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littérature islandaise - Page 4

  • De nature diverse

    jon kalman stefansson,entre ciel et terre,roman,littérature islandaise,pêcheurs,mer,montagne,vie,mort,lecture,village,culture,islande« Les mots sont de nature diverse.

    Certains sont lumineux, d’autres chargés d’ombre. Avril est, par exemple, empli de lumière. Les jours s’allongent ; tel un javelot, leur lumière s’avance et pénètre l’obscurité. Un beau matin, nous nous réveillons, le pluvier doré est arrivé, le soleil s’est rapproché, l’herbe affleure sous la neige et commence à verdir, les bateaux pontés sont mis à l’eau après avoir sommeillé à longueur d’hiver sur la rive et rêvé de la mer. Le mot avril est tout entier de clarté, de chants d’oiseaux et d’impatience. Avril est le mois le plus prometteur de l’année. »

    Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre

  • Un gamin islandais

    Entre ciel et terre de Jón Kalman Stefánsson (Himnariki og Helviti - littéralement Le paradis et l’enfer, 2007, traduit de l’islandais par Eric Boury, 2010) suscite un grand enthousiasme et j’étais impatiente de découvrir ce premier roman d’une trilogie, suivi par La Tristesse des anges et Le Cœur des hommes – des titres qui donnent le ton. Ici la première partie intitulée « Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres » nous invite dans un univers quasi en noir et blanc.

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    Qui est ce « nous » ? Qui raconte comment vivaient il y a plus de cent ans ces gens devenus des noms sur des pierres tombales ? Il s’agit « d’arracher des événements passés et des vies éteintes au trou noir de l’oubli ». Début du premier chapitre : « C’était en ces années où, probablement, nous étions encore vivants. »

    Dans le Village de pêcheurs, « notre commencement et notre fin, le centre de ce monde », des maisons blotties sur une langue de terre dans une cuvette surplombée de montagnes, deux personnages sont en route et s’éloignent : Bárður et le gamin. Ils vont rejoindre les baraquements des pêcheurs par « un étroit sentier qui ondule comme un serpent gelé dans la neige », un chemin périlleux « tout au bord des falaises ».

    « D’un côté, la mer, de l’autre, des montagnes vertigineuses comme le ciel : voilà toute notre histoire. » La mer est magnifique, sauf quand elle élève ses vagues si haut qu’elle noie les marins « comme de misérables chiots ». Une fois « l’Infranchissable » franchi, sans que la corde ne se rompe, les deux amis peuvent regarder la mer, lever les yeux vers le ciel d’où tombe une obscurité de moins en moins bleue. Après deux heures de marche, le solide Bárður aux yeux sombres n’a pas l’air fatigué, observe le gamin qui souffle « comme un vieux chien ».

    Il y a quinze jours qu’ils ne sont plus sortis en mer à cause de la tempête, de la pluie et de la neige. Le monde retrouve sa forme, on voit la ligne d’horizon. La pêche à la morue va pouvoir reprendre, par barques de six rameurs. Bárður et le gamin aiment être à deux, à l’écart des autres – « il y a tant de choses à dire qui ne sont destinées qu’à eux, à propos de la poésie, des rêves et de ce qui nous tient éveillés ».

    Quand ils ont rejoint les baraquements, sur le lit où ils dormiront tête bêche, Bárður vide son sac : trois journaux, des vivres, plusieurs livres dont l’un lui a été prêté par un vieux capitaine devenu aveugle, Kolbeinn – Le paradis perdu de Milton, dans la traduction d’un pasteur islandais. « Nous passons notre existence à la recherche d’une solution, d’une chose qui nous console, nous apporte le bonheur et éloigne de nous tous les maux. »

    Chaque équipage a sa cantinière, Andrea prend soin d’eux. Avant de prendre la mer, le gamin boit plusieurs gorgées d’élixir de Chine censé protéger du mal de mer ; Bárður rouvre Le Paradis perdu pour lire quelques vers qu’il a l’intention de se rappeler. La lune a « ses voiles toutes gonflées de lumière blanche » : la mère du gamin lui a souvent parlé de la lune dans ses lettres. Ses parents avaient soif de lire, d’apprendre, puis son père est mort en mer, les enfants ont été séparés ; la mère du gamin lui a beaucoup écrit avant de mourir de la grippe.

