« Je parlais avec Rosier car j’étais inquiète de ce qui nous opposait souvent Jean-Luc et moi. Elle me rassurait : selon elle, tous les hommes traversaient une sévère remise en question aux approches de la quarantaine. Elle était sûre qu’il m’aimait même si la politique, pour l’instant, l’emportait sur le sentiment amoureux. Par contre, elle me trouvait trop dépendante. Quand elle apprit que je n’avais pas de compte en banque ni de carnet de chèques et que Jean-Luc me donnait quand je le souhaitais de l’« argent de poche », elle fut horrifiée. « Mais tu travailles, tu gagnes ta vie ! C’est lui qui touche tes chèques ? – Heu, je crois. » Elle me persuada de remédier à cette situation, je promis et n’en fis rien : au fond, cela me convenait. »
Wiazemsky
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Argent de poche
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68 par Wiazemsky
Anne Wiazemsky a raconté ses débuts au cinéma dans Jeune fille, sa rencontre avec Jean-Luc Godard dans Une année studieuse. Un an après commence quand elle s’installe avec le réalisateur devenu son mari dans le Quartier Latin (son rêve d’adolescente) au 17 de la rue Saint-Jacques. C’est juste en face de l’église Saint-Séverin, ce qui enchante son grand-père, François Mauriac.
Anonimo : Anne Wiazemsky et Jean-Luc Godard. Fotografia scattata durante le riprese del film One plus one, 1968 © Galerie ObsisDepuis la fin de l’été 1967, « Rosier et Bambam » sont entrés dans la vie du couple Godard, elle, une grande styliste, et lui, Jean-Pierre Bamberger, directeur d’une usine de textile. Quand ils sont à Paris, ils se voient souvent, dans leur appartement rue de Tournon ou à la brasserie Balzar. Godard et sa femme font la tournée des universités américaines pour présenter La Chinoise et en débattre avec les étudiants, ce qu’apprécie le cinéaste mais pas elle, que cela ennuie vite.
« Se réveiller ensemble et se retrouver le soir étaient à ses yeux l’essentiel » ; elle note dans son journal : « Aimer m’enlève toute mon indépendance. » Les propositions se succèdent au cinéma : elle se charge de la photo pour Michel Cournot (Les Gauloises bleues), joue pour Pasolini (Théorème). Début 1968, elle accompagne Godard à La Havane, où elle se sent gênée par l’attitude de « dévotion » des officiels du cinéma cubain envers lui.
A Paris, on s’agite : Truffaut a télégraphié à Godard pour qu’il rentre après que le président de la Cinémathèque, Henri Langlois, a été remplacé « sur décision gouvernementale ». La défense de Langlois s’organise. Le 14 février, ils participent à une manifestation pour réclamer la démission de Malraux, ministre de la culture, et la réouverture de la Cinémathèque. Quand ils veulent faire ouvrir ses portes de force et aussi celles du TNP, la police réplique à coups de matraque, le choc est violent.
Le 3 mai 1968, elle a cette journée en tête en rentrant chez elle : « Il régnait une atmosphère d’émeute aux abords de la Sorbonne. » Un meeting doit s’y tenir le soir, on a fermé l’université de Nanterre. Quand tout à coup des étudiants affluent de partout, la bousculent, elle reste paralysée de peur jusqu’à ce que l’un d’entre eux la gifle : « Ne reste pas ici, connasse. » Elle court alors jusque chez elle, hébétée. Godard, inquiet, lui téléphone et conseille d’écouter la radio sur Europe numéro 1.
A partir de là se déroule l’histoire des Godard en plein mai 68, alternant tournages, manifestations, rencontres, discussions. Jean-Luc ramène à leur appartement Jean-Jock, un jeune homme aux cheveux longs et sales, convaincu qu’ils sont « à la veille du Grand Soir ». Il tutoie Anne, l’appelle « camarade », elle s’en irrite mais s’amuse de ses airs de « petit garçon » et surtout, elle sent que Godard est séduit par sa jeunesse et son enthousiasme.
C’est avec eux et leurs amis du cinéma qu’on revit les péripéties parisiennes, les affrontements, les débats qui les opposent – Godard est souvent en désaccord même avec ses amis les plus proches. Il ne veut plus manger dans un restaurant « bourgeois », sa seule préoccupation est de se joindre au mouvement, de rencontrer les étudiants et les lycéens, de remettre le système en question.
