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roman - Page 203

  • Le roman du siècle

    « Un homme rêve de retrouver une femme qu’il a aimée. Un maître espion cherche à recruter une taupe. Leurs chemins se croisent. Cela s’est passé au
    XXe siècle. »
    Ces quatre phrases au dos du roman d’Hédi Kaddour, Waltenberg (2005) respectent les conseils qu’y donne Kappler, le spécialiste de la phrase « mille-pattes », à son ami Lilstein pour les notes à rédiger dans l’action : « Apprenez, jeune Listein, parlez en dernier, dix mots par phrase, pas plus, et quelques phrases seulement. » C’est au chapitre trois, précédé comme les autres par quelques phrases d’annonce plus explicites, les personnages y sont nommés. Hans Kappler, écrivain allemand ; Lena Hotspur, cantatrice dont le nom changera ; Max Goffard, journaliste français ; Michaël Lilstein, espion allemand ; Henri de Vèze, ambassadeur de France – les pièces maîtresses de ce jeu d’échecs qui dure de 1914 à 1991, raconté dans le désordre en quatorze chapitres, sept cents pages étourdissantes.

     

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    L’amitié entre Hans et Max débute en 1914, après la charge de la cavalerie française à Monfaubert, « à l’assaut des rêves allemands ». Hans y voit mourir un compagnon, Max y caresse la tête d’un cheval qu’il a pris par la bride. Tous deux étaient partis au front « pour défendre la civilisation et la culture » contre la barbarie. Après la guerre, Kappler n’a plus envie que d’écrire huit heures par jour à Rosmar – il a abandonné son poste d’ingénieur aux chantiers navals – pour écrire « le roman d’une famille, un roman total, avec le retour du monde dans le roman ». Il lui faut retrouver Lena avec qui, depuis février 1913, il faisait une fois par semaine le voyage de Waltenberg pour sa leçon de chant. L’hôtel Waldhaus, « une folie Belle Epoque, entre château bavarois et rêve démesuré de chalet », au cœur des Alpes suisses, avance son aile nord de vingt mètres sur le vide d’un précipice, Hans refuse d’occuper une chambre de ce côté.

     

    En 1956, Lilstein, quarante-deux ans, est à Waltenberg pour deux rendez-vous importants : il cherche à dissuader Kappler de rentrer en RDA, ce qui n’est pas gagné ; il propose à un jeune Français, Max Goffard, en plein doute à propos du communisme, après Budapest, de travailler pour lui, d’échanger des informations. Lilstein l’incite à dénoncer le communisme publiquement, ce qui lui procurera une excellente couverture, et ainsi à préserver ses deux âmes : « l’âme désenchantée reste au service de l’âme rêveuse et l’aide à ne pas trop trahir ses rêves ».
    Lilstein a été la victime et des nazis et de Staline, il n’a jamais cédé sous la torture. Au Waldhaus, ce « communiste grinçant mais un vrai communiste » multiplie les digressions, détaille pour Max les délices de la Linzer Torte et lui confie des fragments de sa vie d’internationaliste. Sa propre mère, à qui le parti avait offert un joli deux-pièces à Moscou, y est morte d’une pneumonie, son médecin ayant reçu d’en haut l’ordre de ne pas lui donner de pénicilline – « et un jour vous découvrez que le cher parti a fait du pire avec votre meilleur ». 1956, « L’enfance d’une taupe ».

     

    La rumeur d’une taupe au sommet court à Paris en 1978. Max est à présent le secrétaire général du Forum annuel de Waltenberg, où ses rendez-vous avec Lilstein se tiennent désormais dans son appartement « conspiratif ». Ils fêtent le vingt-deuxième anniversaire de leur première rencontre en savourant une Linzer torte. A Moscou, de Vèze, cinquante-cinq ans, a rendez-vous avec Vassilissa, une mathématicienne, la nièce d’un maréchal membre du Comité central, donc on les laisse tranquilles. C’est lors d’un bal à l’ambassade de Grande-Bretagne que le maréchal lui a demandé de faire danser sa nièce et aussi de lui dire du mal des Occidentaux. La découverte d’un traître dans ses services va bientôt mettre de Vèze sur la touche.

