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séparation

  • Acrimonie

    Ferrante les jours Folio.jpg« Ma mère disait à voix basse à ses ouvrières, l’une brune, l’autre blonde : « La pauvrette avait cru que son mari se repentirait et accourrait aussitôt à son chevet pour se faire pardonner. » Au contraire, il était resté loin, prudemment, avec cette autre femme que maintenant il aimait. Et ma mère riait amèrement de l’acrimonie de cette histoire et d’autres en tous points semblables qu’elle connaissait. Les femmes sans amour mouraient vives. C’est ce qu’elle disait tandis qu’elle cousait des heures et des heures et, entre-temps, elle coupait des vêtements sur ses clientes qui, à la fin des années soixante, venaient encore chez elle faire tailler leurs habits sur mesure. Récits, médisances et couture : j’écoutais. Le besoin d’écrire des histoires, c’est là que je l’ai découvert, sous la table, tandis que je jouais. »

    Elena Ferrante, Les jours de mon abandon

  • Pas une femme rompue

    Lire Frantumaglia. L’écriture et ma vie d’Elena Ferrante m’a poussée à ouvrir son deuxième roman, Les jours de mon abandon (2002, traduite de l’italien par Italo Passamonti, 2004). Un jour d’avril, Mario, le mari d’Olga, « tandis que les enfants se chamaillaient comme à l’ordinaire dans une autre pièce », lui annonce qu’il veut la quitter et il s’en va.

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    Olga (la narratrice) se souvient de deux moments où leur vie, en quinze ans de mariage, a déjà été troublée de cette façon, du fait de Mario : après six mois de vie commune et puis cinq ans plus tôt, quand ils habitaient Turin depuis quelques mois et que son mari était attiré par Gina, sa collègue à l’Institut polytechnique, qui leur avait trouvé « un bel appartement donnant sur le fleuve » et avait une fille de quinze ans.

    Au début, Mario revient régulièrement rendre visite à leurs enfants, Gianni et Ilaria. A trente-huit ans, Olga fait front ; il n’est pas question pour elle de ressembler à cette voisine de Naples complètement ravagée par le départ de son mari que sa mère appelait toujours « la pauvrette ». Elle est convaincue, puisque Mario a dit n’avoir rien à lui reprocher, que tout finira par rentrer dans l’ordre. Mais ses visites aux enfants s’espacent, elle sent monter la rancœur et l’angoisse.

    Son désarroi la rend désordonnée, maladroite, et elle décide de mettre son mari « au pied du mur » en l’interrogeant. Elle prépare un repas qu’il aime, mais nerveuse, elle laisse une bouteille de vin lui échapper des mains, puis le sucrier ; elle se coucher avant d’aller chercher les enfants à l’école. Ce soir-là, elle insiste pour savoir s’il y a une autre femme dans sa vie : Mario finit par reconnaître que oui. Puis la situation dégénère : il se blesse la bouche à cause d’un morceau de verre tombé dans la sauce tomate des pâtes et s’en va en hurlant.

    Bouleversée, Olga veut réagir et d’abord sauver les apparences : ne pas laisser voir son désespoir comme « la pauvrette », éviter « de ressembler aux femmes rompues d’un livre célèbre » (La femme rompue de Simone de Beauvoir) que lui avait fait lire son prof de français quand elle avait proclamé, vingt ans plus tôt, qu’elle voulait « être écrivain ».

    Malgré elle, Olga commence à se négliger, se surprend à utiliser un langage obscène, elle qui a toujours veillé à s’exprimer de façon soignée. Elle observe avec terreur comment les choses lui échappent, jusqu’à lui faire craindre d’oublier ce qu’elle a à faire et même ses enfants. Pour se calmer, la nuit, elle écrit des lettres à Mario, et dort le jour. Sa vie devient de plus en plus confuse et les enfants s’en rendent compte.

    Après un appel de Mario sur son portable – la ligne fixe est sans cesse en dérangement –, elle tâche de s’arranger un peu et met l’appartement en ordre pour sa visite, mais la dispute éclate. Il lui faut trouver où il vit Mario avec qui, même si les amis à qui elle a téléphoné sont restés évasifs. Olga se met à errer la nuit, observe leur voisin Carrano rentrer tard dans leur immeuble et trouve par terre son permis de conduire.

