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Roman - Page 186

  • Je me sens si seul

    Siri Hustvedt, dont je vous ai déjà présenté Les yeux bandés et L’envoûtement de Lily Dahl, a choisi un homme comme narrateur dans Elégie pour un Américain (The Sorrows of an American, 2008). Un psychiatre. Lars Davidsen, son père, vient de mourir. En triant ses papiers avec sa sœur Inga, il tombe sur une lettre signée Lisa : « Cher Lars, je sais que tu ne diras jamais rien de ce qui s’est passé. Nous l’avons juré sur la BIBLE. Ca ne peut plus avoir d’importance maintenant qu’elle est au ciel, ni pour ceux qui sont ici sur terre. J’ai confiance en ta promesse. » Que « Pappa » leur ait caché des choses ne les étonne pas trop. Inga, qui a perdu son mari cinq ans plus tôt, est particulièrement curieuse de découvrir de qui et de quoi il s’agit. Erik Davidsen, divorcé, se plonge pour sa part dans la lecture des Mémoires de son père.

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    De retour chez lui à Brooklyn, assis devant son bureau, il aperçoit par la fenêtre une jeune femme et une petite fille qui traversent la rue, devine « de possibles locataires pour le rez-de-chaussée » de sa maison. Miranda, la mère, d’origine jamaïcaine, a « une allure superbe » ; Eglantine, la fillette, s’exclame en le voyant : « Regarde, maman, c’est un géant ! » Le logement leur convient. « Je les regardai descendre les marches du perron, revins sur mes pas dans le vestibule et m’entendis murmurer : « Je me sens si seul ». (…) Telle est l’étrangeté du langage : il traverse les frontières du corps, il est à la fois dedans et dehors, et il arrive parfois que nous ne remarquions pas que le seuil a été franchi. »

    Si son divorce l’a convaincu d’avoir été « un mari raté », le Dr Erik Davidsen estime avoir réussi en tant qu’oncle : ces cinq dernières années, depuis la mort de Max Blaustein, son beau-frère, un romancier reconnu, il est particulièrement proche d’Inga et de Sonia, sa nièce, encore hantées par les images du 11 septembre à New-York. Il a toujours veillé sur sa sœur, qui, petite, était sujette à des crises, perdait conscience un instant, et que ces absences rendaient particulièrement vulnérable auprès de ses condisciples – « Inga, dinga ! » En grandissant, elle en a moins souffert mais est restée sujette à des migraines. Sur son insistance, il va chercher aussi de son côté à identifier la mystérieuse Lisa qu’a connue leur père.

    Mais ses nouvelles locataires occupent de plus en plus ses pensées, la beauté de Miranda l’obsède – elle est illustratrice et il a aperçu chez elle un dessin fascinant. La petite fille cherche son contact. Lorsqu’un jour, en rentrant chez lui, il découvre sur le seuil quatre photos polaroïd de Miranda et Eggy dans le parc, sur lesquelles on a tracé des cercles barrés, il est surpris qu’elle lui demande simplement de les jeter, sans rien expliquer. « Quelqu’un épiait Miranda, et je me demandai si c’était quelqu’un qu’elle connaissait. »

    La jeune femme reste sur la réserve, le psychiatre s’efforce de respecter les distances, conscient de fantasmer sur elle. Sa sœur, elle, est terriblement troublée par la visite d’une journaliste indiscrète qui se montre plus intéressée par la vie privée de Max Blaustein que par son œuvre et menace de dévoiler des lettres à une autre femme. Inga craint surtout pour Sonia et sa fille craint pour elle, toutes deux se confient à Erik, tour à tour. D’autres incidents amèneront Miranda à raconter au Dr Davidsen quelques pans de son passé et même un jour à lui confier, exceptionnellement, la garde de sa fille.

    Elégie pour un Américain croise donc tous ces fils – lecture des écrits du père, soucis d’Inga et de Sonia, vie de Miranda et d’Eggy – entre lesquels s’insèrent des séances chez le psychiatre, où nous découvrons les obsessions de quelques-uns de ses patients en plus des siennes. La trame psychologique est une des plus intéressantes du récit, d’autant plus quand Erik Davidsen observe ses propres réactions. « Le matin, je m’éveillais sous un ciel lourd et, même s’il s’allégeait en général une fois que je me retrouvais avec mes patients, j’étais conscient d’être entré dans ce que l’on appelle, dans le jargon médical, l’anhédonie : l’absence de joie. »

    Dans un de ses livres, sa sœur philosophe a écrit que « Le problème, c’est que nous sommes tous aveugles, tous dépendants de représentations préconçues de ce que nous pensons que nous allons voir. La plupart du temps, c’est comme ça. Nous ne faisons pas l’expérience du monde. Nous faisons l’expérience de ce que nous attendons du monde. Cette attente est très, très compliquée. » Quel regard portons-nous sur les autres ? sur nous-mêmes ?

