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Roman - Page 184

  • Max et Morisot

    La Résistance a pour moi, d’abord, le visage d’un jeune homme fusillé dans un champ le 3 septembre 1944, Hilaire Gemoets, et celui de sa sœur, ma mère. En ouvrant Max de Michel Quint, publié en 2008, ses lecteurs vont à la rencontre d’une figure autrement célèbre, celle de Jean Moulin, alias Max, dont l’auteur fait alterner le récit monologue avec celui d’Agathe, une étudiante en histoire qu’il croise de temps en temps au café de L’Etoile à Lyon. « Qu’on me pardonne de faire de Jean Moulin un héros de roman », écrit Michel Quint au début de son « Avertissement » suivi d’une « Liste des principaux résistants cités dans le roman et de leurs pseudonymes » et de quelques sigles de l’époque, d’AS à STO.

     

     

    Mai 45. Janvier 43. Juin 40. Le récit remonte le temps, retrouve ensuite la succession des mois, de février à juin 43, pour se clore en juin 45. La scène d’ouverture est terrible : « Je suis entrée aux enfers par une rue en pente. » Agathe, la guerre à peine finie, a pris l’autocar pour se rendre dans un village aux allures de fantôme, avec ses portes de maisons ouvertes sur des pièces silencieuses, vidées de leurs habitants. Vers le centre, des vociférations, une grosse rumeur de fête s’échappent de la place. « Sur l’instant, je n’ai pas compris la bacchanale, le carnaval sanglant qui s’organisait là, farouche et cruel, pire qu’aux sauvages prescriptions, aux folies des saturnales perverses de la Rome antique… » On se bouscule, on crie « A mort ! ». L’homme et la femme « qu’on massacre en kermesse », elle les connaît – « je n’ai entrepris ce voyage que pour les rencontrer, me montrer vivante à eux. » Douleur d’en être témoin, nausée, souvenirs.

     

    Agathe a ses habitudes au bistrot de M. Antonin, c’est là qu’elle fait la connaissance de Jacques Martel, décorateur, un homme dans la quarantaine qu’elle a déjà croisé dans l’immeuble d’en face où elle loge dans une chambre sous le toit. Le courant d’air, quand il a ouvert la porte, a éparpillé son cours d’histoire. Il l’aide à ramasser ses feuilles, s’excuse, bavarde, trouve qu’elle est, à vingt et un ans, « exactement le portrait de Berthe Morisot ». L’étudiante ne connaît pas cette « femme libre » dont Martel aimerait exposer des dessins dans la galerie qu’il va bientôt ouvrir à Nice.

     

    Martel-Moulin-Max a quatre ou cinq mois pour « mettre sur pied quelque chose comme un Conseil de la Résistance » commandé par de Gaulle, qui soit prêt au cas où un débarquement aurait lieu en juillet. Méfiant par rapport aux manœuvres du PC qui aimerait diriger la résistance intérieure mais soucieux de donner à tous « la juste place due à leur courage », il veille à répartir équitablement les subsides entre Combat, Libération et Franc-Tireur.

     

    Il ignore, en offrant un thé de cassis à la jeune Agathe, que dès son arrivée à Lyon en juin 40, celle-ci est tombée amoureuse de Maurice, le fils des pharmaciens Noël – « pas de bol de commencer l’amour de sa vie au début d’une guerre » – et qu’à sa suite, elle est entrée dans le Réseau, gentille assistante de la bibliothèque paroissiale qui distribue livres et fiches avec son triporteur. Elle-même s’est étonnée de trouver sur sa liste de contact les Desmedt, des amis de son père chez qui elle était censée loger et qui n’avaient pas du tout l’air de mener des activités clandestines, ce qui est la règle, bien sûr.

     

    Marcel Quint accompagne Jean Moulin de Londres en France, de Paris à Lyon, de contact en réunion secrète. Lui qui se voit en « paysan de la politique » devient le « ministre plénipotentiaire de la France libre » mais doit faire face aux partisans impatients d’agir, en particulier les réfractaires au STO, et conseiller la prudence, rappeler les ordres. Les rivalités sont incessantes – « Je suis un veilleur, un gardien de phare, un chien de troupeau. Vous ne m’atteindrez plus, messieurs les chicaniers. » Colette, Antoinette – dans la compagnie des femmes il retrouve un peu de légèreté, prend parfois des risques.