     

    Lilstein avait dit à Max : « Morale de l’histoire, pour aller vite, jeune Français, lisez Gogol, comptez avec l’imprévisible, n’appliquez jamais aucune règle de façon trop stricte… » Au dîner de l’ambassade de France à Singapour, en 1965, Max joue le baron Clappique en présence de Malraux et le provoque : « cyanure et caramel, l’envers et l’endroit ». Au cours de cette conversation, où chacun tente d’impressionner l’autre, Max croit avoir trouvé la formule gagnante : « La Condition humaine, c’est la locomotive et le perroquet ! » ; la jeune femme à leur table le reprend : « la locomotive et le kangourou » – Max est bluffé, Malraux ravi. Mais quand Max-Clappique évoque les « lolitas de Mao », l’écrivain change d’humeur ; « près d’un demi-siècle d’amitié et ils sont en train de rompre ». L’ambassadeur est choqué, « on ne parle pas comme ça à Malraux ». La conversation repart :
    « Il faut des années à un écrivain pour écrire avec le son de sa propre voix, traverser la voix des autres… »

    Hédi Kaddour ramène donc le monde dans son roman, des intrigues politiques, des guerres, des manœuvres secrètes, et beaucoup d’idées, de réflexions sur la littérature et le style, de musique. Dans ce roman total que veut être Waltenberg (qui réussit à l’être), les femmes ont une place qui n’est pas limitée aux sentiments. On y décrit des tableaux, des porcelaines, on y skie, on y chante, on y perd sa chaussure en voulant caresser un pied sous la table, on y traverse une chaise peinte avec la jambe en grimpant dans un lit. On s’y connaît en vins, en musique, on y lit de grands textes. La belle Lena continue à faire rêver, même après sa mort. Certains personnages disent « je », à d’autres on dit « vous », de vrais ou faux monologues, le récit explose en facettes et en échos. Au bout du compte, le lecteur envoûté se demande s’il a bien
    tout vu, tout entendu, tout compris – il faudrait relire. Et aussi ce chef-d’œuvre de la littérature allemande, auquel on a pensé en le lisant : La montagne magique.

  • Un halo

    « Un halo complet encerclait la lune, traversé par une bande horizontale de lumière pâle qui couvrait toute la largeur des cieux. La toundra baignée dans un calme ineffable semblait dormir, bercée par cette lumière douce et tranquille. Aucune splendeur scintillante pour éblouir l’œil mais quelque chose de délicat,
    de précieux, presque spirituel.

    De loin en loin, quelques blocs de rochers recouverts d’une fine couche de glace réfléchissaient la lumière de la lune, la piégeant dans ses recoins et ses angles cristallins où elle s’intensifiait.

    Dans le ciel profond se déroulaient les écharpes lumineuses d’une aurore
    boréale bleue et mauve. »

    Nicolas Vanier, Solitudes blanches

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    http://commons.wikimedia.org/wiki/Aurora

  • Pour saluer l'hiver

    Pour saluer l’hiver, pour en finir une fois pour toutes avec ses grisailles, ses neiges parfois traîtresses, ses désastres tempétueux, je me suis laissé accrocher par un titre
    de Nicolas Vanier, Solitudes blanches (1994). Sans me rendre compte qu’il allait me rappeler des lectures d’autrefois, des romans d’aventures signés Jack London ou Fenimore Cooper. Je ne savais rien de ce Solognot amoureux du Grand Nord qu’il explore, qu’il raconte ou qu’il filme depuis les années 1980.
     

