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ville - Page 8

  • Indépendance

    « J’aime l’indépendance en tout, et je trouve qu’on n’est indépendant en rien à la campagne hors d’entrer et de sortir de chez soi, encore quand le temps le permet. Quant à s’amuser quand on veut, voir des amis, dîner en ville, aller seul ou en compagnie au spectacle, se promener en bonne compagnie, se procurer avec de l’argent tout ce dont on a besoin ou tout ce qui fait plaisir, se faire belle pour l’un et non pour l’autre, et satisfaire ses fantaisies comme et quand on le veut, il n’y faut pas compter dans une solitude, ordinairement loin même d’une petite ville, où l’on est accablé de voisins ou absolument abandonné, où on n’est servi promptement dans ce qu’on veut qu’à prix d’or, et en éreintant de pauvres diables qu’on fait courir jour et nuit. Tout cela est triste. La nature n’est pas bonne à voir de si près, cette belle vie est une véritable déchéance. Cela n’empêche pas que cette éternelle raison ne commande et ne soit obéie, et qu’enfin on ne tire parti des circonstances le mieux possible. Mais on rentre à Paris quand on le peut et c’est ce que je ferai dès que je le pourrai. »

    Constance de Salm (Correspondance - Dyck, 21 septembre 1812)

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    Watteau, Plaisirs du bal
  • C'était dimanche

    Dimanche sans voiture, c’est une tradition à Bruxelles pendant les journées du patrimoine, avec la gratuité des transports en commun. Occupée samedi par le patrimoine familial, j’avais réservé le dimanche pour quelques découvertes, et puis l’imprévu : l’arrivée de deux charmants visiteurs, à vélo, et le plaisir de leur compagnie – cela passe avant tout. C’était l’occasion d’étrenner de jolis bols à thé japonais sur des feuilles en fonte cuivrée, couleur d’automne (nous y sommes). 

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    Pas de circulation ni dans la rue peu passante, ni aux alentours. Les bruits de la ville effacés dès neuf heures et le calme, souverain. De la terrasse, j’entendais soudain parfaitement les cris des mésanges tout près, dans les bouleaux qui perdent leurs feuilles depuis quelque temps déjà, et je les regardais voltiger d’une branche à l’autre. La ville rendue aux oiseaux. Et, bien sûr, aux promeneurs. Le temps radieux de ce dernier week-end de l’été a fait sortir tous les Bruxellois qui aiment et peuvent marcher, rouler à vélo, parcourir la ville débarrassée de la masse automobile. Seuls les avions ont oublié de mettre une sourdine à leurs élans célestes, réveillant le rêve d’une ville qu’ils ne survoleraient pas.

     

    Après le thé et la conversation joyeuse, une balade, tout de même. C’est le jour idéal pour flâner sur les boulevards, que les cyclistes s’amusent à occuper sur toute leur largeur. Beaucoup de couples, de familles, de visages souriants – plus qu’à l’ordinaire. Tiens, une avenue jamais empruntée, des maisons unifamiliales, comme on dit aussi au Québec. Allons-y. Sans le tumulte de la circulation sur les grands axes non loin de là, c’est un coin charmant. Et ce chemin, où mène-t-il ? En haut du talus de la voie ferrée, il circule dans un tunnel végétal à l’arrière de jardins particuliers, protégés par des cloisons en bois ou de hautes haies. Un paradis pour les oiseaux, que les pas des rares promeneurs alertent. Et puis on débouche près d’un pont familier, on prend le chemin du retour.

     

    J’aime tant ces dimanches allègres que je les verrais volontiers se multiplier, un dimanche sans voiture à la fin des quatre saisons par exemple. Sans doute, cela poserait problème à ceux qui doivent travailler le dimanche, se procurer une dérogation pour circuler. J’imagine que certaines personnes seules, ce jour-là, souffrent davantage de ne pas recevoir leurs visiteurs éloignés, mais ce pourrait être l’occasion d’une plus grande sollicitude entre voisins.

     

    Me revient un beau texte de Jean-François Duval, joliment intitulé « Un port à l’aube de chaque lundi » (revue Autrement, 1999) : « La semaine, je sais bien qui je suis : tout le monde me le dit ; ma place dans la société, dans le monde du
    travail me l'indique. Mais dimanche ? Dimanche nous débusque et nous révèle. Alors que la semaine, dans ses discontinuités, nous oblige à des rôles différents, nous divise et nous écartèle, dimanche, qui s'offre dans une durée et une continuité, permet d'effacer ces rôles et de se ressaisir dans son unité et son identité. »

     

    Si j’étais plus douée, je vous mettrais en contrepoint un enregistrement de « Je hais les dimanches », Piaf ou Greco, au choix – en voici les paroles. Certains s’y ennuient, d’autres les redoutent, cela dépend aussi des périodes de la vie. Je suis pour ma part sensible aux charmes du dimanche et de son temps différent. Contre ceux qui voudraient généraliser le travail tous les jours de la semaine et qui prennent hypocritement le parti des consommateurs, ces supposés clients qui deviendraient les travailleurs du dimanche, tôt ou tard, je plaide « la grâce du dimanche »,
    pas forcément chrétienne.

