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nouvelles - Page 3

  • Admiration

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    « C’est l’admiration qui m’a rendue libre, et aussi une certaine timidité, rançon d’une intense admiration. »

    Susan Sontag, Pèlerinage

     

    « Creusons le passé. Admirons tout ce qui peut être admiré chaque fois que cela nous est donné. Mais aujourd’hui les gens sont tellement avares de leur sympathie dès qu’il s’agit du passé. »

    Susan Sontag, Exposé (Debriefing)

  • Susan Sontag chez Mann

    Quoique je lise peu de nouvelles, j’ai ouvert Debriefing, un recueil de Susan Sontag (1933-2004), dont j’avais aimé les romans En Amérique et L’amant du volcan. En réalité, il s’agit de « textes courts de fiction » comme elle en a écrit toute sa vie. Le recueil rassemble des textes publiés à l’origine dans la presse américaine dans les années 1960-1970.

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    La villa de Thomas Mann (1550 San Remo Drive, Pacific Palisades, Los Angeles)

    J’ai beaucoup aimé le premier, Pèlerinage (traduit par Marie-France de Paloméra) où Susan Sontag raconte d’abord son bonheur, à quatorze ans, de s’élancer bientôt vers la réalité, « une fois délivrée de ce long emprisonnement qu’était l’enfance ». Sa mère, « veuve affligée d’une incurable bougeotte », venait de déménager « du désert de l’Arizona du Sud vers la côte sud de la Californie » et l’adolescente s’était fixé pour tâche « d’éviter l’imbécillité (…), les stupidités des copains de classe et des professeurs, les platitudes affolantes » qu’elle entendait à la maison.

    Lectrice insatiable depuis sa « plus tendre enfance », elle a vite repéré une librairie où elle se rend après l’école : « pour lire, debout, quelques-uns des ouvrages de la littérature mondiale, les achetant quand je le pouvais, les volant quand je l’osais » - « il me fallait posséder mes livres ». Elle a bientôt quelques amis, plus vite qu’elle ne s’y attendait, avec qui elle peut parler de ses lectures et découvre la musique avec Elaine qui joue de la flûte et Mel du piano.

    Son « meilleur ami » s’appelle Merrill, un garçon d’un autre lycée avec qui elle projette de « rentrer ensemble à l’université de Chicago » - « vraiment intelligent et donc susceptible d’être rangé dans une catégorie à part » - il joue également du piano. Dans la voiture de ses parents, ils jouent à « Ecoute et dis-moi ce que c’est » (reconnaître les œuvres de Mozart, Debussy, Stravinski…).

    « J’accumulais les dieux. Ce que Stravinski était pour la musique, Thomas Mann le devint pour la littérature. » Elle achète La montagne magique et ne lâche pas son livre, l’emporte partout pendant un mois : « les personnages étaient des idées et les idées, des passions, comme je l’avais toujours pressenti. » Puis elle le fait lire à Merrill, qui l’adore aussi et lui dit un jour : « Pourquoi n’irions-nous pas le voir ? »

    Susan savait que des écrivains et musiciens célèbres habitaient en Californie du Sud, mais il lui paraissait « inimaginable d’entrer en contact avec l’un d’eux ». Merrill, malgré son opposition, a cherché le numéro de téléphone de Mann dans l’annuaire. Il a eu la femme de Mann au téléphone puis sa fille Katia qui est allée demander à son père s’il souhaitait rencontrer deux lycéens qui avaient lu ses livres ; il avait accepté. « Il nous attend pour le thé dimanche prochain à quatre heures. » Le récit de cette rencontre vaut vraiment la peine d’être lu.

    Les dix textes de Debriefing sont très différents les uns des autres et assez déroutants, parfois davantage des notes éparses qu’un récit. Début et fin de Projet de voyage en Chine : « Je vais en Chine. Par le pont Lo Wu, je franchirai la rivière Shum Chun pour aller de Hong Kong en Chine. » – « Peut-être vais-je écrire le récit de mon voyage en Chine avant d’y partir. »

    Les relations entre les femmes et les hommes, la sexualité, le rôle qu’on joue en famille ou dans la société sont des thèmes récurrents. Le mannequin raconte comment un homme fait fabriquer un mannequin vivant qui lui ressemble parfaitement pour « parler, manger, travailler, marcher et copuler » à sa place. Son remplaçant fait illusion mais après quelques mois, souffre de la même lassitude que lui…

    Bébé est une terrible fable sur un enfant « précoce ». La nouvelle raconte, séance après séance, les entretiens de ses parents avec un médecin « spécialisé dans ce genre de problèmes » ou plutôt leurs réponses à ses questions, que le lecteur imagine, ainsi que la vie chaotique de cette famille. On ne peut s’empêcher d’y voir un écho des difficultés de Susan Sontag avec son fils unique, qu’elle a eu à dix-neuf ans.