    Tous les problèmes domestiques dégénèrent, que ce soit une invasion de fourmis ou qu’Olga se fasse insulter au parc où elle promène Otto, leur chien-loup, qui fait peur aux gens. Après que les enfants, oubliés, sont rentrés seuls de l’école et disent avoir trouvé la porte entrouverte, elle fait changer la serrure. Elle est de plus en plus confuse et sans patience.

    Lorsqu’elle aperçoit un jour Mario et sa nouvelle compagne devant la vitrine d’une bijouterie et qu’elle reconnaît Carla, la fille de Gina, à présent majeure, elle frappe violemment son mari, déchire sa chemise, sans se soucier des gens qui regardent la scène. « Que pouvais-je faire après tout, j’avais tout perdu, tout ce qui était à moi, tout, irrémédiablement tout. »

    Cette dernière phrase du chapitre quinze, à peu près au milieu des Jours de mon abandon, marque le début d’une dérive dans le comportement d’Olga : vis-à-vis de son voisin, de ses enfants, du chien, d’elle-même – qui s’abandonne. Il ne s’agit plus seulement de distraction, d’oubli, mais d’hallucinations, d’une sorte de cauchemar éveillé à côté de sa vie, aux franges de la folie.

    Comme Elena Ferrante l’explicite dans Frantumaglia, il n’était pas question pour la romancière de laisser son héroïne se dissoudre dans l’abandon : au contraire d’Anna Karenine ou d’Emma Bovary, Olga souffre mais lutte, résiste. On ne lâche pas le récit de plus en plus intense de ses débordements et au bout du compte, on verra comment, peu à peu, elle trouve une issue.

  • Les mots

    De Beul Oscar Maternité recadrée.jpg« Ce sont les mots qui reviennent les premiers, non les femmes qui sont parties. Les mots reviennent à pas de loup, aussi silencieux que des papillons noirs. Les mots ne nous trahissent pas. Ils nous effraient, ils nous fuient. Lorsqu’on a vraiment besoin d’eux, ils entrent dans la maison par les fenêtres et par les portes, par le soleil et par la lune, par toutes les lumières des saisons. Ils se glissent partout, dans les chemises, dans les placards, dans les draps. Violemment ils vous accrochent le ventre, vous poussent vers la table. On ouvre un cahier, on attrape un stylo. Ils sont là, précis et rassurants comme une mère.
    Les mots nous sauvent de tout. Ils remontent de si loin. Ils nous viennent de nos mères.
    Les premiers mots d’abord, les plus simples, les plus forts. Le mot maman, le mot amour, le mot caresse. Tous les mots ne sont pas dans le dictionnaire. Les vrais mots sont dans le regard d’une maman, dans son sourire. C’est le sommeil retrouvé, la grande paix de la nuit, les téléphones inutiles, le vol lent et bleu des rêves. Ecrire c’est aimer sans la peur épuisante d’être abandonné. Seules les mères et l’écriture ne nous abandonnent jamais. »

    René Frégni, Elle danse dans le noir

    Oscar De Beul (Schaerbeek, 1881-1929), Maternité, bronze

  • Un lent adieu

    Le titre semble s’accrocher à ma lecture précédente, mais rien d’Elle danse dans le noir (1998) de René Frégni ne ressemble à La danseuse de Modiano. « A ma mère morte. A ma mère vivante » : en lui dédiant son récit, Frégni amorce ce que j’appellerais un lent adieu à celle qui l’a le plus aimé, qui lui a tout donné.

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    « En quatre ans, j’ai perdu ma mère, puis mon père, la femme avec qui j’ai vécu vingt ans m’a dit un soir : « Je n’ai plus de désir pour toi », le lendemain elle partait. » L’été a heureusement commencé en compagnie de sa fille de six ans, mais depuis le premier août, Marilou est partie avec sa mère. « Dans mon appartement silencieux je vis seul, comme ma mère a vécu les dernières années de sa vie, alors que mon père paralysé était dans une maison de retraite. » Son amour pour sa fille est son rempart contre la tristesse. Alors il se remet à écrire « pour apaiser son cœur ».

    Il rêve d’une femme qui partagerait ses nuits. Mais il lui faut raconter le début, ce matin de juillet, cinq ans auparavant, où sa mère, qui était infirmière, lui a dit sa peur. Le gastro-entérologue chez qui il l’avait accompagnée lui avait chuchoté à l’écart la gravité du mal, il fallait l’opérer rapidement, mais à sa mère il avait parlé, rassurant, d’un simple polype à enlever. « J’ai senti que c’était notre dernier été. » Sa mère n’était pas dupe, elle se laissait guider par lui « comme une enfant s’abandonne ».