    Entre ciel et terre campe un monde ancien et lointain, celui de pêcheurs islandais dont la survie dépend de la mer et qui ne savent pas nager. Bárður estime que son ami et lui qui aiment les mots, les poèmes, ne sont « pas nés pour être pêcheurs ». Il envie le rédacteur en chef du journal et trouve « merveilleux d’avoir pour emploi d’écrire ». Après quatre heures à ramer vient le moment de jeter les lignes à la mer et d’attendre dans le froid de plus en plus intense que le poisson morde. Puis c’est le drame : Bárður a oublié de prendre sa vareuse et personne ne pourra lui venir en aide. Le gamin, désespéré, se répète le vers de Milton écrit par son ami à celle qu’il aime : « Nulle chose ne m’est plaisir, en dehors de toi »,

    « L’enfer, c’est de ne pas savoir si nous sommes vivants ou morts ». Le gamin qui n’a pu sauver son ami n’a plus qu’une idée en tête : s’éloigner de la mer, aller rendre le précieux Paradis perdu au capitaine aveugle qui possède près de quatre cents livres dans sa bibliothèque, et mourir à son tour. Entre ciel et terre suit l’errance d’un garçon qui a perdu son ami et le goût de vivre.

    En même temps, Jón Kalman Stefánsson continue à décrire comment ces hommes et ces femmes vivent entre mer et montagne, en particulier l’entourage du capitaine Kolbeinn chez qui le gamin a fini par échouer, happé par l’incertitude, « un oiseau qui tournoie ». J’ai mis du temps à entrer dans cet univers sombre, à en percevoir la lumière. La structure est parfois déroutante, mais les images étonnantes, poétiques. Les morts y accompagnent les vivants. Les mots, « poissons immémoriaux », eux, ne meurent pas.

  • Chiffres

    « Papa pense les choses autrement, le monde tient par des chiffres : ils sont au cœur même de la création et on peut lire dans les dates une vérité profonde, y voir de la beauté. Ce que moi j’appelle hasard ou occasion, selon le cas, est pour papa un élément d’un système complexe. Trop de coïncidences, ça n’existe pas, une à la rigueur, mais pas trois ; pas de coïncidences en série, dit-il : l’anniversaire de maman, la date de naissance de sa petite-fille et le jour de la mort de maman, tout ça le même jour du calendrier, le sept août. Pour ma part, je ne comprends pas les calculs de papa ; d’après mon expérience, c’est justement quand on se met à escompter quelque chose de précis, que tout autre chose arrive. » 

    Audur Ava Olafsdóttir, Rosa candida

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  • Une rose islandaise

    Rosa candida (Afleggjarinn, 2007), le nom latin d’une fleur, ce n’est pas un titre ordinaire. La romancière islandaise, Audur Ava Olafsdóttir, se révèle aux francophones grâce à la traduction de ce roman (son troisième) par Catherine Eyjólfsson (2010). L’histoire d’un fils qui devient un père. L’histoire d’un jardinier. L’histoire de Flóra Sól.  

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    Vitrail de la Genèse (Cathédrale de Clermont-Ferrand) 

    « Comme je vais quitter le pays et qu’il est difficile de dire quand je reviendrai, mon vieux père de soixante-dix-sept ans veut rendre notre dernier repas mémorable. » Le « petit Lobbi », comme l’appelle son père, l’accompagne dans la serre : celui-ci y coupe de la ciboulette, lui, « le seul héritier de la serre de maman », prépare les boutures de rosier qu’il va emporter. Son père s’inquiète : n’oubliera-t-il pas la demoiselle qui a eu un enfant de lui (l’accident d’une nuit avec l’amie d’un ami dans la serre maternelle, ce qui ne suffit pas à faire un couple) ? Ne ferait-il pas mieux d’opter pour des études sérieuses plutôt que d’accepter un emploi de jardinier dans un monastère ? 

    Pour cette dernière soirée ensemble, son père et son frère jumeau, Jósef, se sont habillés avec soin. Son frère « demeuré » aime porter des couleurs vives. Ce dernier écarte la sauce verte du poisson, mais lui s’en sert largement, pour faire honneur au cuisinier, et ressent alors pour la première fois « une douleur au ventre ».  