    Pour vous donner un aperçu de son style dans Debriefing, voici pour terminer un paragraphe extrait de Retour aux vieilles doléances, où la narratrice voudrait quitter une organisation : « Une seule façon de s’en sortir. (La candeur récompensée.) En mettant par écrit mes sentiments dans tout leur indécent illogisme, j’ai franchi le cercle magique dans lequel ils m’enfermaient. En affirmant que ce en quoi je crois est faux, et en le faisant en toute sincérité, j’ai conjuré le charme de la crédulité. Grâce à la magie blanche et libératrice de la raison, j’éprouverai peut-être des sentiments à l’égard de l’organisation, à l’égard de moi-même, comme je l’ai expliqué. Mais je n’y croirai plus. »

  • Collision

    Woolf la soirée de Mrs D.jpg« – J’ai adoré Canterbury, dit-elle.
    Instantanément il s’alluma. Tel était son don, son destin.
    – Vous l’avez adoré, répéta-t-il. Je vois cela.
    Ses tentacules lui envoyèrent le message que Roderick Serle était sympathique.
    Leurs yeux se rencontrèrent, ou plutôt entrèrent en collision, car chacun sentait que l’être solitaire derrière les yeux, celui qui se cache dans le noir pendant que son acolyte agile et superficiel se démène et gesticule sur scène pour assurer la continuité du spectacle, venait de se lever, d’arracher sa cape et d’affronter l’autre. C’était inquiétant ; c’était magnifique. »

    Virginia Woolf, Ensemble et séparés (La soirée de Mrs Dalloway)

  • Autour de Mrs Dalloway

    Les sept textes de Virginia Woolf publiés dans La soirée de Mrs Dalloway, je les avais déjà lus dans d’autres recueils. Ils sont ici traduits par Nancy Huston qui introduit ce petit livre de façon convaincante, suivant Stella McNichol dans son initiative « de rassembler des nouvelles thématiquement et temporellement proches du roman » Mrs Dalloway.

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    Mrs Dalloway dans Bond Street, la première nouvelle, est la seule dont Clarissa Dalloway est l’héroïne principale. Le plaisir de relire cette déambulation londonienne dans le but de s’acheter des gants (à rapprocher d’une autre qu’elle m’a rappelée, à la recherche d’un crayon à mine de plomb) a redoublé en comparant cette traduction à celle de Josée Kamoun (dans le recueil La fascination de l’étang).

    Ce pourrait être le premier chapitre d’un roman, comme elle l’écrivait dans son Journal en 1922. Huit pages sur douze décrivent les impressions de Mrs Dalloway en chemin ; les suivantes, ce qui se passe dans la boutique. Un régal d’écriture du « flux de conscience » chez une femme « charmante, posée, ardente, aux cheveux étrangement blancs vu le rose de ses joues : c’est ainsi que la vit Scrope Purvis, C.B., qui se hâtait vers son bureau. » (N. H.) – « charmante, équilibrée, pleine de goût de vivre ; curieux ces cheveux blancs avec ces joues roses ; ainsi la voit Scope Purvis, compagnon de l’Ordre du Bain, qui court à son bureau. » (J. K.)

    Les temps changent, je m’en étonne. Big Ben « sonne » ou « sonnait », les passages du passé au présent varient d’une traduction à l’autre, le présent étant en principe réservé au monologue intérieur. On aimerait une édition bilingue pour voir ce qu’il en est dans le texte original.

