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roman - Page 126

  • Retour à Combray

    J’ai trop souvent différé de reprendre A la recherche du temps perdu, cette fois je m’y mets, in extenso. Dans Du côté de chez Swann, relu tant de fois, Combray est le splendide portail de La Recherche. Ce texte de Marcel Proust ne s’ouvre pour moi ni sur la phrase fameuse, ni sur le sifflement des trains, mais sur celle-ci qui m’est chère, au deuxième paragraphe : « J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. » 

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    Première édition chez Grasset, 1913

    L’édition en trois volumes dans la Pléiade (la dernière en comporte quatre) est préfacée par Maurois. « Définir Proust par les événements et les personnages de son livre serait aussi absurde que définir Renoir : un homme qui a peint des femmes, des enfants et des fleurs. Ce qui fait Renoir, ce ne sont pas ses modèles, c’est une certaine lumière irisée dans laquelle il place tout modèle. »

     

    « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. » C’est une autre de ces phrases magiques à l’orée d’un paragraphe. Proust parle d’un monde qui n’est plus, mais nous nous y retrouvons. Et quand il écrit : « le branle était donné à ma mémoire », c’est comme s’il frappait sur un gong qui ébranle la mienne.

     

    J’irai donc lentement, pour savourer le texte à l’aise, y faire des allers retours, m’arrêter aux passages nouveaux pour moi – il y en a toujours qui nous ont échappé, que les yeux ont parcourus pendant que la pensée se promenait, encore à méditer ce qui précédait ou à suivre quelque écho intérieur. 

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    Le premier portrait de Swann, décrit ici tel que le narrateur le voyait enfant, à travers les propos de sa grand-tante, de ses grands-parents, voisins du « fils Swann » à Combray, est l’occasion pour Proust de s’arrêter à « l’acte si simple que nous appelons « voir une personne que nous connaissons », « en partie un acte intellectuel » :

     

    « Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. »

     

    C’est peine perdue, écrit Proust, de chercher à évoquer notre passé par les efforts de l’intelligence seule, juste avant l’épisode de ce morceau de gâteau amolli dans une cuillerée de thé qui fait naître en lui « un plaisir délicieux », une « puissante joie », sans explication jusqu’à ce que le souvenir de la petite madeleine que sa tante Léonie lui offrait le dimanche matin, quand il allait lui dire bonjour dans sa chambre, lui apparaisse et avec lui « tout Combray et ses environs ». 

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    Après la mort de son mari, cette tante n’a plus quitté Combray, puis sa maison, sa chambre et pour finir son lit, son existence limitée à deux pièces contiguës. « L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent, que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise ». Quelle description que celle de la première chambre où il attendait de pouvoir entrer chez elle, des odeurs et des formes, du feu déjà allumé jusqu’au couvre-lit à fleurs ! Et celle du tilleul, « capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les fleurs pâles » !

     

    Marcel Proust m’éblouit, me comble par sa manière de rendre à la fois la perception des choses et le cours de la pensée. Quand il fait parler ses personnages, il les rend plus présents encore : « Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon », dit M. Legrandin, à qui la grand-mère du narrateur reproche « de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque d’écolier. »

     

    Combray, ce sont les délicieuses lectures, à l’intérieur ou au jardin, les heures qui sonnent au clocher de Saint-Hilaire et que parfois il n’entend pas – « l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. » Ce sont les deux « côtés » pour se promener : le côté de Méséglise-la-Vineuse autrement dit le côté de chez Swann parce qu’on passe alors devant sa maison, et le côté de Guermantes, alors si loin l’un de l’autre en apparence, « dans les vases clos et sans communication entre eux d’après-midi différents ».

