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rencontres - Page 10

  • Un peu méchant

    Mann-Thomas-La-Montagne-Magique-tome 1 Poche.jpg« – Ha ha ha, je vous trouve un peu caustique, monsieur Settembrini.
    – Caustique ? Vous voulez dire : méchant ? Oui, je suis un peu méchant, dit Settembrini. Mon regret c’est que je sois obligé de gaspiller ma méchanceté à des sujets aussi misérables. J’espère que vous n’avez rien contre la méchanceté, mon cher ingénieur. A mon sens, c’est l’arme la plus étincelante de la raison contre les puissances des ténèbres et de la laideur. La méchanceté, monsieur, est l’esprit de la critique, et la critique est à l’origine du progrès et des lumières de la civilisation. » Et tout aussitôt, il commença de parler de Pétrarque, qu’il nomma « le père des temps nouveaux ».
    « Il est temps que nous allions à la cure de repos », dit Joachim avec sagesse. »

    Thomas Mann, La montagne magique

    En couverture du tome 1, Christoph Eichhorn dans le rôle de Hans Castorp
    dans La Montagne magique, un film de Hans W. Geissendörfer (1982)

  • La montagne de Mann

    Pourquoi attendre d’avoir refermé un livre pour en parler ? Je le fais d’habitude, mais cette fois, après qu’un roman décevant m’était tombé des mains, j’ai ouvert le premier tome de La Montagne magique de Thomas Mann (Der Zauberger, 1924, traduit de l’allemand par Maurice Betz), une relecture trop souvent remise à plus tard. Dès les premières pages, une voix intérieure me chuchotait : attention, chef-d’œuvre.

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    « Un simple jeune homme se rendait au plein de l’été, de Hambourg, sa ville natale, à Davos-Platz, dans les Grisons. Il allait en visite pour trois semaines. » Le premier chapitre relate le voyage de Hans Castorp d’Allemagne en Suisse et son arrivée à Davos : deux jours l’ont éloigné de son quotidien « infiniment plus qu’il n’a pu l’imaginer ». « L’espace qui, tournant et fuyant, s’interpose entre lui et son lieu d’origine, développe des forces que l’on croit d’ordinaire réservées à la durée. D’heure en heure, l’espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelque manière, les surpassent. »

    Avant son stage pratique sur un chantier de constructions, Hans découvre pour la première fois l’univers alpestre. A la gare du village, son cousin Joachim Ziemssen le presse de descendre : une voiture va les emmener au sanatorium international Berghof. Hans le complimente sur sa mine, Joachim le ramène à la réalité. Le soleil a bruni sa peau, oui, mais le médecin pense prolonger sa cure de « six bons petits mois ». Au Berghof, on se fait une tout autre idée du temps, trois mois passent comme un jour, « on change de conceptions ». Cette analyse du temps et de la manière dont on le perçoit sera un des leitmotivs du roman.

    En échangeant leurs impressions sur le paysage, sur la qualité de l’air à seize cents mètres d’altitude, Joachim répète « nous autres, ici, en haut », comme s’il s’agissait d’un monde à part. Hans est content de découvrir sa chambre « gaie et paisible » au numéro 34, à côté de celle de son cousin. Une Américaine y est morte deux jours avant, mais tout a été désinfecté par « des fumigations ». Hans écoute distraitement, s’étonne du froid des radiateurs – pas de chauffage en été, il s’habituera. Au restaurant, pendant un excellent dîner, Joachim lui parle des habitudes et des gens, puis le présente au médecin en second, le Dr Krokovski, qui ironise sur la « santé parfaite » du jeune ingénieur de la marine. La première nuit de Hans sera peuplée de rêves étonnants.