     

    Mais le danger se rapproche, la Gestapo multiplie les arrestations, Maurice arrêté, torturé, se pend dans sa cellule, Agathe doit prendre encore plus de précautions. Max la croise à L’Etoile, bien habillée, mais « parfumée au chagrin ». Sur lui aussi, l’étau se resserre. Marcel Quint, en mêlant les destinées du chef de la Résistance française et de l’étudiante au grand cœur, réussit à nous faire partager leurs élans et leurs craintes, et à nous faire mieux comprendre l’héroïque générosité de ceux qui ont risqué, voire donné leur vie à l’histoire de la Liberté.

  • Au lieu de ruminer

    « J’ai appris grâce à toi à prendre des notes, à m’exprimer au lieu de ruminer en secret, à bouger, à dessiner tous les jours, à faire, à dire au lieu de méditer, à ne pas cacher l’émotion, et je me sens forte de ce débordement d’activité, de ce sentiment d’épanouissement et de plénitude. »

    Elena Poniatowska, Cher Diego, Quiela t’embrasse

    Rivera, Portrait d'Angelina Beloff (1909).jpg

    Portrait d’Angelina Beloff par Diego Rivera (1909)

  • Quiela t'embrasse

    Dans la collection Babel, un Portrait signé Angelina Baloff a pertinemment succédé au Nu avec lys de Diego Rivera sur la couverture de Cher Diego, Quiela t’embrasse (1978), un bref roman épistolaire de la Mexicaine Elena Poniatowska (traduit de l’espagnol par Rauda Jamis). Des lettres, qui se terminent presque toutes par « Ta Quiela » ou « Tienne, Quiela ». D’octobre 1921 à juillet 1922, Angelina Beloff, peintre russe que Diego Rivera a rencontrée à Paris et avec qui il a vécu dix ans, de 1911 à 1921, écrit à celui qui est tout pour elle, rentré au Mexique.

     

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    Angelina Beloff, Maternidad  (gravure)
    ©  Mexic-Arte Museum’s Permanent Collection

     

    « Dans le studio, cher Diego, rien n’a changé ; tes pinceaux se dressent dans le verre, très propres, comme tu les aimes. Je thésaurise jusqu’au plus petit papier sur lequel tu as tracé une ligne. » Ainsi commence la première lettre entre souvenirs et présent d’une femme qui s’est mise à peindre des paysages « quelque peu douloureux et tristes, effacés et solitaires ». Elle continue à voir les amis de Diego, comme Elie Faure, elle progresse en espagnol « à pas de géant ». La lettre suivante s’ouvre sur une plainte en vain répétée : « Pas une ligne de toi ».

     

    Celle qui fut la première femme de Diego Rivera pense à leur fils, qu’elle avait confié un temps à des amis qui avaient le chauffage central et qui avaient choyé Dieguito. Il n’a pas survécu à une épidémie de méningite. Tous leurs amis se plaignent du silence de Diego, qui ne répond pas aux lettres – « Ils me fréquentent entre-temps, le temps que tu reviennes et, en attendant, ils ne viennent me trouver que pour avoir des nouvelles. »

     

    Une matinée au Louvre, où elle est restée trois heures devant des Cézanne, a ranimé le désir de peindre, avec acharnement. Mais dans l’atelier non chauffé, elle tombe très malade, ne doit son salut qu’au concierge qui lui apporte du bouillon de poule tous les jours. Angelina Beloff, que ses professeurs estimaient « très au-dessus de la moyenne » à Saint-Pétersbourg, est venue à Paris pour développer son art.
    « Il me faudrait une grande liberté d’esprit et beaucoup de tranquillité pour entreprendre l’œuvre maîtresse, or ton souvenir me tourmente sans cesse, en plus des problèmes que tu connais par cœur et que je n’énumère pas pour ne pas t’ennuyer : notre pauvreté, le froid, la solitude. »