     

    A relire cette première partie, je suis à nouveau stupéfaite de voir tout ce qu’elle contient déjà de La Recherche, personnages, motifs, thèmes, emmêlés aux plaisirs de la table, aux habitudes familiales, aux rencontres, aux couleurs du ciel et des paysages. A la fin de Combray, le narrateur confie ses appréhensions : sur quoi donc écrira l’écrivain qu’il veut être un jour ? a-t-il des dispositions, du génie, ou renoncera-t-il ? Le jour où il arrive à rendre sur une page le plaisir spécial qu’il a ressenti à suivre du regard les deux clochers de Martinville et celui de Vieuxvicq depuis la voiture du docteur Percepied (qui les ramène à Combray en passant chez un malade à Martinville-le-Sec), la réponse se dessine :

     

    « Je ne repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête. »

     

     Relire La Recherche (1)

  • Fasciné

    Tuil couverture Poche.jpg« On vit bien dans le non-dit, personne ne demande où est le père. Le mensonge, les perspectives d’intégration et d’évolution qu’il offre. La vie comme une fiction à vivre au jour le jour. Le roman dont il est le héros. Ces possessions qu’il s’invente. Et sa capacité à esquiver les coups, quelle que soit la violence de l’attaque. Une telle aptitude au rebond, ça l’épate lui-même. Avec une imagination pareille, il pourrait être écrivain, mais déjà, à quinze ans, il est trop fasciné par l’argent et la liberté qu’il procure pour se limiter à une carrière artistique dont il pressent qu’elle l’encagerait. Il pense : je vais/je veux réussir, fût-ce sur les fondements d’une histoire créée de toutes pièces. »

     

    Karine Tuil, L’invention de nos vies

     

  • Sam, Samuel et Nina

    Karine Tuil raconte dans L’invention de nos vies l’histoire de Sam, Samuel et Nina. Variation contemporaine sur le trio amoureux, entre Paris et New York, mais pas seulement : l’identité, la culture, le couple, le mensonge, le sexe, les relations sociales, l’écriture, l’ambition et beaucoup de thèmes d’actualité nourrissent ce roman à suspense.

     

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    Samuel Baron, éducateur social à Clichy-sous-Bois, n’en revient pas de reconnaître sur CNN son ami de la fac de droit, Samir Tahar, devenu un virtuose du barreau new-yorkais, très séduisant dans un costume sur mesure. Défenseur des familles de deux soldats morts en Afghanistan, il affiche « la morgue et l’assurance d’un homme politique en campagne ».

     

    Nina les a aimés tous les deux, quand elle avait vingt ans, dans les années 1980. Elle était déjà en couple avec Samuel, « un homme dont toute l’existence était une somme de névroses et dont l’ambition – la seule – était de faire de cette souffrance mentale la matière d’un grand livre ». A ses dix-huit ans, ses parents français d’origine juive, communistes, profs de lettres, avaient appris à Samuel que sa mère polonaise l’avait abandonné après sa naissance, et qu’ils l’avaient adopté.

     

    A la consternation de ses amis, son père avait choisi de l’appeler Samuel, de le faire circoncire, « alors qu’il ne l’était pas lui-même », et de changer son propre prénom Jacques en Jacob en renouant avec ses racines juives. Quand tout cela lui est révélé, Samuel quitte la maison de ses parents pour toujours. Seule compte pour lui Nina dont il est fou amoureux. Très belle, elle aussi vit « sans confiance » et « sans repères », sa mère est partie quand elle avait sept ans, son père militaire s’est mis à boire.

     

    Samir, fils d’immigrés tunisiens, est « l’électron libre » de la petite bande, jusqu’au drame : les parents de Samuel meurent dans un accident de voiture. Samuel ne peut échapper à son rôle de fils et accompagne leurs corps en Israël, confiant Nina à son meilleur ami. Mais jamais Samir ne résiste à ses désirs, il couche avec elle, tombe amoureux, la somme après quelques mois de liaison secrète de choisir entre Samuel et lui. Nina hésite, une tentative de suicide de Samuel la retient.

     

    Ils ont renoncé alors tous les deux aux études de droit, Samuel a suivi des études de lettres par correspondance et Nina a fait des petits boulots avant de devenir mannequin pour les catalogues de grandes enseignes commerciales. C’est pourquoi ils restent « pétrifiés » devant la réussite sociale de Samir, vingt ans plus tard.