    Siri Hustvedt s’insinue dans les fissures de toutes ces personnalités, crée comme dans ses autres romans une espèce de suspens à propos de chacun des personnages et de leurs secrets. Ambivalence des rapports familiaux et amoureux, étrangeté des vies intérieures, la romancière excelle à nous tenir en haleine. De son style, on pourrait dire ce qu’elle écrit de la voix : « Je sais que ce qu’on dit est souvent moins important que le ton de la voix qui prononce les mots. Il y a de la musique dans un dialogue, des harmonies et des dissonances mystérieuses qui vibrent dans le corps comme un diapason. »

  • A la terrasse

    « Tout en repensant à cette histoire, et de plus en plus inquiet pour Glika, Ariadna et Xavéri, il atteignit la place de l’Opéra et s’arrêta au Café de la Paix. Une bande de jeunes gens passa, les uns en bonnets de fou, les autres en masques vénitiens. Ils chantaient des airs de Juliette Gréco. A Moscou, cela aurait été inimaginable. Immédiatement, toutes ses inquiétudes s’envolèrent. La joie d’être seul à Paris le pénétra. Je vais passer deux ou trois jours – et deux ou trois nuits – ici, sans aucune obligation, sans aucune surveillance, sans avoir à lutter pour rien, que la paix reste en paix, non pas en qualité d’agent des Services, mais simplement en poète par la grâce de Dieu :

     

    Planté un jour sur le bitume

    Devant le Café de la Paix

    Tel Souvorov à la retraite

    Je rimais en franc volapük.

     

    Je vais m’asseoir à la terrasse et zieuter les passants, les zigotos et les putains. C’est exactement ce que je dirai au garçon : Je suis tout à fait seul. Je vais boire à la bonne mienne, je passerai ma commande dans l’ordre suivant : un double Martini, un double scotch, une absinthe. Et on remet le tout. »

     

    Vassili Axionov, Les Hauts de Moscou

  • Moskva kva-kva

    Les gratte-ciel de Staline, indissociables aujourd’hui du paysage urbain moscovite, ont inspiré à Vassili Axionov (1932-2009) un roman satirique, Les Hauts de Moscou (Moskva kva-kva en russe, 2006). Ces sept « gigantesques bâtiments ou « grimpettes », comme les avait baptisés le peuple », étaient réservés dans les années 1950 aux « meilleurs citoyens de l’Union Soviétique athée ». Glika Novotkannaïa, l’héroïne du roman, s’y plaît dans un splendide appartement attribué à son père, physicien et général, et à sa mère docteur en histoire de l’art et membre de divers conseils d’administration dont celui responsable du prix Staline. L’étudiante en journalisme et championne de canoë s’est fiancée sur un coup de tête à Kirill Smeltchakov, poète et héros de l’URSS, 37 ans, qui a déjà publié avec succès quinze recueils de vers, et bénéficie également d’un appartement au dix-huitième étage de la Iaouza, avec vue sur le Kremlin. La perle de l’intelligentsia russe trouve commode de s’afficher avec ce séduisant aviateur-poète qui accepte de jouer le rôle de « l’éternel fiancé d’une vierge éternelle ».

     

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    Kotelincheskaya Naberezhnaja Moscow © Dmitry Azovtsev

     

    Quelques mois plus tard, l’amerrissage en hydravion de George Mokkinaki, un amiral de la génération de Kirilli, sur la Moskva, subjugue tous les locataires du dix-huitième étage installés sur la terrasse et provoque un deuxième élan du cœur chez la jeune Glika, éperdue d’admiration. Kirilli a désormais un rival, mais un coup de téléphone
    de Iossif (Staline aime l’appeler quand il se saoule et exige alors qu’il l’appelle par son prénom), obsédé par Tito qui complote contre lui, ramène Smeltchakov à ses obligations : un congrès pour la paix à Paris, en compagnie de quelques écrivains soviétiques, puis une mission secrète au Japon.