     

    Klaus, Prug, Ula, si ses personnages pratiquent les courses en solitaire, sont-ils pour autant vraiment seuls avec leurs chiens d’attelage ? Klaus, de retour dans la vallée après deux mois de trappe, ressent son « excitation mêlée d’inquiétude » augmenter à l’approche de la cabane de son vieil ami Prug dont il n’a aperçu aucune piste au col de la Notte ni dans les bois en descendant de la montagne. Pas de trace de Prug ni de son traîneau ni de ses chiens. Aux aguets, il tourne la tête vers un tas de bois mort : « Une jeune Indienne se tient là, droite et fière, tel un bel arbre dans la force de l’âge, avec cet air à la fois heureux et triste qu’ont toutes les bêtes sauvages. » (sic)

     

    Il ne la connaît pas, mais Ula, la belle-fille de Prug, elle, le reconnaît et l’invite à entrer. Elle lui raconte la mort de Raoul, entraîné avec son traîneau dans un rapide au début de l’hiver, puis la disparition de Prug, sans doute mort lui aussi. Coup dur pour Klaus qui a reçu de lui son premier chiot et craint d’avoir perdu son meilleur ami – celui-ci lui avait parlé de la belle épouse de son fils, il s’en souvient maintenant. Mais quelqu’un vient avertir Ula : il y a peut-être une piste dans les montagnes « du côté de Chanagaï, à l’est de la réserve des Indiens sékani. Une piste comme des centaines d’autres, à cette exception près qu’elle se dirige droit vers le nord, au-delà de toute piste, là où personne ne va jamais, ni Blanc, ni Indien. »

     

    Deux histoires commencent là, celle d’une course-poursuite à la recherche de Prug, s’il vit encore, celle de l’amour de Klaus et d’Ula qui se méfient pourtant l’un de l’autre. Tous deux préparent leur attelage. Ils ignorent que Prug, anéanti par la mort de son fils, est parti « comme ça », « comme pour une course de quelques heures en forêt », en oubliant une partie de son matériel, lui qui a initié Klaus à la méticulosité vitale pour qui s’aventure ainsi dans le pays des grands froids. Pire, il a perdu la tête, s’imagine être poursuivi et fait tout pour brouiller ses traces.

     

    Lire Solitudes blanches, c’est entrer dans les gestes du maître d’attelage pour ses chiens, dans sa complicité avec son chef de meute, c’est regarder le paysage avec les yeux du chasseur, c’est ressentir la morsure du gel, l’inquiétude des réserves qui s’amenuisent, l’instinct de survie. Kernok, son chien de tête, prend soin de Prug au moins autant que son maître de lui, comme le Tuktu de Klaus. Ula a d’autres manières qu’eux avec son attelage qu’elle mène « à l’indienne » ; Klaus admire son savoir-faire et son efficacité, qui lui sauveront la vie.

     

    Pour saluer l’hiver, ce roman du grand nord de Nicolas Vanier tient ses promesses de bêtes sauvages et de vents tournants, de cauchemars de neige et de dérives silencieuses où certains se trouvent et d’autres se perdent. « Pour mémoire »,
    l’auteur reprend à la fin du livre la réponse fameuse que fit le chef d’une tribu indienne de la côte nord-ouest au président des Etats-Unis qui lui proposait d’acheter la plus grande partie de leurs terres en échange de la création d’une réserve : « Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur et la terre ? » C’était en 1854.

  • Funambule

    « Neige était devenue funambule par souci d’équilibre. Elle, dont la vie se déroulait comme un fil tortueux, entrelacé de nœuds que nouaient et dénouaient la sinuosité du hasard et la platitude de l’existence, excellait dans l’art subtil et périlleux consistant à évoluer sur une corde raide. 

     

    Elle n’était jamais aussi à l’aise que lorsqu’elle marchait à mille pieds au-dessus du sol. Droit devant elle. Sans jamais s’écarter d’un millimètre de sa route.

    C’était son destin.

    Avancer pas à pas.

    D’un bout à l’autre de la vie. »

     

    Maxence Fermine, Neige

  • Sur un fil de soie

    Conte, fable, rêve poétique, récit d’initiation, j’hésite à nommer « roman » Neige, un récit de moins de cent pages publié en 1999 par Maxence Fermine, à l’âge de dix-neuf ans. « Rien que du blanc à songer » (Arthur Rimbaud), a-t-il mis en épigraphe à cette histoire en trois temps du jeune Yoko Akita qui a deux passions : le haïku et la neige. Mots simples, phrases courtes, fréquents retours à la ligne, le style invite à respirer, à rêver. Pour lecteurs de 7 à 77 ans. 