     

    Mais ce n’est pas Samir qui fête ses quarante ans, c’est Sam. Ce n’est pas le « bon musulman » que sa mère espère, comme elle le lui écrit dans une lettre qu’il prend soin de détruire, mais le mari juif de Ruth, « la fille de Rahm Berg ». Son père, « l’une des plus grosses fortunes des Etats-Unis, le client le plus important du cabinet », l’a pris pour un juif séfarade, a fait confiance à Pierre Lévy, un célèbre avocat français qui a mis Sam Tahar à la tête de la succursale new-yorkaise. Celui-ci ne les a détrompés ni l’un ni l’autre.

     

    Samuel et Nina, en cherchant des informations, tombent sur un un portrait de Sam Tahar dans le Times. Déjà éberlués d’apprendre que Sam est juif à présent, Nina et Samuel n’en reviennent pas : dans l’article, c’est le passé de Samuel que raconte Sam Tahar, l’accident de ses parents comme si c’étaient les siens, il prétend même s’appeler Samuel – il lui a volé son histoire.

     

    Ils avaient cru oublier Samir, mais à présent il les obsède, ils ne peuvent plus vivre comme avant. Samuel veut que Nina reprenne contact avec lui, pour le démasquer. Nina refuse d’abord puis cède, « elle accepte alors qu’elle sait, au fond, que c’est elle qui sera piégée. » Elle n’a pas oublié Samir, elle pourrait encore l’aimer. Ensemble, ils vont tenter de le mystifier.

     

    Une fausse identité, c’est encore trop peu pour Sam Tahar. Incapable de résister aux jolies femmes, il prend des risques, les attire dans sa garçonnière, persuadé de ne pas éveiller le moindre soupçon chez Ruth, la mère de ses deux enfants. Elle l’a bien cru, et son père aussi, quand il a prétendu ne plus avoir de famille. Ruth ignore tout de l’existence de sa belle-mère Nawel, du demi-frère de Sam, fils d’un notable dont elle était la femme de ménage.

     

    L’engrenage fatal se met en branle : « Nina Roche a appelé », annonce sa secrétaire à Sam Tahar, et l’homme « parfait » qui s’est « composé un personnage comme un auteur crée son double narratif » ne peut que céder à son envie de l’appeler, de la revoir, et de prendre l’avion sous le prétexte d’une affaire à régler à Paris.

     

    On en est à la centième page, au cinquième du roman, et la vie du trio va connaître bien des rebondissements. Sam est le plus fort au jeu du paraître, Samuel le plus en souffrance, et Nina la plus faible – le moins crédible des trois personnages. La romancière ne craint pas la caricature et l’invraisemblance, mais son thriller tient tout de même en haleine, avec « efficacité » – le mot est de Bernard Pivot, enthousiaste.

     

    Le titre, L’invention de nos vies, annonce aussi, disséminée dans l’intrigue, une réflexion sur l’écriture et l’invention romanesque. Le texte est très rythmé, avec un usage inattendu de la barre oblique et des notes en bas de page. « Chaque homme doit inventer son chemin », écrivait Sartre. Ici, c’est l’interaction entre les trois membres du trio, sans oublier les personnages secondaires et les contextes sociaux, qui fait avancer le récit et exploser le drame, forcément.