     

    « Ah, cette Glika, me dis-je aujourd’hui en introduisant ces lignes dans mon ordinateur. C’est qu’elle avait alors mon âge moins dix mois. Il me semble que
    je l’ai rencontrée dans ce temps-là. 1952, cafardeux Childe Harold, je me
    balade autour du gratte-ciel, observant d’un œil sarcastique ses œuvres de granit : personnages, colonnades, tourelles pommes de pin. Je méprise de toutes les forces de ma jeune âme le style et le luxe de l’aristocratie stalinienne »
    confie alors le narrateur, qui ne fera son apparition dans le récit que plus tard, sous le nom discret d’Untel Untelovitch. « Et c’est vrai, des décennies ont passé depuis le milieu du Iks-Iks (XXe siècle) et qui pourrait imaginer Moscou sans ses sept grimpettes, sans ce défi au bon goût, ces monstruosités, cette hypertrophie pâtissière ? » Glika perd alors sa virginité, mais avec un autre personnage que ceux déjà présentés.

     

    Si sa fille porte à la manifestation du premier mai un portrait du bien-aimé Staline, avant de se rendre à une fête chez des « jouisseurs avides » qu’elle n’apprécie pas trop, Ariadna de son côté, rentre chez elle fatiguée de sa journée.  Faddéi lui sert du thé, le domestique est en réalité payé par les services secrets pour veiller à la sécurité du physicien aux travaux « top secret » et de sa famille. Un homme précieux, surtout quand on a un mari trop souvent absent, et en particulier quand ses absences coïncident avec un congé pour raisons familiales demandé par Nioura, l’épouse de Faddéi..

     

    Ni son père ni sa mère ne voient d’un bon œil Glika se rapprocher de Mokkinaki, mais ils ont trop à faire pour l’empêcher de s’envoler clandestinement avec lui vers l’Abkhazie, dans une villa somptueuse au bord de la mer – un endroit secret qui ressemble furieusement à Biarritz, idéal pour une demande en mariage. Glika dit oui, mais doit d’abord défendre les couleurs de son pays aux jeux olympiques d’Helsinki, d’où la jeune fille aux deux fiancés revient avec une médaille de bronze.

    Vous l’aurez compris, Axionov propose dans Les Hauts de Moscou un roman picaresque bourré de personnages improbables, de situations inédites, d’anecdotes. Sa description du Tout-Moscou et du régime Tout-Staline est d’une ironie inépuisable. Ses héros qui n’échappent pas tous aux vicissitudes du temps ont à composer avec les obligations de l’époque. XIXe Congrès du parti communiste, soirée du quarantième anniversaire d’Ariadna, jazz écouté en catimini, sous-marin dans la Moskva, les péripéties régaleront les amateurs d’action et de digressions, ceux qui ont aimé A la Voltaire.

    Dans l’immeuble tour de la Iouza, les protégés de Staline ont d’étranges voisins dont ils ne soupçonnent pas l’existence. Quand on sort de l’ascenseur au dix-huitième étage, il y a toujours bien quelqu’un sur le palier prêt à vous ouvrir sa porte et  à vous embarquer dans son histoire. A ceux qui n’ont rien lu de Vassili Axionov, je recommande néanmoins Une saga moscovite (1995), sa fresque maîtresse, où le tragique et le comique sont aussi présents, mais sans la frénésie baroque qui, dans ce roman-ci, noie parfois le sujet, au risque de lasser. Quoique... A voir l’air délétère qui enfumait Moscou et une partie de la Russie cet été, sous l’effet conjugué de la canicule, des incendies et de la pollution, comment ne pas voir tout de même dans ces excès un certain écho… au chaos ?

  • L'été

    « Sur les têtes qui crient dans le magasin, la faim a des oreilles transparentes, des coudes durs, des dents cariées pour mordre et des dents saines pour crier.
    Il y a du pain frais dans le magasin. On ne compte plus les coudes dans le magasin, mais le pain est compté.

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    A l’endroit où la poussière vole le plus haut, la rue est étroite, les immeubles
    sont penchés et serrés. L’herbe s’épaissit au bord des chemins et quand elle fleurit, elle devient insolente et criarde, toujours déchiquetée par le vent. Plus
    les fleurs sont insolentes, plus la pauvreté est grande. Alors l’été se moissonne lui-même, confond les vêtements déchirés et la balle des céréales. Pour faire briller les vitres, les yeux qui sont devant et derrière comptent autant que les graines volantes pour l’herbe. »

    Herta Müller, Le renard était déjà le chasseur

  • Etrange Herta Müller

    Le prix Nobel de littérature accordé en 2009 à Herta Müller, originaire de Roumanie et réfugiée en Allemagne en 1988 (elle avait alors 35 ans), pour avoir « avec la densité de la poésie et l’objectivité de la prose, dessiné les paysages de l’abandon », m’a donné envie de la découvrir. Le renard était déjà le chasseur (traduit de l’allemand) est un titre énigmatique qui correspond bien à l’atmosphère du roman. Cela commence avec l’observation d’une mouche transportée par une fourmi. Adina, une institutrice, est allongée sur le toit de son immeuble près de son amie Clara, occupée à se coudre un chemisier pour l’été. Les peupliers autour d’elles « ne bruissent pas, ils murmurent. »

