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Textes & prétextes - Page 626

  • Mal famées

    Les commentaires d’Anne-Marie Garat sur un vieil appareil photographique m’ont incitée à la lire : parmi les titres proposés à la bibliothèque Sésame, Les mal famées, moins connu que son passionnant Dans la main du diable. Ce roman publié en 2000 commence avec la découverte d’une petite maison d’angle, dans une impasse abandonnée : « Une maison comme celle-là, nous n’en voulions pas. Marie disait : sache-le, une maison, c’est le poison. Le toit et les caves sont sources de contrariétés. Il nous faut un appartement. » Marie Chassagne, la cinquantaine, est cordon-bleu ; pour Lise, couturière repasseuse, « sa nouvelle mère ». Mais le gérant les a bientôt mises dans sa poche. En voyant Lise tout émue par cette ébauche de nouveau foyer, Marie loue la maison de l’impasse, elle qui a
    déjà trop longtemps vécu seule.
     

    Paris sous la neige par Roger-Viollet (1944).jpg
    © LAPI / Roger-Viollet sur http://www.parisenimages.fr/fr/

     

    A quatre ans déjà, ses parents paysans l’envoyaient garder des chèvres ou gaver des canards. Puis ils l’avaient placée comme bonne chez des bourgeois de Biarritz, « la chance de sa vie ». Là, pour la première fois, Marie avait vu la mer. Et un cuisinier hongrois, Jozsef Babits, avait pris en affection cette petite « idiote des montagnes » venue du Béarn. Au grand étonnement de Marie, le militaire qui les emploie, aux yeux et aux oreilles très sensibles, et qui aime trousser les filles, se métamorphose lors de ses réceptions en « homme de grande vie ». Quant à Babits, véritable artiste de la cuisine, « sous ses dehors de personne déplacée, c’était une crème d’homme, une sauce à la malvoisie, un baba au rhum. » Il a perdu une petite fille de dix ans et Marie lui ressemble. Il l’initie par amitié à l’art de cuisiner, dont elle fera son métier.

     

    Emmenée un jour à Paris, avenue de Wagram, par M. Reutlinger, elle s’adonne à cet « art ingrat, toujours à recommencer pour régaler les gens. » La voilà bientôt
    chef de petites souillons. La deuxième guerre éclate, son patron se cache. Elle va travailler chez les Johnston. C’est là qu’elle adopte spontanément la jeune Lise toujours aux aguets du courrier d’un fiancé « caché dans les bois » pour échapper au STO. Et quand la mère de Marie s’éteint, elles vont ensemble chercher ses meubles : « rien de plus beau et de plus utile que le ménage d’une vieille du Béarn. »

     

    Lise, dix-huit ans, prend tout de ce que lui donne Marie, y compris ses souvenirs. Cette maison devient leur premier « chez soi » : « nous nous tenions chaud par nécessité, en cet hiver de grand faim et froid », c’est l’hiver 1942. Elle croit lui
    faire plaisir en achetant d’occasion une cuisinière à charbon en échange de ses économies, cause de leur première dispute. Pour Marie, c’est une mauvaise affaire, elles n’ont pas les moyens de se procurer du charbon, mais Lise retourne chez le revendeur, obtient de sa femme un tuyau de rechange et, après lui avoir recousu un vieil édredon, de quoi se chauffer un peu.

     

    Les « mal famées » sont deux pauvres femmes qui ont servi toute leur vie sans rien avoir à elles. Dévouées : quand Reutlinger leur apporte une valise à cacher dans leur cave, elles acceptent sans aller y regarder ; lorsque la fille de Johnston fait une fausse couche la veille de Noël, elles nettoient tout sans rechigner, en plus de la charge du dîner raffiné à préparer. Ce soir-là pourtant, le maître a un mot de trop : Marie, excédée par son mépris, rend son tablier. Commence alors une vie étrange, inoccupée, à la maison de l’impasse. Dans le quartier en ruine qui semblait déserté par ses habitants, les apparences se révèlent mensongères. Un volet toujours baissé, une nuit, se lève brièvement. Autour d’elles, on se cache sans doute. Bientôt au bout de leurs maigres réserves, elles crient famine et finissent par sortir dans le grand froid à la recherche de Dieu sait quoi. Lise, voyant Marie au bord de la crise d’inanition, l’emmène chez Fréhel, la femme du marchand d’occasions, qui les accueille comme des anges providentiels : il y a un cadavre chez elle, et une petite fille cachée dans un placard, dont elle ne sait que faire. Et de la soupe chaude.

