (La Femme à Paris, Toronto) ou ce Bal sur un bateau (Tate, Londres). C’est étourdissant dans Octobre ou Juillet (Seaside), exemple de portrait, un superbe contre-jour ! 

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
    Edouard Manet, Nana (Hamburger Kunsthalle)

    Près d’une vitrine consacrée aux dessous, presque tous blancs à l’exception d’un corset de satin bleu (qu’on verra sur la mutine Nana de Manet), une grande toile de Henri Gervex, Rolla, qui a fait scandale moins par la jeune femme nue sur le lit et son amant, déjà rhabillé devant une fenêtre ouverte, que par le désordre de ses vêtements et de sa lingerie répandus sur le sol dans un joyeux abandon. 

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
     Gustave Caillebotte, Portrait d’un homme (The Cleveland Museum of Art)

    Très peu de costumes masculins ont été conservés, une vitrine leur est consacrée dans la salle des dandys et des portraits d’hommes : de beaux tableaux signés Caillebotte, en particulier, ou le Portrait de Manet par Fantin-Latour (Chicago). 

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
    Edouard Manet, Jeune dame en 1866 ou La femme au perroquet (The Metropolitan Museum of Art)

    C’est une des leçons de L’impressionnisme et la mode : au fur et à mesure qu’on avance, la différence entre les impressionnistes et les autres, les peintres traditionnels voire académiques, se fait de plus en plus claire, même si leurs modèles portent les mêmes atours. La femme au perroquet de Manet (MET, New York), en peignoir lâche, humant une violette, évoque les cinq sens ; le personnage s’y détache sur un fond sombre, au lieu du riche décor bourgeois. Berthe Morisot, dans ses toiles d’une lumière et d’une légèreté sidérantes, évoque l’intimité d’un intérieur avec un naturel éblouissant. L’air circule dans ses toiles avec une qualité rare, ses blancs sont magiques.

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
     Berthe Morisot, L’Intérieur (Collection Diane B. Wilsey)

    A l’opéra, les bras sont obligatoirement nus, le décolleté large, la robe, de soie. Chez Mary Cassatt, Eva Gonzalès, Renoir, les femmes dans leur loge ont une véritable présence, de l’expression, alors que dans Une soirée de Jean Béraud, les couleurs des toilettes féminines en contraste avec les habits noirs de leurs cavaliers ne sont que le reflet brillant d’une parade sociale. La nouvelle peinture explore la lumière, la matière et les couleurs pour elles-mêmes. 

    l'impressionnisme et la mode,exposition,paris,musée d'orsay,impressionnisme,mode,dix-neuvième siècle,portrait,vêtements,culture
    Mary Cassatt, Femme au collier de perles dans une loge (Philadelphia Museum of Art)

    Les artistes de la seconde moitié du dix-neuvième siècle ont réinventé le portrait, la scène de genre pour en faire des peintures modernes. Amateurs du chic parisien ou non, allez voir L’impressionnisme et la mode<

  • Léautaud, 1893-1956

    « 1948. Jeudi 17 Juin.Je fais une fois de plus, sur moi-même, cette réflexion que j’ai déjà notée, je crois bien, à propos de la mort de Fargue : je ne suis pas, comme écrivain, un créateur. Je puis être un esprit original. Je puis même avoir une personnalité d’un certain relief. Je n’ai rien créé, je n’ai rien inventé. Je suis un rapporteur de propos, de circonstances, un esprit critique, qui juge, apprécie, extrêmement réaliste, auquel il est difficile d’en faire accroire. Rien de plus. Je peux ajouter : le mérite d’écrire avec chaleur, spontanément, sans travail, prompt et net, – et quelque esprit. » 

    Léautaud.jpg
     Photographe non identifié © Expertissim

    De ses vingt ans jusqu’à quelques jours avant sa mort, à plus de quatre-vingts ans, Paul Léautaud (né en 1872) a écrit son Journal, pour lui-même, pour le plaisir de noter ses observations et ces « choses vraies » dont il était friand. Ce Journal littéraire, un choix de pages par Pascal Pia et Maurice Guyot, a été édité au Mercure de France où il a travaillé une bonne partie de sa vie.