     

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    Dès le premier chapitre, Le chemin du ver dans la pomme, - tous les chapitres portent un titre -, le récit colle aux choses (une aiguille, des ciseaux, une pomme, des tapis battus…) et aux lieux : un atelier de couturière, celui du ferblantier, le salon du coiffeur qui évalue la durée de vie de ses clients au poids des cheveux qu’il leur a déjà coupés. Herta Müller compose surtout des phrases basiques (sujet, verbe, complément) où les images surgissent à l’improviste : « Quand il n’y a pas d’électricité dans la ville, les lampes de poche font partie des mains, tels des doigts. »

     

    Chaque jour, la photo du dictateur dans le journal, avec sa boucle sur le front, regarde les Roumains qui le lisent, dans les quartiers populaires comme dans les « rues silencieuses du pouvoir » réservées aux membres du Parti et de la Police, les seules
    à être éclairées. Par une collègue dont la mère est domestique chez un officier, Adina connaît un peu ce qui se passe là-bas. « Dans le souffle de la peur, on finit par avoir l’oreille fine. » Au café près de la rivière, Paul, son ex, lit le journal pendant qu’elle découvre l’invitation de Liviu : leur ami qui a quitté la ville deux ans plus tôt pour enseigner dans un petit village du Sud va se marier avec une institutrice du coin.

     

    Mais la mort s’invite dans le quartier. Le ferblantier est retrouvé pendu, un ivrogne s’effondre dans une cabine téléphonique. Adina emmène ses élèves aux champs pour la cueillette des tomates. De son côté, dans un magasin, Clara est abordée par un homme avec une cravate à pois rouges et bleus qui la complimente sur sa robe et se présente : Pavel, avocat. Au cœur de l’été passe un cortège funèbre. « Un mort que l’on pleure beaucoup devient un arbre, dit un passant, et un mort que personne ne pleure devient une pierre. »

     

    L’oppression perceptible dans le tranchant des difficultés quotidiennes se fait explicite quand le directeur d’Adina la convoque pour l’avoir appelé « Monsieur le directeur » au lieu de « Camarade directeur » puis porte la main à son corsage. A l’usine aussi, les femmes subissent constamment les avances de l’intendant Grigore, dont les enfants sont légion. Au village de Liviu, ceux qui veulent traverser le Danube à la nage sont abattus d’un coup de fusil. Adina attend en vain une lettre de son amoureux, Ilie, soldat sur le front. Un concert où Paul se produit sur scène avec un groupe, est interrompu, le public chassé à coups de matraques, le chanteur Abi arrêté et interrogé sur le sens de la chanson « Visage sans visage », écrite par Paul.

     

    Le danger fait d’autant plus peur quand il s’insinue : Adina découvre un soir que la queue se détache de la fourrure du renard au pied de son lit, plus tard qu’on lui a coupé une patte… On s’est introduit chez elle. Adina n’avait pas dix ans quand elle s’était rendue avec sa mère au village voisin pour acheter un renard. « Le chasseur posa le renard sur la table et lui lissa les poils. Il dit : on ne tire pas sur les renards, les renards tombent dans le piège. Ses cheveux, sa barbe et les poils de ses mains étaient rouges comme ceux du renard, ses joues aussi. A l’époque, le renard était déjà le chasseur. » Clara devient la maîtresse de Pavel sans savoir au début le genre d’homme qu’il est, lui qui torture pendant les interrogatoires. Adina la repousse quand elle apprend qu’elle sort avec un homme de la securitate. Plus tard, Clara les avertira, elle et Paul, d'une liste portant leurs noms, et  leur conseillera de s’enfuir, de se cacher.

    Comment rendre compte de ce récit où les faits importent moins que l’atmosphère, les personnages moins que les situations ? La prose d’Herta Müller est pleine de leitmotivs, de détails grossis comme à la loupe, de mots en capitales, de gestes lourds de sens. La nature, le travail, la conversation, tout peut soudain s’y transformer en menace. Les hommes y subissent la loi de leurs supérieurs ; les femmes, la loi des hommes, à moins qu’elles ne se vengent ; les hommes et les femmes la loi de la peur – jusqu’à ce jour inattendu où la télévision montre la fin des Ceaucescu, réveillant le chant interdit qui se répand comme une clameur : « Réveille-toi Roumain de ton sommeil éternel »…