    Le chapitre II revient sur son passé : ayant perdu sa mère puis son père avant ses sept ans, Hans Castorp a vécu d’abord chez son grand-père, un sénateur qu’il aimait et admirait, qui lui a transmis ses valeurs avant de mourir d’une pneumonie, comme son fils. Puis chez son tuteur et oncle, le consul Tienappel, qui gère le patrimoine de Hans et lui conseille des études et un bon travail s’il veut continuer à mener sa vie agréable  de jeune bourgeois – linge marqué, tailleur, confort.

    Le trouvant fatigué après son examen d’ingénieur, le médecin lui a conseillé des vacances en haute montagne ; aussi le consul lui a suggéré de passer trois semaines avec son cousin qui s’ennuie au sanatorium depuis cinq mois. En découvrant l’établissement, Hans est curieux de ce mode de vie tout nouveau pour lui et suit à peu près l’horaire de son cousin – sur le conseil du médecin-chef Behrens qui trouve que le visiteur ferait un meilleur malade que lui.

    La sieste obligatoire sur la galerie n’est pas pour lui déplaire, Hans trouve la chaise-longue extraordinairement confortable. Bizarrement, ses cigares préférés n’ont plus ici leur bon goût habituel. Les jeunes gens qu’il croise ont l’air joyeux, exubérant, il les trouve très libres dans leurs manières et leur tenue. En promenade, Joachim et lui rencontrent « un étranger, un monsieur gracieux et brun », Settembrini. Ses vêtements manquent d’élégance, mais Hans est aussitôt charmé par sa façon de s’exprimer, pleine d’esprit et d’allusions. Il remarque aussi certaines femmes, comme l’attirante Mme Chauchat, qui mange à la table dite des « Russes bien » ou Maroussia, qui semble troubler son cousin.

    Qu’est-ce qui enchante dès ces premiers chapitres de La montagne magique ? Nous arrivons avec le héros au Berghof, nous ressentons avec lui un changement complet d’atmosphère – le paysage et le climat des Alpes, les rites du sanatorium. Thomas Mann décrit avec art ses personnages, leurs émotions, pose ici et là un présage, un accent, une observation dont on se doute qu’ils auront une suite. Il y mêle des réflexions sur la maladie, la mort, l’existence, les autres. Avec humour le plus souvent, sans s’appesantir. Ces digressions ralentissent l’intrigue et imposent en quelque sorte au lecteur le rythme, la durée de la cure. Au sanatorium, on s’amuse aussi, on peut même y tomber amoureux. Alors que les trois semaines vont se terminer, Hans se dit qu’il y resterait bien un peu plus longtemps.

  • Dis-moi ce que tu vois

    patti-smith-m-train-gallimard.jpg« J’ai abandonné tout ça sur mon lit et suis allée au Caffè Dante. J’ai laissé mon café refroidir et songé aux enquêteurs de police. Au sein d’un binôme, chacun dépend du regard de l’autre. Le premier dit : dis-moi ce que tu vois. Son associé doit parler d’une voix assurée, sans rien omettre. Mais un écrivain n’a pas de partenaire. Il est obligé de se demander : dis-moi ce que tu vois. Mais comme il se parle à lui-même, il n’est pas obligé d’être parfaitement intelligible, car quelque chose en lui se remémore toute partie manquante – ce qui n’est pas clair ou n’est que partiellement explicité. Je me suis demandé si j’aurais été une bonne enquêtrice. J’enrage de devoir l’avouer, mais je pense que non. Je ne suis pas très observatrice. Mes yeux semblent se tourner vers l’intérieur. J’ai réglé l’addition, émerveillée de constater que les mêmes décorations de Dante et Béatrice tapissent les murs du café depuis ma première visite, en 1963. Je suis sortie pour aller faire des courses. J’ai acheté la nouvelle traduction de La Divine Comédie et des lacets pour mes bottes. J’ai remarqué que je me sentais optimiste. »

    Patti Smith, M Train

  • Au café avec Patti S.