    Aurait-il aimé sa photo en couverture ? Pas sûr, lui que dérangeaient souvent le regard des autres sur sa personne, qui retenait l’attention. Lui-même ne se privait pas d’observer les gens, leur visage, leur allure, détaillait et devinait le physique des femmes qui lui plaisaient. « Le talent et l’abjection du sieur Léautaud-Boissard », titre d’un article sur lui dont il note la conclusion, un bel éloge littéraire, correspond bien aux impressions ambivalentes du lecteur de ces quelque 800 pages reprises aux dix-neuf volumes du Journal complet.

    En plus d’un demi-siècle, un homme se transforme, mais pas le noyau dur de sa personnalité : en 1895, le jeune Léautaud porte des vers au Mercure et fait la connaissance de Vallette, le directeur, qui les accepte. « Arriver à quarante ans avec un millier de vers dont la beauté me mérite d’être bafoué, voilà ma seule ambition. Tout ce qui est l’autorité me donne envie d’injurier. C’est une force que n’admirer rien. Lire… cela m’est une vraie souffrance. »

    Tout le programme d’une vie est là : écrire – même s’il va s’éloigner de la poésie pour la prose la plus simple et directe qui soit ; rager contre les institutions, l’Académie française, la police, la religion ; ne lire pour le plaisir que Stendhal et encore, pas ses romans, mais la correspondance, Brulard et les Souvenirs d’égotisme. « Je souhaite aussi écrire quelques pages qui puissent encore me plaire quand j’aurai cinquante ans. » (1896) « A côté de moi qui travaille, il y a trop souvent un autre moi qui examine, raisonne, critique et trouve toujours tout mauvais. » (1897) Refus de toute complaisance.

    L’homme est répugnant : misogyne, misanthrope, antisémite, avare, cynique, égoïste. Qu’est-ce qui nous tient alors à ce Journal ? Les coulisses de la vie littéraire de son temps, les rencontres avec les écrivains qu’il croise ou qu’il côtoie, le vieux Paris où il aime déambuler, les notes sur le style – il revient obstinément à Stendhal, son modèle – voilà pour l’épithète. Mais aussi l’honnêteté avec laquelle il dépeint sa pauvre vie (il ne sen sortira que tard), sa fierté, ses rapports avec les autres, sa tristesse, son quotidien, ses manques. « On n’a qu’une vie, et qui file, qui file. »

    Octobre 1904 : « Il y a aujourd’hui, à ce moment, trois ans que j’étais à Calais, que ma mère arrivait, et il y aura ce soir, vers dix heures, trois ans que j’ai pu l’embrasser, après si longtemps, près de vingt années de séparation, de silence, d’ignorance l’un de l’autre. » Sa mère l’a abandonné après la naissance. Novembre 1918 : « En rentrant ce soir à Fontenay, rue La Fontaine, le fils soldat arrivant à l’improviste, et la mère du haut de l’escalier : « C’est toi, mon enfant ? » Voilà un mot que je n’ai jamais entendu. »

    Des passages tendres sur les bêtes, l’amitié de ses chats favoris, son émotion à la vue d’un homme qui ménage son vieux cheval, des pages révoltées sur la vivisection, les mauvais traitements, la chasse. Des pages féroces sur la politique, la guerre, des propos réactionnaires ou anarchistes d’un libertaire forcené. « On ne sait pas ce que les hommes sont le plus : ou bêtes, ou fous. » (1933)

    Authentique, insoucieux de déplaire, Léautaud ne voulait sur sa tombe que ces deux mots « Ecrivain français ». Attaché à sa totale liberté d’écrire, il n’a supporté aucune censure : « Jamais, à aucun prix, je ne céderai sur ma liberté d’écrire ce que je veux écrire. »