  • Le ciel de Paris

    Julien Green (1900-1998) n’a pas son pareil pour l'élégance des premières phrases. « J’ai bien des fois rêvé d’écrire sur Paris un livre qui fût comme une grande promenade sans but où l’on ne trouve rien de ce qu’on cherche, mais bien des choses qu’on ne cherchait pas. » C’est l’incipit de son Paris, publié en 1983.

     

    « C’est le secret des grandes villes d’offrir des promenades dont le charme est souvent inexplicable, et l’on aura beau me dire que mon contentement est fait de ce que les maisons sont belles et les cours profondes, et vieilles les pierres, il y a autre chose à quoi les mots ne peuvent que faire allusion : une certaine légèreté de cœur que donne la vue d’un arbre auprès d’un toit, ou dans une rue ensoleillée, la subite fraîcheur d’une voûte obscure sous les croisées dédaigneuses d’un hôtel d’autrefois. » « Croisée », joli mot ancien qu’il reprend volontiers, et qui s’accorde au passé présent de sa ville natale.

     

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    « Nous étions de Passy ». Julien Green se souvient des regards qu’il portait, enfant, en remontant vers les hauteurs de son quartier, « les joues prises contre les barreaux des grilles » aux « jardins merveilleux, dont les lointains bleuâtres, comme dans un tableau, allaient rejoindre les rives de la Seine. » Il a vu Paris changer, c’est le propre de tout ce qui vit, mais « demeure stupéfait de ce qu’un quart de siècle a
    pu faire pour priver de son charme cette partie de la ville. »
    Ses souvenirs évoquent avec émerveillement « une exquise venelle du XVIIIe siècle », « des rangées de villas d’une élégance surannée et des jardins conservant comme un trésor leur silence et leurs chants d’oiseaux ».

     

    Un plan de Paris fixé au mur l’aida souvent, écrit-il, « à passer des heures difficiles ». Mais c’est en marchant dans une ville qu’on la sent : « La ville, en effet, ne sourit qu’à ceux qui l’approchent et flânent dans ses rues. » Dans ses promenades, l’écrivain aimait se perdre. La ville alors se donnait. « A moins d’avoir perdu son temps dans une ville, personne ne saurait prétendre la bien connaître. » Il y a le Paris des escaliers, le Paris enchanté, et aussi « la ville sur la ville », le Paris des statues au fronton ou sur les toits des églises, des palais, des grands bâtiments du XIXe siècle. « Paris a de plus cette particularité de se montrer la nuit mieux qu’il ne le fait le jour. » Le ciel, la lumière, sont essentiels à cette magie. « Ce que sait faire le ciel de Paris avec un rien de brouillard et le degré d’obscurité nécessaire m’a toujours confondu de surprise. »

     

    La ville des impressionnistes, comme il l’appelle, est reconnaissable entre toutes. « Il y a dans un paysage parisien quelque chose d’aussi parfaitement indéfinissable que l’expression d’un visage humain. » « Ciel d’avril de Pissarro » ou « crépuscule rose de Lebourg », toile de Manet, Degas ou Monet, il est reconnaissant aux peintres de nous rendre « un Paris heureux, la ville de la lumière ». Parfois l’écrivain s’indigne. C’est « la seule ville où l’on traite ainsi nos frères les arbres ». Il s’émeut du sort de certains marronniers familiers ou du plus vieil arbre de Paris, le robinier de plusieurs siècles près de Saint-Julien-le-Pauvre, église qui « a gardé sa grâce robuste et sa mystérieuse jeunesse » malgré les transformations successives.

     

    Quand il se promenait des grilles du Luxembourg au pont des Saints-Pères, Julien Green pensait de Paris ce que le vieux Samuel Johnson disait de Londres, « à savoir que lorsqu’on est las de ses rues, on est las de la vie ». Il appelle de ses vœux un architecte visionnaire « poète de l’espace » qui « nous donnera enfin la cité du futur, une belle ville capable de séduire ceux qui viendront, comme nous avons été ensorcelés par le Paris façonné peu à peu par les siècles. »