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états-unis - Page 7

  • Inhibitions

    vivian gornick,attachement féroce,récit,autobiographie,littérature anglaise,etats-unis,apprentissage,new york,famille,culture,relations« Quand nous nous arrêtons devant une vitrine, comme à cet instant, nous devons bien reconnaître que certaines femmes réfléchissent à leur tenue, et nous mesurons alors notre propre incapacité commune, incarnant alors ce que nous sommes souvent : deux femmes aux inhibitions étonnamment proches, liées parce qu’elles ont passé toute leur vie ou presque dans l’orbite l’une de l’autre. A des moments comme celui-ci, notre rapport mère-fille sonne comme une note étrangère. Je sais que c’est parce que nous sommes mère et fille et que nos réactions sont la même image inversée dans un miroir, et pourtant le mot filial ne me semble pas approprié. Au contraire, l’idée de famille, d’une vie de famille, nous déconcerte : elle soulève des doutes chez elle autant que chez moi. Nous sommes tellement habituées à nous voir comme deux femmes mal préparées à la vie, socialement inadaptées (elle veuve, moi divorcée), incapables à jamais d’avoir une vie de famille. Et pourtant, devant ce magasin, la « vie de famille » semble être un fantasme pour elle autant que pour moi. Les vêtements exhibés là me donnent l’impression que nous sommes dans la confusion sur notre identité profonde, et sur la façon de parvenir à nos fins. »

    Vivian Gornick, Attachement féroce

  • Mère et fille

    Vivian Gornick (née en 1935) a écrit Attachement féroce (Fierce Attachments : A Memoir) en 1987, longtemps avant La femme à part, même si les traductions françaises par Laetitia Devaux ont été publiées dans la foulée (2017 et 2018) aux éditions Rivages. Cette fois encore, une belle photo en noir et blanc en couverture, d’une femme et d’une fillette regardant New York d’un bateau, on les imagine mère et fille.

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    C’est bien de cette relation-là qu’il s’agit dans ce texte autobiographique de l’écrivaine américaine. A un peu plus de cinquante ans, elle remonte le temps pour parler de sa mère et elle dans l’immeuble du Bronx, où elle a habité de six à vingt et un ans (« vingt logements, quatre par étage »). Presque tous ses souvenirs sont liés aux femmes qui vivaient là, « toutes vulgaires comme Mrs Drucker ou féroces comme ma mère ».

    « Et moi, la fille qui grandissait en leur sein, je me construisais à leur image, je les inhalais comme du chloroforme versé sur un tissu que l’on m’aurait plaqué sur le visage. J’ai mis trente ans à comprendre combien je les comprenais. » (Un blanc.) « Ma mère et moi marchons dans la rue. Je lui demande si elle se souvient des femmes dans cet immeuble du Bronx. « Bien sûr », me répond-elle. Je lui explique que, selon moi, c’est la tension sexuelle qui les rendait folles. « Absolument, dit-elle sans ralentir le pas. (…) »

    Et la voilà qui évoque Drucker, Zimmerman, Nessa… « Je n’ai pas de bonnes relations avec ma mère et, à mesure que nos vies avancent, il semblerait que ça empire. Nous sommes toutes deux prisonnières d’un étroit tunnel intime, passionné et aliénant. Parfois, pendant plusieurs années, l’épuisement prédomine, et il y a une sorte de trêve entre nous. Puis la colère ressurgit, brûlante et limpide, érotique tant elle force l’attention. En ce moment, ça ne va pas. »

    Si ces passages dans les premières pages vous parlent, ce livre est pour vous. Quelle que soit la relation que nous avons, que nous avons eue, avec notre propre mère, nous savons qu’elle contient les clés de notre propre vie. Vivian Gornick jette un regard assez impitoyable sur la sienne, à qui elle reproche de s’être drapée dans son statut de veuve inconsolable à la mort de son mari et, éternelle dépressive, de vouloir toujours focaliser l’attention sur elle-même.

    Si Attachement féroce est principalement consacré à leurs rapports entre mère et fille, souvent conflictuels mais dans une grande proximité persistante, c’est aussi un récit d’apprentissage sans complaisance. Vivian Gornick y raconte son éducation de jeune fille juive d’un milieu très modeste, sa formation dont sa mère est très fière tout en rejetant ses discours trop intelligents, ses premiers pas hésitants avec les hommes – ceux qu’elle choisit sont forcément critiqués par sa mère. On y découvre aussi à quel point il lui importe d’être lucide, de dire et d’écrire les choses avec justesse.