     

    On lui commande des gravures, ce qui lui rapportera quelque argent dont elle a fort besoin pour s’acheter du charbon et des pommes de terre. Noël la rend avide de chaleur humaine, de fêtes russes, de chansons tziganes, mais elle rentre chez elle, fait une esquisse, travaille. Quand elle avait vingt ans, André Lhote avait admiré ses « dons extraordinaires » et elle ne lâchait plus son chevalet. Une étudiante jalouse, un soir, avait ironisé à voix haute sur les débuts artistiques « pro-di-gieux » après lesquels les difficultés surgissent quand on perd « l’impunité, la fraîcheur, l’audace des premiers tracés », et le doute l’avait mordue. Alors, un enfant dans la rue, elle le voyait « comme un tracé sur le papier », des lignes à capter avec exactitude, le plus vite possible. « A présent, tout a changé et je regarde avec tristesse les enfants qui traversent la rue pour aller à l’école. Ce ne sont pas des dessins, ce sont des enfants en chair et en os. »

     

    Il y a des matins où elle craint de devenir folle, furieuse de l’absence de Diego :
    « Je ne veux pas, aujourd’hui, être douce, tranquille, décente, soumise, compréhensive, résignée, ces qualités que les amies louent tellement. » – « Diego, est-ce que tu m’aimes ? Oui, c’est douloureux mais également indispensable de le savoir. » Que devient son rêve de le rejoindre au Mexique s’il ne ressent plus rien pour elle ? Zadkine, qui lui conseille de vendre les dessins de Rivera qu’elle possède, va lui acheter une boîte de thé, s’étonne de ne plus voir de samovar sur le poêle. Ils parlent de Diego, longuement, puis il lui déclare : « Vous vous êtes mexicanisée à tel point que vous avez oublié comment on fait le thé. »
    Quand une enveloppe arrive avec un timbre mexicain, c’est une lettre du père de Diego Rivera. De celui-ci, pas une ligne, jamais, de l’argent, régulièrement. Elle finira par ne plus lui écrire.

     

    Dans Cher Diego, Quiela t’embrasse, en cinquante pages environ, Elena Poniatowska plonge au cœur de la passion, de la solitude, de la création. Une lecture de Claude Fell en postface rappelle que le couple fréquentait à Paris Picasso, Braque, Juan Gris, Foujita. Quand la mère et les sœurs de Diego débarquaient, Angelina faisait vivre tout le monde « en donnant des cours de français, de russe, de dessin ». Rivera a peint trois portraits d’elle enceinte. Il courtisait en même temps une Caucasienne dont il aura une fille. Poniatowska, dans ces lettres imaginées à partir du moment où leur relation s’est brisée, évoque avec sensibilité ce destin de femme peintre qui affronte à la fois la pénurie, l’absence et le silence, les joies et les tourments de la création.

  • Sous le ciel

    « D’ordinaire, les Toltecs, les Olmecs et tout ça lui foutaient la frousse, jusqu’à ce qu’il lise un vieux livre maya, le Livre de l’aurore de la vie :

     

    Les premiers êtres humains rendirent grâce aux dieux :

    Ah vraiment, deux fois, trois fois merci

    de nous avoir donné forme. De nous avoir donné

    cette bouche, ce visage.

    Nous parlons, nous écoutons, nous nous émerveillons.

    Nous nous mouvons… sous le ciel.

     

    Etoiles de Valentine Iokem.jpg
    Les fantaisies de Valentine Iokem :
    http://petitspoisetcetera.blogspot.com/

     

    Merci mille fois ? C’était chic de leur part. En plus, là où nous, nous voyons les Pléiades, les Mayas voyaient quatre cents garçons. Les ciels à l’époque étaient donc si clairs ? Pour les Grecs, compter sept sœurs était la routine ; en compter neuf, la perfection. Peut-être les 391 autres étoiles s’étaient-elles perdues dans les brumes de la Méditerranée. Par une belle nuit de noroît, lui-même ne voyait plus que cinq ou six Pléiades, au lieu des sept de son enfance. »

