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virginia woolf

  • Choses glissantes

    leslie stephen,eloge de la  marche,essai,littérature anglaise,mont blanc,alpes,marche,virginia woolf,culture« J’envie désespérément les hommes qui peuvent réfléchir sans perdre le fil de leurs pensées dans des conditions qui distraient les autres – au cours d’une réunion où il y a foule ou bien au milieu de leurs enfants –, car je suis aussi sensible que la plupart des gens à la distraction, mais pour peu que je parvienne à penser, je ne suis pas sûr que le mugissement du Strand ne soit pas un cadre plus propice que le calme de mon bureau. L’esprit – on ne doit juger qu’à l’aune du sien – me semble être un appareil singulièrement mal construit. Les pensées sont des choses glissantes. Il est extrêmement difficile de les maintenir dans la piste offerte par la logique. Elles se bousculent entre elles et font soudain une embardée pour laisser la place à d’autres pensées incongrues et fortuites, tant et si bien que le cours de la pensée, dont on parle, ressemble davantage à un voyage en train que l’on fait en rêve, où tous les quelques yards, on est aiguillé sur la mauvaise voie. Or, bien qu’une rue de Londres regorge de distractions, elles deviennent si innombrables qu’elles se neutralisent mutuellement. Le maelström d’élans contraires devient un courant continu parce qu’il est tellement chaotique qu’il crée une humeur, voire une veine réflexive. »

    Leslie Stephen, Eloge de la marche

  • Marcheur des Alpes

    Dans Eloge de la marche (traduit de l’anglais par Thierry Gillyboeuf), Leslie Stephen (1832-1904), le père de Virginia Woolf, encourage à sortir du bureau ou de la bibliothèque pour mieux penser. « Il invente un genre littéraire à part entière, celui de l’essai buissonnier » écrit le traducteur dans sa préface, où il rappelle qui était Leslie Stephen : un garçon « pâle et chétif », « tête de Turc de ses condisciples » à Eton qu’il quitte à quatorze ans, parti étudier la philosophie en Allemagne grâce à une bourse de Cambridge.

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    Vue sur le Cervin, été 2008 (Photo T&P)

    En 1857, il entreprend de traverser l’Allemagne à pied, fait l’ascension du mont Rose et découvre les Alpes bavaroises et le Tyrol. « Sept étés durant », de juillet à septembre, il se rend en Suisse pour une tournée des « pics, cols et glaciers ». Il préside l’Alpine Club et édite l’Alpine Journal pendant plusieurs années. Aujourd’hui on le considère comme « l’une des figures majeures de l’alpinisme littéraire ». Le Terrain de jeu de l'Europe (The Playground of Europe, 1871) est un classique du genre. Deux des quatre textes de ce petit recueil en sont extraits.

    En premier vient « Mon père : Leslie Stephen »  par Virginia Woolf. Elle rappelle que cette « période faste » d’exploits paternels « fluviaux et montagnards » était terminée quand les enfants Stephen étaient jeunes, mais qu’il en restait des vestiges dans la maison : coupe en argent, alpenstocks rouillés… Son père se contentait alors de simples balades en Suisse ou dans les Cornouailles. Virginia fait le portrait d’un homme attachant, avec des sautes d’humeur mais le sens de l’humour, frugal mais exigeant avec ses enfants tout en leur accordant la liberté dans leurs choix.

    Eloge de la marche, le deuxième texte, date de 1902. « Marcher est aux loisirs ce que labourer et pêcher sont aux travaux industrieux : quelque chose de simple et de primitif ; cette activité nous met en contact avec la terre maternelle et la nature élémentaire, elle ne requiert aucun dispositif complexe ni excitation superflue. Elle est faite pour les poètes et les philosophes, et pour pouvoir pleinement l’apprécier, il faut au moins être capable de vénérer l’« ange qu’on nomme la Contemplation ». » (tiré de Milton)

    Leslie Stephen, également professeur et biographe, s’appuie sur sa propre expérience de marcheur et sur de nombreux exemples tirés de ses lectures, quasi tous d’écrivains anglais, qu’il faudrait mieux connaître pour en apprécier tout le sel. Néanmoins son propos reste intéressant par sa façon de décrire le bonheur de marcher : « Quand on s’est mis en route de bonne heure, que l’on a suivi le sentier des gardes-côtes sur les versants dominant les falaises, que l’on a traversé non sans mal le tapis pourpre et doré d’ajoncs et de bruyères recouvrant les landes… »

    Un coucher de soleil au mont Blanc, – « la meilleure chose qu’il ait écrite, selon lui », écrit Virginia Woolf –, superbe hommage au « vieux Monarque des montagnes », comme il l’appelle, rapporte une ascension entreprise le 6 août 1873 en partant de Chamonix. « Le soleil se levait sur une de ces aubes fraîches, pleines de rosée, de celles que l’on ignore partout, sauf dans les montagnes, où l’air vivifiant semble pénétrer tous les pores de la peau. »

    Il prend le temps de décrire l’état d’esprit, la vue qu’on a en chemin, le constant souci de l’orage imprévu, le calcul de l’horaire pour arriver à temps au sommet pour admirer le coucher du soleil, les exercices de gymnastique pour lutter contre le froid. Puis vient le spectacle du coucher du roi des montagnes, sublime, avec ses éclairages changeants, somptueux, et des émotions d’une intensité rare.