    C’est un film noir et blanc qu’Anne-Marie Garat fait défiler devant nos yeux dans Les mal famées, aux heures sombres de la guerre et de la pauvreté, aux taches claires des tabliers de bonne et de Paris sous la neige. « Sous la pellicule des choses, la vie est un chaos risible du oui et du non tirés au hasard de leurs dés par les dieux féroces. » Féroces, oui, les mal famées le seront aussi, si on les pousse à bout.

  • Petits matins

    « Tôt le matin, la cuisine m’appartenait exclusivement. Je faisais le thé. Je disposais sur la table le nécessaire du petit déjeuner, sans cesser de parler tout seul. Avec moi-même, ou avec d’autres : mon père, ma mère, mes professeurs, ma tante ou ma grand-mère. Les personnages de mes petits matins étaient comme j’aimais qu’ils fussent : mon père courtois et affable, ma mère riant tout le temps, mes professeurs indulgents. Ma tante et ma grand-mère éprouvaient pour ma mère de l’affection. Moi, j’avais des réponses justes et raisonnables pour chacun. »

    Zoyâ Pirzâd, Un jour avant Pâques

    Maamoul de Pâques sur Paperblog.jpg

     

  • Pâques en Iran

    Traduit du persan (Iran), Un jour avant Pâques de Zoyâ Pirzâd (2008) raconte l’histoire d’une famille d’abord installée au bord de la mer Caspienne puis à Téhéran. Edmond Lazarian a grandi dans une maison mitoyenne avec l’église et l’école arméniennes. A douze ans, il est surtout l’ami de Tahereh, la fille du concierge de l’école – son père ne voit pas d’un bon œil qu’il fréquente une famille musulmane. Quelques jours avant Pâques, lorsque les orangers de la cour intérieure fleurissent,
    il capture une coccinelle : la légende dit qu’à la première coccinelle aperçue, on peut faire un vœu qui sera exaucé avant Pâques. Toute la journée, il se tracasse en classe,
    il a oublié de trouer la boîte d’allumettes et craint pour la vie de sa prisonnière. Et comme son père, à la sortie de l’école, l’oblige à l’accompagner chez le coiffeur, au retour, il est trop tard. La coccinelle est morte, et l’enfant en pleurs.
     

    Miniature arménienne.jpg

     

    Ainsi commence l’évocation d’une enfance marquée par la culture arménienne – Madame Grigorian, une amie de sa grand-mère, en est la dépositaire respectée, « la seule Arménienne de la ville à avoir vu l’Arménie ». Au cimetière de l’église, où il est interdit de jouer, mais dont Tahereh qui est un peu sorcière aime faire un terrain de cache-cache, Edmond est particulièrement impressionné par la tombe « de la femme du marchand ». A la mort de son mari, celle-ci s’est fait sculpter en train de lire, grandeur nature, pour lui tenir compagnie – avant de partir avec le sculpteur. Mais
    « la plus belle femme du monde », pour le garçon, c’est la mère de Tahereh, grande et mince, discrète, malheureuse victime des mauvais traitements de son époux. Edmond l’aperçoit un jour, en larmes, qui se confie au directeur de l’école dans sa pièce « pleine de livres ».

     

    Dans la deuxième partie du roman, un jour avant Pâques, Alenouche, la fille d’Edmond, annonce à ses parents qu’elle va se marier avec Bezhad, ce qui laisse sa mère Marta sans réaction. Heureusement, se dit le père, que sa grand-mère est morte : épouser un non-arménien ! Depuis l’enfance, sa fille se montre rebelle à la religion. Edmond est maintenant le directeur de l’école, mais se laisse remplacer de plus en plus souvent par Danik, la surveillante-générale, devenue la meilleure amie de Marta. A la naissance d’Alenouche, sa femme qui s’entendait particulièrement bien avec la grand-mère d’Edmond avait reçu d’elle sa bague de fiançailles en diamant.