    Quelle excellente compagnie pour une fin d’année morose que M Train de Patti Smith (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard). La première phrase est parfaite : « Ce n’est pas si facile d’écrire sur rien. » C’est ce que dit le cow-boy qui apparaît régulièrement dans ses rêves. « En ouvrant les yeux, je me suis levée, suis allée d’un pas chancelant dans la salle de bains où je me suis vivement aspergé le visage d’eau froide. J’ai enfilé mes bottes, nourri les chats, j’ai attrapé mon bonnet et mon vieux manteau noir, et j’ai pris le chemin si souvent emprunté, traversant la large avenue jusqu’au petit café de Bedford Street, dans Greenwich Village. »

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    Elle racontera, beaucoup plus loin, comment a été prise la photo de la jaquette du livre, la première et la dernière d’elle au Café ’Ino. « Ma table, flanquée de la machine à café et de la baie vitrée qui donne sur la rue, m’offre un sentiment d’intimité, je peux me retirer dans mon monde. » A neuf heures du matin, fin novembre, il est vide ; la phrase du rêve tourne dans sa tête et elle lui répond : « Je suis certaine que je pourrais écrire indéfiniment sur rien. Si seulement je n’avais rien à dire. »

    Zak, le gamin qui la sert, lui annonce que c’est son dernier jour. Il va ouvrir « un café de plage sur la promenade de Rockaway Beach ». Il ignore qu’elle avait rêvé de faire pareil (elle ignore encore ce qui va se passer un jour à cet endroit). Quand elle est arrivée à New York en 1965, « pour vagabonder », elle fréquentait le Caffè Dante – elle avait les moyens de boire du café, pas de se payer à manger – et puis s’était installée pas loin. C’est là qu’elle avait lu Le café de la plage de Mrabet et avait rêvé d’en ouvrir un, « le Café Nerval, un petit havre où poètes et voyageurs auraient trouvé la simplicité d’un refuge. »

    Si ce début vous plaît, M Train est fait pour vous. Patti Smith nous embarque dans ses rêves, ses rites et ses souvenirs. Son projet était tombé à l’eau après sa rencontre avec Fred « Sonic » Smith à Detroit, elle était partie vivre avec lui. Contre la promesse d’un enfant, il lui avait offert de l’emmener où elle voulait : ce fut Saint-Laurent-du-Maroni, en Guyane française, pour voir les vestiges de la colonie pénitentiaire et cette « terre sacrée » dont parle Genet dans Journal du voleur. Elle raconte leur voyage, l’illustre de quelques polaroïds (une cinquantaine dans M Train), avant de proposer à Zak d’investir dans son affaire – « Vous aurez du café gratuit pour le restant de vos jours. »

    Sa façon de faire l’impasse sur Thanksgiving, de passer Noël avec ses chats et une petite crèche flamande, puis la Saint-Sylvestre « sans résolution particulière », m’a plu, sereine et détachée. Elle termine un poème en hommage à Roberto Bolaño, reconnaissante qu’il ait passé la fin de sa courte vie à écrire 2666, « son chef-d’œuvre ». Patti S. parle avec ses objets familiers, aussi bien avec la télécommande qu’avec une photo, un bol, une chaise (celle de son père).

    Une invitation tombe à point pour la sortir de sa « léthargie apparemment incurable » : le Continental Drift Club (CDC) se réunira mi-janvier à Berlin. Un peu par hasard, elle est devenue membre de cette petite société formée dans les années 80 à la mémoire d’Alfred Wegener, « pionnier de la théorie de la dérive des continents ». Elle avait écrit à l’Institut A. Wegener pour obtenir l’autorisation de photographier les bottes de l’explorateur et, invitée à la conférence du Club à Brême, en 2005, avait été admise, vu son enthousiasme, parmi ce groupe de scientifiques. Lors de leur réunion à Reykjavík, deux ans plus tard, elle avait photographié la table de la fameuse partie d’échecs disputée en 1972 et même – une séquence loufoque – rencontré Bobby Fisscher en personne.