  • Rêves

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    « Je ne pensais pas qu’il mentait, ce qu’il inventait de sa vie me touchait parce qu’il me le donnait, c’était peut-être ce qu’il y avait de plus intime en lui, et j’aimais qu’il me le confie. J’ai ajouté que les rêves sont aussi ce que nous sommes, même si cela ne se voit pas. Il a posé sa main sur la mienne et m’a demandé si je voulais faire un tour en barque après le passage attendu de deux autres péniches. Bien sûr que je le voulais. Je pensais à mon père vantant l’art de vivre de Murger, auquel il avait sans doute renoncé mais qui pourtant l’avait habité toute sa vie, comme un rêve impossible et nécessaire. »

     

    Michèle Lesbre, Chemins

  • Chemins intérieurs

    Le dernier roman de Michèle Lesbre, Chemins (2015), s’ouvre sur le plus vieux souvenir qu’une fillette a de son père : « J’ai trois ans. Un homme qui me paraît immense entre dans la minuscule cuisine de l’appartement rue du Souci à Poitiers, me prend dans ses bras, je ne l’ai jamais vu. Ma mère me demande de l’appeler papa. C’est mon père. » 

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    Spilliaert, Femme au pied de l'arbre

    Entre les étapes d’un voyage en France, les souvenirs intimes de cet « étranger » mort seul à cinquante ans sont le cœur du récit : « Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, quelqu’un que je ne connais pas me remet sur son chemin. » Un homme en costume de velours et casquette de tweed qui lit, assis sur le trottoir, sous un réverbère, bien qu’il n’ait rien d’un vagabond, observé de la terrasse d’un café parisien tandis qu’il pose son livre et bourre sa pipe.

     

    La narratrice va se mettre en route à cause d’un couple d’amis : ils ont insisté pour lui prêter leur nouvelle maison en leur absence. Elle n’a pu refuser, alors qu’elle regrette tant l’ancienne qu’ils ont vendue, peut-être parce que la nouvelle maison se trouve près d’un canal – « J’ai souvent rêvé de vivre dans une de ces maisons d’éclusier qui semblent se tenir hors du temps. »


    Elle décide d’emporter Scènes de la vie de bohème, le livre d’Henry Murger que lisait l’inconnu et qui était la lecture préférée de son propre père, « un manifeste heureux » sur la vie « poétique et libre » de Murger et de ses amis dans laquelle, sans doute, il s’était projeté. Elle espère approcher ainsi « cette part de mystère et de douleur » chez l’homme qui lui a tant manqué. Dans son périple le long du canal, elle croisera d’autres inconnus qui le lui rappellent.

     

    Train, chambres d’hôtel, paysages… Les moments de contemplation et d’introspection alternent avec les rencontres de hasard, mais il est un autre fil conducteur, celui des lieux connus, aimés, quittés, qu’elle décide de revoir, autant de pauses où la mémoire s’appuie aux traces du passé. Sans oublier la lecture de Murger, où très vite elle comprend que son père a dû s’identifier à Rodolphe, le personnage où transparaît Murger lui-même.

     

    « L’amour est toujours différent de ce qu’on imagine. » Quel était celui de ses parents, avant que son père ne parte ? Quel était ce sentiment qu’elle-même avait pour Martin, un ami d’antan, son préféré dans leur joyeuse bande, et dont elle ne sait ce qu’il est devenu ? Quel est celui de ce couple complice qui l’accueille sur une péniche, et avec elle le chien qui a choisi de l’accompagner dans ses tours et détours ?

     

    Dans Chemins, le voyage ou plutôt la flânerie est prétexte à remuer des souvenirs, à revisiter des moments d’enfance, de jeunesse, à réinventer un père et une mère à présent invisibles, mais si présents. « Une bouleversante quête du père, et un très beau roman des origines », dit la quatrième de couverture. Michèle Lesbre s’y révèle à nouveau une romancière du mouvement, comme s’il fallait mettre ses pas ailleurs pour mieux réveiller le passé, l’intime, au cœur du temps qui passe.

     

    « Nostalgie, oui, mais pas seulement. Il y a dans les livres de Michèle Lesbre un élan vital, une qualité d’émerveillement, un humour diffus, une sorte de confiance qui comblent le lecteur : « C’est peut-être la dernière fois, mais quelle dernière fois ? Il y en a tant. » » (Eléonore Sulser, « Michèle Lesbre, sur les chemins buissonniers de la mémoire », Le Temps, 28/2/2015) Chemins conte aussi, avec une douce lenteur, sa traversée de la solitude.