     

    Si le récit, de chapitre en chapitre, change de génération, Zoyâ Persâd intègre dans chacun d’eux de multiples flash-backs. Par exemple, Edmond se souvient des disputes entre ses propres parents et du jour où sa mère avait récupéré une armoire et un lit pour les installer dans un débarras non loin de sa chambre de garçon : ce serait dorénavant la chambre de sa mère, ornée avec soin, une pièce très agréable où il aimait à se tenir près d’elle. Quant à Bezhad, l’étudiant dont Alenouche ne cesse de faire l’éloge, à sa première invitation chez eux, il déclare : « Il n’y a qu’une seule chose que je ne tolère pas, c’est l’intolérance. » Pas étonnant qu’il s’entende avec sa fille qui, du haut de ses six ans, avait un jour répliqué à sa mère : « Maman, je n’ai pas la patience d’écouter tes sermons ! » Les souvenirs d’Edmond envahissent de plus en plus le récit, concernant sa mère, son enfance, son mariage, les déménagements.

    Au dernier chapitre, c’est à nouveau la veille de Pâques – le moment le plus fort de la religion arménienne. Sa femme Marta n’est plus, ni sa mère qui lui avait offert, le jour de sa réussite au baccalauréat, un stylo-plume avec un flacon d’encre verte parce qu’elle aimait « tout et tous ceux qui se distinguent ». Alenouche s’est éloignée, mais Danik est toujours là pour fêter Pâques avec lui et lui donner un cadeau, un geste que Marta faisait si bien, elle qui avait toujours le cadeau approprié pour chacun, alors qu’Edmond ne sait jamais quoi offrir. Il y a beaucoup de délicatesse et de sensibilité dans Un jour avant Pâques, une délicieuse incursion dans les rituels et dans l’intimité d’une famille arménienne qui évolue avec son temps, mais garde ses traditions les plus précieuses.

  • Cuillères

    « Sans compter les énormes bénéfices réalisés sur le trafic des cuillères.
    Le Lager n’en fournit pas aux nouveaux venus, bien que la soupe semi-liquide qu’on y sert ne puisse être mangée autrement. Les cuillères sont fabriquées à la Buna, en cachette et dans les intervalles de temps libre, par les Häftlinge qui travaillent comme spécialistes dans les Kommandos de forgerons et de ferblantiers : ce sont des ustensiles pesants et mal dégrossis, taillés dans de la tôle travaillée au marteau et souvent munis d’un manche affilé qui sert de couteau pour couper le pain. Les fabricants eux-mêmes les vendent directement aux nouveaux venus : une cuillère simple vaut une demi-ration de pain, une cuillère-couteau, trois quarts de ration. Or, s’il est de règle qu’on entre au K.B. avec sa cuillère, on n’en sort jamais avec. Au moment de partir et avant de recevoir leurs vêtements, les guéris en sont délestés par les infirmiers, qui les remettent en vente à la Bourse. Si on ajoute aux cuillères des guéris celles des morts et des sélectionnés, les infirmiers arrivent à empocher chaque jour le produit de la vente d’une cinquantaine de ces objets. Quant à ceux qui sortent
    de l’infirmerie, ils sont contraints de reprendre le travail avec un handicap
    initial d’une demi-ration de pain à investir dans l’achat d’une nouvelle cuillère. »

    Primo Levi, Si c’est un homme (Chapitre 8 – En deçà du bien et du mal)

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  • Souvenirs de guerre

    Ma mère m’a raconté bien des choses de la guerre. J’ai dit comment à la suite de son frère Hilaire Gemoets, elle était entrée dans la Résistance. 

    Promenade à Duisburg (novembre 2009) - le kouter.JPG


    Au printemps 1944, il avait beaucoup plu pendant plusieurs jours. Occupée à la cuisine, ma mère entend un avion qui vole vraiment très bas. Tout le monde sort dans la rue. L’avion repasse, un Thunderbolt américain, un avion de chasse. Maman se précipite vers la plaine d’aviation provisoire qui servait de piste de secours aux avions en détresse. Là, rien. Mais en remontant en bout de piste, elle voit l’avion, caché par la ferme d’E. Schroeven tout près, les roues en l’air. Avec un autre, le fermier finit de déterrer le pilote, choqué, mais qui n’a finalement qu’une grosse bosse au front. Comme il parle aux hommes qui ne le comprennent pas, maman lui adresse la parole en anglais, ce dont il est très content. Il voudrait téléphoner, mais le téléphone le plus proche se trouve à deux kilomètres. A pied, il passe d’abord à la maison où elle lui lave sa blessure et où sa mère lui prépare de l’ersatz de café, qu’il n’arrive pas à boire. Puis ils vont à la laiterie, au village, là elle demande au téléphone le champ d’aviation de Brustem où se trouvait une escadrille américaine. Quand elle a dit qui elle était, on lui a répondu : "Yes, we know you.
    You are the only english speaking family over there."