L’atmosphère est parfois bon enfant, mais plus le temps passe, plus elle devient violente. La famille d’Anne s’inquiète, pour elle et pour son frère Pierre qui accompagne partout les étudiants et photographie les événements. De leurs fenêtres rue Saint Jacques, ils peuvent observer les charges et les attaques, le va-et-vient des ambulances. Godard, passionné, déclare qu’il ne veut plus faire du cinéma comme avant et lance à Cournot : « le cinéma dont tu parles est mort ! »
Anne Wiazemsky ne dissimule pas son irritation devant les débordements, le radicalisme de Godard, et accepte avec plaisir l’invitation de Rosier et Bambam qui partent pour le Midi : dans la belle villa de Pierre et Hélène Lazareff (mère de Rosier) au bout d’une presqu’île, c’est l’éblouissement, le calme, il ne lui manque que la présence de Godard. Une chatte blanche et rousse saute dans sa chambre et lui tient compagnie. Anne va se baigner nue dans la mer, se sent véritablement en vacances, savoure la détente.
Quand Godard vient les rejoindre – Truffaut l’a appelé de Cannes pour arrêter le festival –, il critique tout : cette chambre luxueuse, son bronzage de vulgaire starlette, son refus de l’accompagner à Cannes. Rosier parvient à le calmer, Anne est déçue par la tension qu’il a provoquée dès son arrivée. Avec Rosier qui estime que « le génie n’excuse pas tout », elle peut en parler – « L’enfant, c’est lui, pas toi », leur amie la rassure. Bien sûr, ils vont se réconcilier, Godard lui déclarer à nouveau son amour et puis, ils rentrent à Paris en voiture, grâce aux pleins d’essence assurés par des amis en cours de route, les stations étant fermées.
A mi-lecture dans Un an après, quasi tous les éléments du récit – sous-titré « roman » – sont en place. Anne Wiazemsky décrit les bons moments et les autres, les grandes rencontres et les petits côtés d’une vie de couple où, malgré l’admiration mutuelle, on sent poindre un désenchantement. Mai 68, année de libération ?
A la fin d’un entretien publié sur le site de l’éditeur, elle précise : « Mais là, même si ce n’est pas compréhensible tout de suite pour l’héroïne, le conte de fées se fissure. C’est à la toute fin de l’écriture que j’ai décidé de mettre les choses au point. Si l’histoire ne s’arrête pas là dans les faits, elle s’arrête quand je cesse d’être ce témoin privilégié. En dire plus, c’était m’éloigner du noyau du livre, qui est l’histoire de « ces deux-là », d’Anne et Jean-Luc, qu’il fallait terminer. Pour reprendre une phrase de Truffaut, je n’ai pas dit toute la vérité, mais je n’ai dit que des choses vraies – et c’est aussi valable pour les sentiments que pour la révolution ! »
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Guerre, passion
« A la maison, la guerre continuait. J’y passais le moins de temps possible, prise par mes cours à Nanterre, Jean-Luc et l’appartement des Jeanson chez qui je me réfugiais souvent. Francis continuait à être le seul qui rendait la philosophie vivante. Jean-Luc parfois en prenait ombrage et se plaignait de ne pas me voir assez. Il était sur le point d’avoir enfin les clefs de son appartement et souhaitait que je m’y installe avec lui. Soir après soir, je lui répétais que ma famille ne l’accepterait jamais, que j’étais mineure jusqu’à mes vingt et un ans et de ce fait, sous la tutelle de mon grand-père. Quand il insistait trop, je me fâchais et rentrais chez moi très perdue. Dans ces moments-là, il m’arrivait de penser qu’il m’aimait bien plus que je ne l’aimais. Cela me rendait coupable envers lui comme envers ma famille. Je me jugeais lâche, infantile, sans désir sauf celui de prendre la fuite. »
« Je passai encore deux jours sur le film. Les scènes avaient lieu en intérieur et je regardais avec passion François Truffaut diriger Jeanne Moreau et Charles Denner. Je le trouvais d’une délicatesse inouïe, j’aimais sa douceur et l’entente qu’il parvenait à créer autour de lui. Coutard, absorbé par des difficultés techniques, oublia ma présence et je pus, malgré l’exiguïté des lieux, faire mes photos sans gêner personne. Je quittai le plateau de La mariée avec regret, plus amoureuse que jamais du cinéma. C’était bien là que se trouvait ma place. J’étais décidée à y revenir que ce soit devant ou derrière la caméra. »
Anne Wiazemsky, Une année studieuse
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L'amour de Godard
Dans Une année studieuse (2012), Anne Wiazemsky n’a qu’un an de plus que dans Jeune fille. C’est le récit de sa rencontre, à dix-neuf ans, avec Jean-Luc Godard qu’elle finit par épouser, en 1967. Une éducation sentimentale. Un « roman ».