    Peu de bagages, quelques boutures, et les voilà dans la vieille Saab du père qui conduit très lentement entre les champs de lave hérissée. Quand ses parents se sont installés dans cette zone dénudée, sa mère a été la première à y planter des arbres. Puis son père a bâti une serre, ce qui a permis à son épouse d’exercer sa passion : faire pousser des plantes, les mettre à l’abri des gelées. « Petit à petit le lopin de terre se transforma en jardin enchanté qui attirait l’attention et provoquait l’étonnement. » 

    Lobbi (Arnljótur Thórir) partage cette passion pour l’horticulture. Il a planté un pin nain à l’endroit où elle a perdu la vie dans un accident. A l’aéroport, il reçoit un cadeau de son père et de l’argent. Mais le mal au ventre ne passe pas, ni les nausées qui le font vomir dans l’avion, et encore dans le taxi qui le mène à l’hôpital dès son arrivée sur le continent. A l’infirmière, il confie ses boutures de « rosa candida » et montre la photo de sa fille en grenouillère, Flóra Sól. On l’opère d’une appendicite. Le cadeau, un pyjama en flanelle, tombe à point. Après avoir dormi trois jours et rassuré son père par téléphone, il se rend chez une amie qui lui a proposé de loger dans son appartement en son absence et se réjouit : « Il n’y a pas de jour ordinaire tant qu’on est en vie, tant que ses jours ne sont pas comptés. » 

    Reposé, Lobbi trouve une voiture d’occasion pour entreprendre le voyage de cinq jours vers une roseraie ancienne qu’on lui a demandé de restaurer. Le temps de repenser à cette « demi-nuit » dans la serre lourde de conséquences, aux quelques rencontres avec Anna pendant sa grossesse puis à la maternité, où il a assisté à l’accouchement. Et enfin, le voilà près du monastère au sommet d’un rocher : « Cela paraît invraisemblable que l’on puisse trouver là-haut un jardin qui figure dans tous les manuels consacrés à la culture des roses depuis le Moyen Age. » 

    Une nouvelle vie commence là. Accueilli par frère Thomas, cinéphile et polyglotte, le jardinier découvre, presque à l’abandon, le fameux jardin des moines dont lui parlait sa mère. C’est là qu’il va planter la rose à huit pétales, d’une rare couleur pourpre, dont il a pris soin pendant tout son voyage (une fleur fictive, à ma connaissance, au nom symbolique - merci aux botanistes de me contredire s'il y a lieu). Il lui faudra deux à trois mois pour faire revivre ce jardin : les moines, plus intéressés par les livres, ont négligé cette collection exceptionnelle de plus de cent variétés de roses. 

    Davantage encore depuis son opération, Lobbi, vingt-deux ans, est hanté par le corps, celui des autres, le sien, et par la mort. Il n’a pas du tout envie de se faire moine. A l’extérieur du monastère, il a peu de contacts, mais les gens du bourg reconnaissent « le garçon aux roses ». Une lettre d’Anna, inattendue, vient bouleverser sa routine : elle a besoin d’un mois pour terminer son mémoire et lui demande de garder le bébé pendant ce temps. Il accepte. Frère Thomas lui trouve un petit meublé à louer hors du monastère, le jeune homme se fait couper les cheveux, aménage l’appartement, y installe quelques plantes, s’inquiète de son inexpérience culinaire (repas et recettes constituent en quelque sorte le ventre du récit d'Audur Ava Olafsdóttir).

    « Il émane de cette enfant de la clarté » : l’arrivée d’Anna et de Flóra Sól l’éblouit. La petite est merveilleuse, elle ressemble à sa grand-mère paternelle. La jeune femme, fatiguée, lui est reconnaissante pour son accueil et le repas qu’il a préparé lui-même. Ses attentions envers leur fille la rassurent. Mais à peine repartie, elle revient : serait-il possible qu’elle reste là, elle aussi, à bouquiner et travailler ? Pris de court, le jardinier accepte encore. Et voilà sa vie complètement chamboulée par son nouveau rôle. Anna et lui ont à présent le temps de faire vraiment connaissance. Aux yeux des autres, ils forment un couple, mais ils dorment séparément, elle dans la chambre avec Flóra, lui sur le canapé. 

    Conçu comme une « ode à la sensibilité masculine », Rosa candida (sous une couverture moins pertinente que l’original), montre avec une grande délicatesse comment un jeune homme plutôt candide, un « Saint François des fleurs » pour qui l’essence d’un jardin est « le jeu de l’ombre et de la lumière », découvre les gestes de l’amour paternel, de la vie sociale, rend la vie à une roseraie, s’initie à la cuisine, et s’interroge sur les raisons de vivre avec une femme dont il ne saisit pas encore toutes les intentions, présente et absente en même temps, imprévisible.