    Quand lui échoit la dernière chambre disponible à la clinique d’Avignon où on l’a hospitalisée en urgence et où sur l’autre lit, souffre une femme « en phase terminale », un premier cri de révolte de René Frégni ouvre le récit des douloureuses vicissitudes qui ont marqué les derniers mois de sa mère. Tout ce qu’il peut faire pour l’en distraire, la consoler, il le fait, avec une grande tendresse. Sa mère lui raconte son enfance à Moustiers-Sainte-Marie, elle veut le rassurer comme elle l’a toujours fait.

    Il en est malade, perd l’appétit, passe des nuits sans trouver le sommeil, imagine une femme qu’il rencontrerait dans les rues désertes et qui lui parlerait, à qui il ferait l’amour. Ou bien il hurle, met la musique à fond, s’effondre, puis ouvre un cahier, attrape un stylo : « Chaque cahier qui s’ouvre est un berceau calme et blanc. Chaque cahier fait de nous un enfant. »

    René Frégni revient sur les séances d’écriture avec les détenus des Baumettes à Marseille – « les hommes que je comprends le mieux. » Pour Polo, un Corse de cinquante ans sorti de prison il y a quelques mois et qui comptait sur sa visite, il traverse la ville jusqu’au Bar César qu’il tient avec sa femme. Tournée générale. Un Polo bouleversé le présente à tous, et c’est parti pour une série de pastis sans eau, jusqu’à la fermeture. Après, il lui prépare des pâtes et ils restent « sans parler, égarés et heureux dans une nuit et une ville qui n’existaient plus. »

    Tant qu’elle peut marcher, il se promène dans le parc avec sa mère, de plus en plus maigre. Elle le supplie de la ramener chez elle, convaincue que la radiothérapie lui brûle le ventre. Lui, « aveuglé par la peur de la perdre », résiste jusqu’au jour où on la transporte en ambulance à Manosque avec une brûlure au troisième degré dans le dos. Grande colère contre les médecins qui maltraitent les malades et contre ceux qui parlent à leurs proches sans humanité.

    Chez lui, il retrouve cette année-là Marilou dans son petit lit blanc, son bébé qui ramène la paix en lui. Mais près de sa mère, malgré quarante ans de tendresse, il n’ose lui caresser les cheveux ni lui prendre la main. « J’étais devenu un homme ; une forteresse de pudeur. » Les pages les plus douces d’Elle danse dans la nuit décrivent les tendres moments de l’enfance, de la sienne avec sa mère, de sa fille avec lui. Elles alternent avec le récit de la bataille contre la maladie.

    Lors d’un bref séjour à Paris, à la demande de son éditeur, Frégni trompe sa solitude un soir chez un marchand de vin, invite une jeune femme seule à partager sa bouteille ; sensible à son accent du Sud, celui de son enfance, elle accepte et il découvre de près le petit tatouage noir sur sa paupière droite – un cafard ! Elle l’invitera dans sa minuscule chambre de bonne et chantera pour lui en jouant du tampura avant de lui faire l’amour, avec une lenteur inédite.

    L’œuvre de René Frégni est une traversée de la nuit et un chant d’amour. L’histoire d’un fils, l’histoire d’un père. Chaque matin, il conduit Marilou à l’école. Dans leur petite ville, il apercevait régulièrement sa femme avec son nouveau compagnon, le cœur à vif ; elle finit par décider d’elle-même de déménager. On lit le cœur serré le récit de la fin d’une mère aimée, les mots d’un fils qui perd pied, qui vit ce qu’il a toujours craint le plus, sa mort. Elle danse dans le noir lui rend hommage, comme l’avait fait Minuit dans la ville des songes. Comment se perdre et se retrouver, comment continuer à aimer.

  • N'importe où

    Kokantzis Gioconda poche.jpg« Tant que durait l’été, la nuit tardait à venir, et avec elle arrivait l’heure du couvre-feu. Se glisser en douce hors de la maison après cette heure-là ? Nos parents nous l’avaient depuis longtemps interdit à cause du danger. Mais l’été avait un avantage : on pouvait se trouver un coin presque n’importe où, s’asseoir dans les herbes sèches, s’allonger. Nous devenions prudents comme des conspirateurs. Notre comportement dut bien des fois déconcerter nos amis, et je surpris souvent – du moins me sembla-t-il – des regards soupçonneux. »

    Nìkos Kokàntzis, Gioconda