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    Hokusai, Garçon contemplant le Mont Fuji

     

    « Vent hivernal
    Un prêtre shintô
    Chemine dans la forêt »
    (Issa)
    C’est le premier des haïkus qui scandent la première partie. Dans l’île d’Hokkaido, en avril 1884, le père de Yoko, un prêtre shintoïste, fronce les sourcils quand son fils, le jour de ses dix-sept ans lui annonce qu’il veut devenir poète. « La poésie n’est pas un métier. C’est un passe-temps. Un poème, c’est une eau qui s’écoule. Comme cette rivière. » « C’est ce que je veux faire. Je veux apprendre à regarder passer le temps. »

     

    Durant l’été, le jeune poète compose soixante-dix-sept haïkus, « tous plus beaux les uns que les autres ». En décembre, son père l’emmène au pied des Alpes japonaises, « au centre de Honshu » et lui montre les neiges éternelles. Il lui fait gravir une montagne pour en revenir avec un choix clair : devenir un guerrier ou un prêtre. Quand Yoko redescend après sept jours « aux portes du ciel », interrogé sur la voie qu’il s’est trouvée, il répond : « Mieux que cela, père. J’ai trouvé la neige. »

     

    Dès la nouvelle année, Yoko embrasse la carrière de poète, « pour célébrer la beauté de la neige ». Chaque jour de neige, il sort très tôt et rentre pour la cérémonie du thé. Il promet à son père d’écrire seulement soixante-dix-sept haïkus par hiver, le reste de l’année, il oubliera la neige. Un jour de printemps, un poète renommé à la cour Meiji se rend chez le père d’Akita, celui-ci lui montre les parchemins qui recouvrent les murs de l’atelier de son fils, en son absence. Emerveillé, le visiteur exprime néanmoins un regret, l’absence de couleurs, et interroge : « Pourquoi la neige ? » A son retour, Yoko se fâche en apprenant que son père a montré ses « esquisses ». Il n’ira voir l’empereur que lorsqu’il aura écrit dix mille syllabes – sept ans de travail à fabriquer « une passerelle vers la lumière blanche des anges ».

     

    A son deuxième hiver de poésie, une jeune femme dont il a aperçu le sein blanc comme neige quand elle puisait de l’eau à la fontaine, le dépucelle et lui révèle le goût de sa peau. Le printemps ramène le poète de cour, avec une femme « d’une beauté éblouissante, férue de poésie », qui subjugue Yoko. Interrogé par le Maître sur ses autres talents, le jeune homme prétend n’avoir besoin de rien d’autre pour accomplir son art. « Erreur. La poésie est avant tout la peinture, la chorégraphie, la musique et la calligraphie de l’âme » rétorque le vieil homme. A cause de la jeune fille, si belle, Yoko l’écoute et suit son conseil : se rendre au sud du Japon chez Soseki, un vieillard admirable qui écrit de merveilleux poèmes, des pièces de musique, mais qui est avant tout un peintre.

     

    Yoko Akita quitte son village le lendemain. En traversant les montagnes, il se perd dans une tempête de neige. Il survit au froid, à la faim, à la fatigue, à cause d’une image incroyable, inoubliable : sous un surplomb rocheux où il s’est réfugié, une femme morte, jeune, nue, blonde, dort sous un mètre de glace. Il marque l’endroit d’une croix avant de reprendre son chemin. Après bien des jours et des nuits, il arrive chez Soseki. Surprise : le « maître de la couleur » a les yeux fermés, il est aveugle. Apprendre à être « voyant », écouter l’histoire, racontée par un vieux serviteur, de l’amour de Soseki pour une jeune funambule européenne surnommée Neige, ce sera le sujet de la deuxième partie. La troisième, l’apprentissage de l’écriture sur un fil blanc – « avancer mot à mot sur un fil de beauté, le fil d’un poème, d’une œuvre, d’une histoire couchée sur un papier de soie », « devenir un funambule du verbe ».