    Les Alpes en hiver terminent le recueil. Après des années de marche estivale, il lui fallait absolument découvrir les montagnes à la saison des neiges et du gel. « En hiver, les Alpes, comme je l’ai dit, sont un pays de songe. Depuis que me voyageur aperçoit, des terrasses du Jura, la longue série de pics qui va du mont Blanc au Wetterhorn, jusqu’à un moment où il pénètre dans les recoins les plus reculés de la chaîne, il traverse une suite de rêves dans un rêve. »

    Du sommet inaccessible où elle est maintenant, ce billet est pour Jo qui aimait tant les Alpes et les a portées dans son cœur jusqu’au bout. (Merci à celle qui m’a offert cette lecture.)

    ***

    Voici pour vous mes dernières lectures du mois d’août.
    Ne vous étonnez pas si je laisse vos commentaires sans réponse – le temps d’une pause pour moi.
    Bonnes lectures & que tout aille bien !

    Tania

  • Sept extraits d'elles

    Deux Anglaises, deux Américaines, une Russe, une Française, une Autrichienne : Sept femmes de Lydie Salvayre parle d’elles – et d’elle. Ce sont des femmes qui lisent et qui écrivent. Les voici à travers sept extraits.

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    https://www.midisdelapoesie.be/72e-saison/7-femmes-et-plus/

    « Parfois, le livre grand ouvert sur sa poitrine, elle [Emily Brontë] s’interrompt de lire comme le font tous les lecteurs du monde et parcourt el mundo por de dentro, comme aurait dit Quevedo, à la poursuite d’un songe, ou d’une image, ou de rien, ou d’une histoire pleine de bruits et de rebonds qui ira grossir les Gondal Chronicles.
    Si vide d’espoir est le monde du dehors
    Que deux fois précieux m’est le monde du dedans. »

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    « C’était Djuna Barnes, dans ses chasses nocturnes.
    A la traque, à l’affût.
    L’angoisse au cœur.
    Gorge nouée.
    Folle.
    Et que je me figure telle qu’elle se dépeignit sous les traits de Nora dans
    Le Bois de la nuit, pressant le pas comme pour accélérer le temps et faire revenir son amante plus vite, son amante Thelma qu’elle cherchait derrière chaque silhouette et chaque couple croisé, tout en évitant de passer devant les bars où elle la savait être, afin que nul ne soupçonnât le désarroi qui la jetait dehors à ces heures nocturnes. »

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    « C’est après l’une de ses chutes au fond du gouffre que Sylvia Plath réalise qu’il y a en elle un moi assassin avec lequel elle devra, toute sa vie, composer.
    Un moi assassin qui, comme pour Virginia Woolf, obéit au rythme des bêtes qui hibernent, qui peut sommeiller des mois, se tenir coi, disparaître, laisser perfidement le calme et la sérénité s’installer, puis resurgir soudain sans crier gare, avec son goût de mort, sa violence de mort et ses armes de mort.
    Ce moi assassin, elle dit qu’elle veut à présent lui faire honte. Elle dit qu’elle veut lui faire entrer le nez dans la figure, et elle est polie. »

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    « Je relis aujourd’hui ce récit [le début de La Naissance du jour de Colette] que je découvris à quinze ans, assoiffée que j’étais d’audaces impertinentes et prête à dévorer le monde par tous les bouts. Il conféra à mes désirs d’adolescente une ratification irrécusable et sans doute une forme d’encouragement. Mais il me révéla surtout qu’il existait un plaisir d’une nature particulière, un plaisir lié à la tournure gracieuse d’une phrase, à l’usage insolite d’un mot, au chic d’une expression dont je n’aurais jamais eu l’idée, et qui marqua le début d’une longue histoire entre moi et ce qu’on appelle le verbe. »

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    « Cette correspondance [de Marina Tsvetaeva avec Pasternak] commencée en 1922 se continuera jusqu’en 1936.
    A travers les calamités d’une époque où tout n’est
    que rouille et rance, et malgré la distance qui les sépare ou peut-être grâce à elle, ces deux écrivains vont s’écrire et écrire à quatre mains ce que je considère comme une œuvre littéraire à part entière, une œuvre qui échappe à tout classement dûment étiqueté : long poème d’amour, roman épistolaire, journal intime, témoignage sur le vif d’une période qui changea la couleur du monde, tout cela à la fois, et bien plus que cela. »

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    « Un écrivain, comme le cœur et les marées, pour le dire autrement, un écrivain a son rythme intérieur. Et s’il n’entend pas son rythme intérieur, il n’est pas écrivain. C’est aussi simple, et aussi implacable. Le rythme est l’écrivain. Il faudrait, pour bien faire, citer ce qu’en dit Hölderlin, rapporté par Sinclair, y consacrer des pages et des pages, mais ce n’est pas ici le lieu.
    Woolf, comme Plath, comme Tsvetaeva, comme tous les écrivains que j’admire, Woolf, c’est un rythme, c’est-à-dire la voix inimitable d’un sujet, sa voix innée, sa voix singulière, laquelle résiste à toutes les métriques sociales. »

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    « Thomas Bernhard, qui me conduit vers elle [Ingeborg Bachmann] (car un auteur aimé vous amène vers ses livres aimés, lesquels vous amènent vers d’autres livres aimés, et ainsi infiniment jusqu’à la fin des jours, formant ce livre immense, inépuisable, toujours inachevé, qui est en nous comme un cœur vivant, immatériel mais vivant), Thomas Bernhard, disais-je, dit d’elle qu’elle est un événement. Il l’admire. »

    Sept femmes que Lydie Salvayre aime « sans mesure » pour la puissance de leur écriture, « leur pouvoir de conjuguer l’œuvre avec l’existence » et, avec le bouleversement à les lire, « le surcroît de vie » qu’elles lui insufflent.

     

    Les billets de Colo, Claude, Dominique (2013), Aifelle, Niki (2017) qui ai-je oublié ?