Anne Wiazemsky et Jean-Luc Godard à Avignon © Photo Pierre Domenech (Paris Match)Son milieu – elle est fille d’un prince russe, petite-fille de François Mauriac par sa mère – ne la prédispose pas à fréquenter les gens de cinéma, mais après avoir tourné avec Bresson, Anne Wiazemsky continue à se passionner pour le septième art et en juin 1966, encouragée par un ami, elle écrit à Jean-Luc Godard (aux Cahiers du Cinéma) qu’elle a beaucoup aimé Masculin Féminin et aussi, « sans réaliser la portée de certains mots », l’homme derrière le film.
Trois fois déjà, leurs chemins se sont croisés, sans plus. Anne a échoué en partie au bac de philo, un oral est prévu en septembre. A un cocktail des éditions Gallimard (Antoine Gallimard est un ami), elle remarque Francis Jeanson dont elle a entendu parler par son grand-père et l’aborde avec audace : « J’ai besoin que vous me donniez des leçons de philo. » Surpris, l’homme accepte et lui donne rendez-vous chez lui le premier août.
Avec son amie Nathalie, à Montfrin, Anne participe en juillet à la récolte des pêches. L’après-midi, elles se reposent dans le château familial d’où on a vue sur toute la région. C’est là que Godard la demande un jour au téléphone : rentré du Japon, il a trouvé sa lettre et s’est renseigné chez sa mère. Il lui donne rendez-vous le lendemain à midi devant la mairie.
Costume de ville, lunettes noires, livre à la main, il l’attend. Il a loué une voiture et propose de déjeuner près d’Avignon. Il parle beaucoup. Après le restaurant, ils flânent, bras dessus bras dessous, entrent chez un disquaire (il lui offre des quatuors de Mozart), dans une librairie (il lui achète Nadja de Breton), puis la ramène à Montfrin. Bientôt il l’appellera à nouveau, reviendra – « A mon grand étonnement, il me raconta la place que j’occupais dans sa vie, depuis un an. »
Godard était tombé amoureux de la fille de la photo parue dans Le Figaro lors du tournage d’Au hasard Balthazar. C’est pour la voir qu’il avait proposé aux Cahiers un entretien avec Bresson – étaient-ils amants ? l’avaient-ils été ? Il lui parle de son amour pour Anna Karina, une histoire « finie depuis longtemps », de son attirance pour Marina Vlady, qui a cessé lorsqu’il l’a rencontrée, elle, à Montfrin. Bref, il est « seul, sans aucune attache, libre. » Et elle ?
Son amie comprend qu’Anne soit amoureuse, mais qu’ils passent la nuit ensemble chez elle en l’absence de sa mère la choque – Anne est encore mineure. Elle trouve cela trop rapide et risqué, mais finit par céder. Godard se montre délicat, prévenant, et la jeune femme qui n’était plus vierge mais n’avait guère connu le plaisir est comblée. Lui pense déjà au mariage : « pourquoi penses-tu que je t’ai donné rendez-vous devant la mairie ? »
A Paris, ce sera différent. Un oral de philo à rattraper. Une mère à qui il faudra faire accepter Nadja, une jeune chienne cocker offerte par des agriculteurs, et, un jour, parler de Jean-Luc – sans savoir encore si elle l’aime « vraiment ». Première leçon chez Jeanson, pédagogue, bienveillant. Les Jeanson deviendront leurs premiers amis.