    « Mais c’est en écrivant ces mémoires, la cinquantaine passée, qu’elle s’est sans doute libérée du fardeau de sa mère, tellement désemparée à la fin de sa vie que sa fille en aura « le cœur fendu », comme si elle lui pardonnait. Attachement féroce est un récit d’une sincérité désarmante, d’une lucidité tragique, un condensé explosif de frustrations et de rancœurs, d’amour maladif et de haine irrationnelle. » André Clavel (Le Temps, 24/3/2017)

  • Pourquoi elle écrit

    Je referme Dévotion (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, 2018) avec un sentiment ambivalent : Patti Smith n’y atteint pas la grâce de ses textes précédents, mais j’aime ce qu’elle raconte ici de l’écriture. C’est son véritable sujet, montrer pourquoi et comment elle écrit. Le choix des photographies qui accompagnent ses textes le montre clairement : en frontispice, une photographie de manuscrit ; trois pages de sa main pour terminer (« Ecrit dans un train »).

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    Vidéo : « Patti Smith sous influence française » (Entrée libre, 21/12/2018)

    Le préambule l’annonce : « L’inspiration est la quantité imprévue, la muse qui vous assaille au cœur de la nuit. La flèche vole et on n’est pas conscient d’avoir été touché, on ignore qu’une multitude de catalyseurs, étrangers les uns aux autres, nous ont clandestinement rejoint pour former un système à part, nous inoculant les vibrations d’un mal incurable – une imagination brûlante – à la fois impie et divin. »

    « Esprit, mode d’emploi » s’ouvre sur la bande-annonce d’un film, Risttuules : La croisée des vents, « le requiem de Martti Helde pour les milliers d’Estoniens déportés en masse dans les fermes collectives de Sibérie au printemps 1941. » Ces images font naître une « ligne mentale » vers « une forêt de sapins, un étang et une petite cabane en bois ». Quelque chose d’autre en sortira.

    Elle lit Accident nocturne de Modiano, emporté au café du coin le lendemain matin. Voilà le fil conducteur de Dévotion : un voyage en France où elle est invitée par son éditeur français, des « rencontres avec des journalistes pour parler écriture. » Dans sa valise, un livre sur Simone Weil et Un pedigree de Modiano.

    A Saint-Germain-des-Prés, les souvenirs d’un voyage avec sa sœur en 1969 – elles avaient vingt ans – se mêlent à ses promenades, sur les traces des écrivains français, déjà. Sur l’écran, dans sa chambre d’hôtel, elle regarde du patinage artistique, soufflée par une patineuse russe de seize ans d’une concentration absolue – « Dans mon sommeil, le génie combine, régénère. […] J’escalade le flanc d’un volcan sculpté dans la glace, la chaleur émanant du puits de dévotion qu’est le cœur féminin. »

    Visite chez Gallimard. Marches dans Paris. Voyage avec un ami à Sète, où ils cherchent la tombe de Valéry. Sur une tombe ancienne, elle remarque le mot français « DEVOUEMENT » que son ami lui traduit par « Dévotion » (sic). Vous l’avez compris, le mot du titre fait son chemin dans le récit.

    Patti Smith passe d’une chose à l’autre, traversée par des émotions de lectures ou de choses vues. « Le plus souvent, l’alchimie qui produit un poème ou une œuvre de fiction est dissimulée dans l’œuvre elle-même, voire incrustée dans les stries enroulées de l’esprit. » Ainsi naît « Ashford », un poème sur la tombe de Simone Weil. Ensuite vient « Dévotion », l’histoire d’une jeune fille remarquée par un homme dans la rue, qui la suit dans le tramway puis à pied jusqu’à un étang gelé près d’un bois, où il la regarde chausser des patins à glace et évoluer avec un art surprenant.