     

    Maman avait suivi des cours d’anglais à Louvain pendant la guerre, dans un institut privé, à défaut d’avoir pu étudier à l’Ecole Normale comme elle l’aurait souhaité. Son père était un homme très curieux de tout et faisait partie d’un club d’espéranto. Il n’avait pu faire des études mais avait commencé son service militaire près de la frontière allemande, et appris ainsi un peu d’allemand. Grâce à cela, un jour de la Grande Guerre où les Allemands avaient rassemblé des gens dans une maison à laquelle ils comptaient mettre le feu, il s’était adressé à l’officier dans sa langue. On ne sait pas ce qu’il lui a dit, mais tout le monde a pu sortir. Grâce à lui, disait-on. Il fut le seul de quatre enfants à survivre à la grippe espagnole.

     

    Revenons à la deuxième guerre. Un autre souvenir terrible : un jour de beau temps, maman décide d’aller chez sa tante Emily à Onze-Lieve-Vrouw Tielt, à environ sept kilomètres, pour chercher du ravitaillement sans doute (on ne se déplace que quand il le faut, la guerre n’est pas finie et régulièrement des combats aériens opposent alliés et Allemands). De loin, elle voit quelques bombardiers qui reviennent d’Allemagne. Sur la chaussée de Louvain, il lui est facile de les suivre du regard. Un des avions est à la traîne, ce qui cause sa perte. Des chasseurs allemands ont commencé à tourner autour et à le mitrailler. Un moteur a pris feu, puis le deuxième. Un parachute blanc s’est ouvert, un autre, cinq en tout. Donc deux hommes n’ont pu sauter, sans doute blessés. Mais l’horreur, ce fut de voir les chasseurs allemands tourner autour des hommes en parachute et tirer sur eux. Ma mère a pleuré tout le long du chemin et sa tante n’a pas pu la consoler.  

     
    Promenade à Duisburg (novembre 2009) - les chevaux.JPG

     

    « Josée », le nom de ma mère dans la Résistance, se chargeait du courrier, le plus souvent à vélo. Une après-midi, elle va chercher un colis chez un inconnu, qui lui donne le mot de passe. Sur le chemin du retour, sur la route de Louvain, le pneu avant de son vélo éclate. Moment de panique. En plus des lettres, elle transporte quelques grenades et deux pistolets. Un contrôle de la Sicherheitspolizei (qui supervisait la Gestapo) est toujours possible, partout. Elle finit par trouver quelqu’un qui lui répare son pneu et rentre sans incident.

     

    Quelques semaines plus tard, elle doit partir subitement : son frère lui donne une lettre à porter à un officier du Quartier Général de la gendarmerie à Etterbeek, en mains propres. Elle attrape le tram à la grand-route, de justesse ; plusieurs contrôles de la Sicherheitspolizei entre Assent et Louvain l’ont sérieusement énervée. Elle ne connaît pas le contenu de la lettre mais Hilaire a dit que c’était très important. Elle doit rentrer sans faute avant vingt-deux heures ou trouver un abri quelque part, après cette heure on ne peut circuler en ville sans permis spécial. Mais elle rate la correspondance à Louvain et n’arrive sur place que vers vingt heures.

     

    Au corps de garde d’Etterbeek, on la fait attendre une demi-heure. Elle entend tout à coup des bruits de voitures et de bottes et des ordres criés à haute voix. L’officier qu’elle doit voir arrive, prend la lettre et lui dit : « Sauvez-vous vite, c’est une rafle », puis s’encourt. Dans la rue, des Allemands en uniforme armés de fusils ont coupé le trafic, peu dense à cette heure-là. Ma mère s’attend à être arrêtée mais personne ne
    lui adresse la parole. Soulagée, elle marche le long du boulevard mais la nuit tombe. Le plus vite possible, elle se rend chez des connaissances où elle se réfugie juste après le couvre-feu.
     