    Patti Smith adore les séries policières et en particulier The Killing, avec Sarah Linden, son enquêtrice préférée : « elle n’a beau être qu’un personnage dans une série télévisée, c’est un des êtres qui m’est le plus cher. Je l’attends chaque semaine, redoutant en silence le moment où The Killing s’achèvera et où je ne la reverrai plus jamais. » A Berlin, son hôtel n’est pas loin du Café Pasternak où elle a aussi sa table préférée, sous la photo de Boulgakov.

    Le titre de sa conférence a été mal traduit – « Les Moments perdus d’Alfred Wegener » au lieu de ses « derniers » moments –, par confusion entre « last » et « lost ». Son évocation de la mort de l’explorateur au Groenland – « Chemin blanc, ciel blanc, mer blanche » – et de ses dernières visions (discours griffonné sur des serviettes à l’hôtel) suscite des protestations, on ne sait rien de sa mort (il a été retrouvé gelé dans son sac de couchage) : « Ce n’est pas de la science, c’est de la poésie ! » Un désastre. Inspirée, elle trouve la formule magique pour conclure et dit d’une voix mesurée : « J’imagine que nous pourrions nous entendre sur le fait que les derniers moments d’Alfred Wegener ont été perdus. – Leur rire franc dépassait de beaucoup tout espoir que j’avais pu nourrir vis-à-vis de sympathique groupe un peu austère. »

    Patti Smith parle de ses rencontres, des écrivains qu’elle lit, qu’elle aime, de son chez-soi : « Ici règnent la joie et le laisser-aller. Un peu de mescal. Un peu de glandouille. Mais pour l’essentiel du travail. – Voici comment je vis, me dis-je. » A sa table au Café ’Ino, elle lit Murakami, titre après titre ; Chroniques de l'oiseau à ressort fait partie de ce qu’elle appelle « des livres dévastateurs ». On ne veut pas les quitter, à peine terminés on veut les relire. Combien de sortes de chefs-d’œuvre existe-t-il ? Deux, trois sortes ? Une seule ?

    Et ainsi de suite, régalez-vous. Pourquoi « M Train » ? J’ai d’abord pensé à son évocation de ce « jeu ancien, inventé depuis longtemps contre l’insomnie », entre autres usages, « une marelle intérieure qui se joue mentalement et non pas sur un pied » : « prononcer un flux ininterrompu de mots commençant par la lettre choisie, disons la lettre M. Madrigal menuet maître mère montre magnétophone maestro mirliton merci marshmallow meringue méfait marais mental etc., sans s’arrêter, en avançant mot par mot, case par case. »

    Mais au milieu de son récit, Patti Smith nous emmène à la Casa Azul, dernière demeure de Frida Kahlo, où elle va prononcer une conférence et chanter. Elle ne sent pas bien, la directrice insiste pour qu’elle se repose dans la chambre de Diego Rivera. La voilà allongée sur le lit de Diego, pensant à Frida. Elle pourra tout de même tenir son rôle le soir, devant deux cents personnes, dans le jardin. Ensuite elle ira au bar, boira une tequila « légère » : « J’ai fermé les yeux et vu un train vert avec un M à l’intérieur d’un cercle ; le même vert décoloré que le dos d’une mante religieuse. » Un train mental.

  • Fissure

    Schoeman Libretto.jpg« Une jeune fille riait, un jeune homme criait au-delà des murs, des haies et des jardins dans le soir lumineux, et il s’attardait un instant à la fenêtre avant de la fermer et d’aller se coucher ; il restait là, la main sur la poignée comme s’il attendait quelque chose et comme s’il espérait que peut-être – maintenant, même maintenant – une voix l’appellerait parmi les massifs de fleurs et les ombres qui se rassemblaient.

    On ne l’appela pas, bien sûr ; il referma la fenêtre et se prépara pour aller se coucher. Mais sur la surface unie et intacte de la vie, une minuscule fissure était apparue – pendant un instant seulement. »

    Karel Schoeman, En étrange pays