    Ainsi commence cette nouvelle, l’histoire d’Eugenia, qui a grandi là tout près avec sa tante Irina. Peu avant ses seize ans, celle-ci l’a laissée seule. Plus rien ne compte pour elle que l’art de patiner. Elle en parle dans son journal intime où elle reconstitue aussi son passé : fille d’un professeur d’université, elle est née dans une maison « avec un superbe jardin dont [sa] mère s’occupait avec une grande dévotion. »

    Avant d’être expulsés de leur village, pressentant le danger, ses parents l’ont confiée à la belle Irina, la jeune sœur de sa mère, qui allait quitter le pays avec un homme « deux fois plus âgé et très riche ». Après la mort de celui-ci, Irina et Eugenia se sont installées dans une maison reçue en héritage, à la lisière de la forêt. Eugenia, à son tour, est aimée par un homme « transpercé » par sa grâce, qui lui offre des cadeaux puis l’emmène avec lui. Un conte d’amour et de mort.

    « Un rêve n’est pas un rêve » reprend la question : « Pourquoi est-on poussé à écrire ? » Patti Smith raconte en huit pages son voyage à Lourmarin, à l’invitation de Catherine, la fille de Camus, qui lui offre l’hospitalité. Un très beau cadeau lui est fait là, qui mène à une réponse. Ces pages-là sont superbes.

    Dans Diacritik (un entretien où tout est révélé, je vous le déconseille si vous envisagez de lire Dévotion), Patti Smith résume son livre ainsi : « C’est quelque chose que j’ai aussi appris du Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, qui est un de mes livres préférés. C’est un jeu d’interconnexions avec des étapes, des pierres de gué qui peuvent être des notes de musique, des mots, des images qui se développent et étendent la conscience et la sensibilité des joueurs, sans recours aux drogues… J’adore ces connexions et c’est vraiment le sujet de Dévotion. »

  • L'amitié

    vivian gornick,la femme à part,récit,littérature anglaise,etats-unis,new york,culture« Au meilleur de soi-même. Pendant des siècles, ce fut le concept clef de toute définition de l’amitié : l’ami est un être vertueux qui s’adresse à la vertu elle-même. Combien ce concept nous est à présent étranger, nous autres enfants de la psychanalyse ! De nos jours, nous ne cherchons pas à voir, encore moins à affirmer, le meilleur de nous-même en l’autre. Au contraire, c’est la transparence dont nous faisons preuve envers nos émotions négatives – la peur, la colère, l’humiliation – qui stimule les liens de l’amitié contemporaine. Rien ne nous attire davantage vers quelqu’un que la sincérité avec laquelle nous affrontons notre plus grande honte en sa présence. Coleridge et Wordsworth craignaient de se livrer. Nous adorons ça. »

    Vivian Gornick, La femme à part

  • Voix new-yorkaises

    Une femme en imper traverse une rue sous la pluie : la photo de couverture m’a fait mettre la main sur La femme à part de Vivian Gornick. Cette New-Yorkaise, « critique littéraire et écrivain », raconte dans The Odd Woman and The City (2015, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laetitia Devaux) ses déambulations en ville, ses rencontres et observations, ses lectures. Dans ce livre de souvenirs (« a memoir »), les détails personnels ont été modifiés, précise-t-elle, la chronologie, des personnages et des scènes sont « composites ».

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    Leonard, « un homme gay et spirituel », est son interlocuteur privilégié : « Leonard et moi partageons le même goût pour la politique du préjudice. Le sentiment exalté d’être né dans un ordre social préétabli et injuste flambe en nous. » Depuis plus de vingt ans, ils se voient une fois par semaine pour une promenade, un café, pour parler surtout. « L’image de soi que chacun projette sur l’autre est l’image mentale que nous avons de nous – celle qui nous permet de nous sentir complet. » Tous deux ont le même problème : « un net penchant pour le négatif ».

    Avec une grande liberté de ton, cette femme à part – « odd » signifie « étrange, bizarre », on lira plus loin d’où vient le titre – rend compte de leurs conversations, les commente. Elle met par écrit les paroles, les échanges, les gestes dont elle a été témoin dans la journée. On parle, on se parle beaucoup dans les rues de New York qu’elle fréquente, elle écoute, elle intervient. C’est sa vision d’« une ville où aucun de nous ne va nulle part, car nous sommes déjà là, nous autres les éternels spectateurs du poulailler qui arpentons ces artères misérables et merveilleuses à la recherche de notre reflet dans les yeux d’un inconnu. » Elle se sent proche de Samuel Johnson marchant dans Londres au dix-huitième siècle « pour apaiser sa dépression chronique ».