     

    Annie Dillard, L’amour des Maytree

  • Si l'amour dure

    L’amour dure-t-il ? Qu’est-ce qu’aimer ? Dans L’amour des Maytree (2007), un roman traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Yves Pétillon, Annie Dillard revient sans cesse sur ces questions. Une carte du Cap Cod fait face à un long prologue où l’écrivaine mêle à l’histoire de la péninsule américaine la présentation des Maytree : Toby, le fils d’un garde-côtes, un poète ; sa femme Lou qui peint un peu, parle rarement ; leur fils Paulo. Grands lecteurs, ils lisent dans les trois cents livres par an, lui « pour apprendre des choses », elle « pour éprouver des émotions ». Lou porte souvent quelque chose de rouge, « afin d’introduire une note de liesse ». Le récit remonte à l’époque où Toby Maytree invite la jeune et blonde Lou Bigelow dans sa cabane d’une seule pièce au milieu des dunes.

     

     

    En chemin, ils tombent sur Deary, un peu plus âgée qu’eux, qui aime dormir sur le sable à la belle étoile près d’un jardin qu’elle a planté de choux frisés. Deary aime inventer des théories : « Chaque endroit de son corps où l’on se blesse ajoute un pan de plus à la conscience qu’on a des choses. » Toby écrit de la poésie le matin. Il ne montre ses textes qu’à son ami Cornelius et à Lou. Une vieille dame superbe, Reevadare Weaver, six fois mariée, organise une réception pour leurs fiançailles. « Garde toujours tes amies femmes, ma chérie. Les hommes, ça va, ça vient » conseille à Lou celle qui, comme Deary la vagabonde, collectionne maris et amants. 

     

    Maintenant qu’il sait que Lou l’aime, Toby s’interroge encore davantage : « L’énigme n’était pas la mort, tout ce qui vit meurt, mais l’amour. Non que nous mourrons un jour, mais que nous puissions éprouver un tel sentiment, sauvage dans un premier temps, puis profond, pour une personne en particulier parmi des milliards. » Pour gagner leur vie, Toby transporte des maisons, Lou travaille à mi-temps dans une galerie d’art.

     

    La première partie, au tiers du récit, débute en catastrophe : leur fils Paul à vélo est renversé par une voiture, il a la jambe cassée. C’est à ce moment-là que Toby annonce à Lou qu’il l’aimera toujours, qu’il part s’installer sur une île dans le Maine – « Jamais je n’ai aimé… personne… » A quarante-quatre ans, il est las de Lou la laconique, un ange, il part avec une femme très déterminée et lui laisse l’enfant. D’un saut dans le temps, voilà Lou en vieille femme, « plus triste, mais plus sage », l’esprit plus libre. Elle avait vu sa propre mère le cœur brisé « et elle savait qu’elle pouvait faire mieux que ça. »« Il lui restait plusieurs années à vivre. Les vivre vraiment ou non, c’était à elle de décider. » La deuxième partie suit la vie de Toby dans le Maine, devenant malgré lui « un entrepreneur en bâtiment collaborant au colmatage de la côte ».

     

    Au bout du Cap cher à Hopper, sur « cette langue de sable au milieu de l’océan », Lou est d’accord « avec pas mal de gens de par ici (…) pour penser que la vie est trop courte pour la gaspiller à arborer son bon goût. Pour impressionner qui ? Pendant ce temps-là, elle pouvait lire. » Maytree, de son côté, pense en vieillissant que l’amour de longue durée est plus important que le travail, voire la poésie. Il ne sait pas encore s’il reverra Lou un jour, si son fils viendra le voir, mais il sent que l’âge rend les hommes encore « plus affamés de beauté ».

     

    Annie Dillard, que je lis pour la première fois avec ce roman, mais dont je me promets de lire aussi En vivant, en écrivant, mêle aux vies racontées des questions existentielles. Ses peintures du ciel, de la mer et du sable, son goût pour les attitudes non conformistes, sa perception au plus près des cœurs battants font de L’amour des Maytree un roman qui nourrit notre appréhension des êtres et du monde.