Quand Anne accompagne Godard sur le tournage de Deux ou trois choses que je sais d’elle, elle découvre un réalisateur autoritaire, concentré, toujours attentionné envers elle. Sa mère rentre à Paris : furieuse de la présence de la chienne, hostile à celui qui dépose des cadeaux sur leur paillasson, un jour un livre, un autre une marionnette, et sans cesse des lettres pour Anne. Godard est envahissant.
A peine le bac obtenu (une promesse en échange de la permission de tourner avec Bresson l’année précédente), Anne décide de s’inscrire en philosophie, contre l’avis des siens. Mais elle n’obtient pas la Sorbonne, elle devra se rendre à Nanterre. Mauriac, 80 ans, son tuteur – Anne et sa mère vivent chez lui –, rejette et la chienne et la philo, avec mépris. Il a des mots très durs pour sa petite-fille qui n’en fait qu’à sa tête.
Heureusement son frère Pierre (Wiaz) adopte tout de suite Jean-Luc qui lui trouve « des airs de jeune prince russe ». Avec Jeanson, Anne apprend la philo, avec Jean-Luc le cinéma. Les rencontres avec le critique Michel Cournot, avec Truffaut, intéressent la jeune femme beaucoup plus que les cours à la fac où elle se sent perdue dans la masse. Sa mère voit qu’elle s’émancipe, déplore sa manière de s’habiller, de s’échapper. Pour faire le point, Anne passe une semaine en Normandie. Elle tient à sa liberté et ne veut pas qu’un Godard trop possessif mette en cage celle qu’il appelle son « animal-fleur ». Inquiet, il la ménage : c’est à lui, le plus âgé et le mieux armé, de patienter.
Une année studieuse (« amoureuse » aurait été plus juste) rapporte toutes les étapes qui conduiront la jeune étudiante et actrice – rôle qu’elle jouera dans La Chinoise, dont le tournage épique est raconté en détail – à accepter de se marier. Godard se pliera au rite de la demande en mariage auprès de son grand-père : « Devenir le grand-père de Jean-Luc Godard, quelle consécration ! », dira l’un ; « le petit-fils de Mauriac… » dira l’autre.
C’est le tableau d’une époque, juste avant mai ’68 (on aperçoit la chevelure rousse de Dany à Nanterre). On y croise Jean-Pierre Léaud « sublime à l’écran et émouvant dans la vie », Jeanne Moreau, hôtesse raffinée dans sa propriété de La Garde-Freinet, Vilar, Béjart… On y découvre un Godard intime, excessif en tout et charmeur, cultivé et ironique, ses répliques désarçonnantes, sa naïveté quand l’ambassade de Chine rejette La Chinoise alors que lui s’emballe pour la Révolution Culturelle. Anne Wiazemsky lui donne souvent le beau rôle, se plie alors, malgré quelques rébellions, aux quatre volontés d’un homme exigeant et passionné.
Ce qu’aimer veut dire de Mathieu Lindon a encouragé Anne Wiazemsky à écrire sur cette période de sa vie, longtemps après leur rupture (en 1979). Mêlant faits réels et fiction – « La mémoire est très bonne romancière » – comme Godard le faisait dans ses films, elle relate avec simplicité et justesse « une année terrible de doutes, de difficultés à s’arracher à cette famille, d’une peur panique de (s)’engager » (Le Figaro). Juste avant le mariage, par souci d’honnêteté, elle dit à Godard : « Je veux vivre le plus longtemps possible avec toi. Mais je sais que ce n’est pas pour toute la vie, que j’aurai d’autres amours et d’autres vies. » – « Peut-être, mais seul compte notre présent. Ne t’inquiète pas. »
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Compassion
« Des voix chuchotées d’enfants arrêtèrent le cri. En se détournant, elle les aperçut groupés devant le wagon. Ils étaient une dizaine ; des petites filles, des petits garçons, quelques mères. Ils tenaient des bouquets de fleurs à la main.
Des fleurs des champs qui venaient d’être cueillies, encore humides de rosée.
Sur tous ces visages tendus vers elle se lisaient le chagrin et la compassion. Une femme lui tendit une bougie allumée. Puis elle se signa et s’agenouilla. Les autres l’imitèrent ; Nathalie et le jeune soldat, dans le wagon, firent de même.
« C’est à eux que je dois de ne pas être devenue folle », dira Nathalie. »Anne Wiazemsky, Une poignée de gens