    Les nouvelles suivantes se déroulent à la soirée : homme ou femme, les invités dont Virginia Woolf rapporte les états d’âme sont mal à l’aise. Un camarade d’école n’a pas osé décliner l’invitation de Richard Dalloway croisé dans le quartier de Westminster, qu’il n’avait plus vu depuis vingt ans. « Pas du tout son genre » de s’habiller pour une soirée, mais il ne veut pas être impoli. Il observe : « Oisifs, bavards et surhabillés, sans la moindre idée en tête, ces dames et ces messieurs continuaient de parler et de rire » (N. H.) – « Et tout ce beau monde de rire et de papoter, ces gens désœuvrés, bavards, trop élégants ! » (Hélène Bokanowski dans le recueil La Mort de la phalène)

    Il faudra bien qu’il joue le jeu lui aussi quand Dalloway lui présentera Miss O’Keefe, une trentenaire à l’air arrogant, avec qui il tiendra une conversation désaccordée après laquelle ces deux « amoureux du genre humain » se quitteront, « se détestant, détestant toute cette maisonnée qui leur avait fait vivre une soirée de douleur et de désillusion » (L’homme qui aimait le genre humain).

    Virginia Woolf aimait et craignait en même temps la vie mondaine, son Journal l’atteste. Nul doute qu’elle prête à Lily Everit ses propres sentiments quand elle écrit que sa vraie nature était « de faire de grandes promenades solitaires méditatives, d’escalader des portails, de patauger dans la boue, le brouillard, le rêve et l’extase de la solitude, d’admirer la roue du pluvier et de surprendre des lapins » etc. (Présentations)

    Ancêtres puis Ensemble et séparés illustrent à sa manière, subtile et ironique, les malentendus qui naissent de devoir converser aimablement avec des gens qu’on ne connaît pas et qui ne savent rien de votre vie. Faire bonne figure, écouter patiemment ceux qui ne s’intéressent aucunement à vous, tout peut être source d’irritation dans la grande comédie du paraître qu’est la vie mondaine. Même et parfois surtout, pour Mabel comme pour celle qui invente son histoire, la façon dont on est habillé (La nouvelle robe).

    La dernière nouvelle, Un bilan (chez Nancy Huston, Mise au point chez Hélène Bokanowski), en moins de six pages, emmène deux invités des Dalloway dans le jardin : un fonctionnaire « très estimé » (lui aussi compagnon de l’ordre de Bath) et Sasha Latham, « dame élancée et élégante aux mouvements quelque peu indolents », contente de prendre l’air en compagnie de cet homme « sur qui l’on pouvait compter, même dehors, pour parler sans arrêt », ce qui lui permet de marcher « majestueuse, silencieuse, tous les sens en éveil, les oreilles dressées, les narines humant l’air, telle une créature sauvage mais très contrôlée, qui prenait son plaisir la nuit. »

    Le génie de Virginia Woolf est d’enchaîner ainsi les situations, les sensations, les dialogues et le ressenti, l’ennui et l’émerveillement, donnant vie à ses personnages, avec admiration ou avec ironie, souvent avec empathie. « La soirée de Mrs Dalloway est aussi, sur le fond, une réflexion magistrale sur le thème de l’imperfection humaine. » (Nancy Huston)

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    Textes & prétextes, onze ans
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    Tania

  • Au verger

    woolf,virginia,rêves de femmes,nouvelles,littérature anglaise,femmes,féminisme,culture« Et puis, au-dessus du pommier et du poirier deux cents pieds au-dessus de Miranda endormie dans le verger le sinistre tintement de cloches à la voix sourde, entrecoupée, édifiante sonna les relevailles de six pauvresses de la paroisse ; et le pasteur rendit grâce au ciel.

    Et puis plus haut encore avec un grincement perçant la penne d’or au sommet du clocher tourna du sud à l’est. Le vent avait changé. Il rugit très haut sur tout cela, au-dessus des bois, des prés, des monts, des miles au-dessus de Miranda endormie dans le verger. Il ratissa le ciel, sans voir, sans penser, sans rencontrer aucune résistance, puis faisant volte-face il souffla de nouveau en direction du sud. Des miles en dessous, dans un espace étroit comme le chas d’une aiguille, Miranda se redressa en s’écriant : « Oh, je vais être en retard pour le thé. »

    Virginia Woolf, Au verger (Rêves de femmes)

    Vanessa Bell, Virginia Woolf dans une chaise-longue, 1912