    Vivian Gornick a grandi dans le Bronx en rêvant de Manhattan, le centre du monde dont elle se sentait alors très loin. A quatorze ans, elle a commencé à prendre le métro pour « parcourir Manhattan de long en large, tard les soirs d’hiver ou dans la chaleur de l’été. » Rentrée dans le Bronx, elle attendait que sa vie commence. « Dès que je serais assez grande, New York m’appartiendrait. »

    « Les trottoirs de cette ville sont couverts de gens qui tentent d’échapper à l’emprisonnement de la mélancolie pour embrasser la promesse de l’espoir. A certains moments, New York semble chanceler sous l’impact. » De sa mère, elle a hérité une conception tchekhovienne de l’existence. Surtout après la mort de son père – « la bonne personne » que sa mère avait eu la chance d’épouser –, celle-ci ressentait une insatisfaction perpétuelle. « Moi, j’errerais pour le reste de ma vie dans le purgatoire de l’exil volontaire, toujours en quête de la bonne personne à qui parler. » Fatiguée de chercher « l’Amour avec un grand A, le Travail avec un grand T », elle lit, écrit, finit par épouser un scientifique : un bon camarade, un certain confort de vie, mais ce n’était pas « le bon », ils ont bientôt divorcé.

    Quelques pages sur l’atmosphère « indescriptible » après le 11 Septembre, sur les gens dans le métro, dans le bus. Ceux dont on découvre la vie en lisant comptent aussi beaucoup dans sa vie, comme Mary Britton Miller « devenue une Femme à part » à vingt-huit ans en s’établissant à New York (1911) « où elle vécut seule et écrivit pendant toute sa longue vie ». Dans ses romans signés Isabel Bolton, « elle s’accommode de la vie parce qu’il y a la ville à aimer », son véritable sujet, selon Vivian Gornick, indissociable de la solitude, angoissante, mais à laquelle les êtres humains comme elle sont réticents à renoncer.

    Elle rend visite à une écrivaine de sa connaissance, qui a été obligée par l’arthrite d’entrer dans une maison médicalisée à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Du confort et des soins attentifs, mais quasi plus personne avec qui parler vraiment – « des bavardages, ça oui, lui dit-elle. Mais une conversation comme celle que nous avons là ? Jamais. » Et pourtant, stoïque, elle s’y intéressait à son entourage, « son goût de romancière pour les bizarreries de l’humanité l’y aidait. »

    Vivian Gornick évoque beaucoup de ces femmes qui font face ou n’y arrivent pas. Comme Constance Woolson devenue l’amie d’Henry James en Italie, suicidée à Venise. Comme Evelyn Scott, une écrivaine des années vingt dont tout moderniste de Greenwich Village connaissait le nom – un bouquiniste amateur tombé en possession de ses lettres, journaux et manuscrits a publié sa biographie (intitulée Pas mal pour une femme) dont elle se régale.

    « A la fin du dix-neuvième siècle, plusieurs génies littéraires ont écrit de grands livres sur les femmes des temps modernes. En l’espace de vingt ans ont paru Jude l’Obscur par Thomas Hardy, Portrait de femme d’Henry James, Diana of the Crossways de George Meredith. Aussi perspicaces que fussent ces romans, c’est Femmes à part de George Gissing qui me parle le plus. J’ai l’impression que ses personnages sont les hommes et les femmes de mon entourage. […] Gissing a trouvé le mot juste : nous sommes les femmes « à part ». » (La traductrice signale dans ses remerciements avoir modifié le titre habituel de la traduction française, Femmes en trop).

    Grande marcheuse (dix kilomètres à pied par jour pendant des années) et grande lectrice, Vivian Gornick restitue de façon très vivante ces moments intenses que sont les rencontres dans le monde et dans les livres. Parmi toutes ces voix new-yorkaises, je n’oublierai pas celle de John Dylan, un grand comédien du Public Theatre qu’elle avait souvent croisé, devenu aphasique après une attaque. Elle raconte une lecture à laquelle il l’avait invitée, dans son appartement, des Textes pour rien de Beckett et conclut, émue et émouvante : « Je savais que je venais d’entendre Beckett – de l’entendre vraiment – pour la toute première fois. »