    Promenade à Duisburg (novembre 2009) - le clocher.JPG

     

    En juin 1944, après l’arrestation de son père, elle s’est sauvée à vélo avec sa petite valise, à travers champs, dans la lueur de l’aube naissante, pareille à un rêve étrange. Comme sa mère le lui a demandé, elle va d’abord prévenir les frères Jonckers, également résistants. Là on la fait entrer, on lui donne du café. Les hommes ne sont pas à la maison. Une heure plus tard, elle se remet en route pour aller chez une amie d’Hilaire à Diest. Sa maison se trouvait juste à l’angle du petit pont qui enjambe le Demer, en face de l’entrée du pensionnat. Dans la Demerstraat, où elle a fréquenté l’école avec sa sœur, elle aperçoit de loin des voitures. A sa droite, la porte d’une maison s’ouvre : « Mademoiselle, vous n’êtes pas une fille Gemoets ? N’allez pas plus loin, votre papa se trouve dans une des voitures et aussi un de vos frères. » Maman ne connaît pas cette femme mais ne se pose pas de questions et fait demi-tour.

     

    Après un long temps d’hésitation, elle décide de rentrer chez elle où sa mère lui raconte que, quelques minutes après son départ, les Allemands sont revenus à sa recherche. Heureusement, grâce à cette inconnue, elle leur a échappé. Plus question de rester à la maison dorénavant. Les deux premières nuits, elle dort dans le foin au-dessus d’un hangar. Le troisième jour, sa mère lui fait parvenir un billet : quelqu’un viendra la chercher. John Vandevloed, le propriétaire d’une pension de famille non loin de l’abbaye d’Averbode, l’emmène chez lui à la tombée du jour. Elle partage la chambre de sa fille Marie-Louise et donne un coup de main à celle-ci pour dresser les tables – il y a entre trente et quarante pensionnaires. On la fait passer pour une nièce.

     

    L’hôtel était plein de vacanciers, surtout de la région d’Anvers. Dans cette pension de famille dont la nouvelle aile avait été réquisitionnée par des officiers allemands, certains d’entre eux sont visiblement fatigués et découragés à la fin de la guerre ; d’autres, fanatiques, menacent de revenir avec des armes nouvelles. Ma mère apprendra plus tard que s’y cachaient aussi des Juifs. C’est là qu’elle se trouvait le 3 septembre 1944, le jour où son frère a été fusillé – ce dont elle reste à jamais inconsolable.

     

    Quand son père est revenu du camp de concentration en juin 1945, tout le village est passé à la maison pour témoigner sa sympathie, une longue file qui entrait par devant et sortait par derrière. Mais mon grand-père ne voulait parler ni de la guerre ni des camps, où les prisonniers mis au travail sabotaient la fabrication des V2, sauf avec un ancien déporté de la région d’Anvers qui venait lui rendre visite. Il ne supportait plus qu'on jette des restes de nourriture et exigea longtemps de manger avec la cuiller de métal tordu qu’il s’était fabriquée là-bas, à l’exclusion de toute autre. C’est en lisant Si c’est un homme de Primo Levi que maman comprendra beaucoup plus tard cet étrange attachement à un objet qui agaçait ma grand-mère. Trois ans après le retour d’Allemagne de mon grand-père, une infirmière allemande qui l’avait soigné à Weimar, à sa sortie du camp, est venue le visiter chez lui avec son mari : elle lui a rapporté son chapelet qu’il avait oublié là-bas. "Ecris-le aussi, me dit maman, c’est tellement beau." 

    Pour conclure ces souvenirs de guerre rédigés par « devoir de mémoire », une dernière anecdote. Un commandant de bord américain, que maman avait vu tomber du ciel un jour de l’hiver 44/45, dans le verger, et qui avait été accueilli chez eux, lui avait remis son parachute en souvenir. Quand fut fixée la date de son mariage avec un jeune aviateur wallon qui venait d’obtenir « ses ailes » à la R.A.F., sa mère et ses sœurs ont mis des heures à découdre les coutures très serrées de ce magnifique parachute blanc, très fin, avec un reflet argenté, dont une couturière allait faire sa robe de mariée. Le 8 septembre 1948, je peux encore le voir sur une photo ancienne, maman resplendit au bras de papa dans sa robe en soie de parachute. La paix l’a emporté sur la guerre.