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Mariage - Page 4

  • Devenir une femme

    De Sibilla Aleramo (1876-1960), rencontrée pour la première fois en lisant Ursa minor, les éditions des femmes ont eu la bonne idée de rééditer Une femme, l’autobiographie romancée avec laquelle l’écrivaine italienne connut un grand succès en 1906. « J’ai eu une enfance libre et vive » : vous pouvez écouter Emmanuelle Riva en lire les premières pages en ligne.

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    Enfance et jeunesse, mariage, rupture : c’est le fil de sa vie qu’elle déroule jusqu’à ses trente ans – et l’écriture pour se sauver, pour témoigner. Elle dit d’abord l’adoration qu’elle avait pour son père, « le modèle lumineux de [sa] petite personne », attentif à ses études et ses lectures. Sa mère, d’origine plus modeste, pieuse, se confiait peu et subissait jusqu’aux larmes l’autorité souvent cinglante de son mari.

    Quand son père décide de quitter Milan pour diriger une entreprise chimique dans le Midi, Sibilla, douze ans, est éblouie par le soleil, la  mer, le ciel – « un immense sourire au-dessus de moi ». Ses études sont interrompues : son père fait d’elle son employée, sa future secrétaire ; la voilà devenue « un individu affairé et convaincu de l’importance de [sa] mission », s’intéressant aux grands et petits événements de l’usine, observant les ouvriers.

    Sa mère ne s’en préoccupe pas, reste timide, mal à l’aise, souvent triste. Pour la première fois, l’adolescente la voit comme « une malade très atteinte qui ne veut rien dire de son mal. » Trois ans plus tard, une tentative de suicide de sa mère confirme la menace et Sibilla se reproche de la soutenir trop peu. A quinze ans, elle se métamorphose, on la remarque et en particulier, un jeune employé de son père.

    C’est l’année des chocs : elle apprend que son père, qu’elle pensait loyal, a une maîtresse, et bientôt sa mère le sait aussi. Même si elle se croit « quelqu’un de libre et de fort », Sibilla se retrouve de plus en plus sous l’emprise d’un employé amoureux qui un jour, dans les bureaux de l’usine, pousse plus loin les caresses et la viole avant de s’enfuir – « C’était cela, appartenir à un homme ? »

    Non seulement elle n’en dit rien à personne, mais elle accepte d’être fiancée à cet homme, puis de l’épouser, comme si quitter ses parents suffirait à lui rendre la stabilité perdue. La désillusion est totale, qu’il s’agisse de sa vie conjugale ou de sa belle-famille, sans compter l’égarement de plus en plus marqué qui va conduire sa mère à l’asile. Dans ses relations, elle n’a de conversation intéressante qu’avec un jeune docteur toscan, « cultivé et d’intelligence vive ». Elle a le sentiment que tout est vain, « le bonheur et la souffrance, l’effort et la révolte : il ne restait que la noblesse de la résignation. »

    L’événement qui lui rend goût à la vie, c’est la naissance de son fils, sur qui elle reporte tout son amour. Elle voit maintenant « deux projets distincts » occuper ses pensées : aimer et éduquer son fils, exprimer dans l’art ce qui la bouleverse – « le plan d’un livre se dessinait dans ma tête. » Son mari lui est devenu indifférent, elle se reproche d’avoir négligé son « moi profond et sincère », elle répond même aux attentions d’un autre homme. La jalousie rendra son mari violent, tyrannique même, jusqu’à l’enfermer chez eux, mais elle écrit, elle renaît. « Un cycle se terminait, l’ordre se rétablissait. »

    Ses débuts d’écrivain, des notes brèves sur l’enfant, sur ses impressions, sur la vie, vont de pair avec un regard nouveau sur le monde. La tranquillité, la solitude l’amènent à lire un livre que lui avait offert son père, d’un sociologue qui éveille sa réflexion sur les situations sociales, sur la condition féminine. « Grâce aux livres je n’étais plus seule, j’étais un individu qui prêtait attention, consentait et collaborait à un effort collectif. »

    Sibilla Aleramo s’interroge sur la misère sociale, sur la manière d’éduquer un enfant. Pour elle, « la bonne mère ne doit pas être comme la [sienne] une pauvre créature à sacrifier ; elle doit être une femme, une personne humaine. » Les premières études qu’elle lit sur le « mouvement féminin en Angleterre et dans les pays scandinaves » la tirent hors de « la grande foule des inconscientes, des inertes, des résignées ». Un journal de Rome publie un petit article d’elle. « Vivre ! Je le voulais désormais non plus seulement pour mon fils, mais pour moi, pour tous. »

    En partant vivre à Rome – son mari, en dispute avec son père, a démissionné – la jeune femme va enfin trouver un travail et des relations à la hauteur de ses ambitions personnelles. L’amitié d’une dessinatrice employée par la revue qui l’a engagée, les discussions avec d’autres sur l’art et la littérature, sur la société, font émerger en elle une femme qui n’a plus peur de s’opposer à son mari, même s’il menace de lui enlever son fils. Une femme est le récit d’une dignité retrouvée.

  • Engloutissement

    leïla slimani,le pays des autres,première partie,roman,littérature française,mariage,maroc,famille,culture,guerre« Quoi qu’elle fît et malgré la gratitude immense de ses enfants et de ses malades, il lui semblait que sa vie n’était rien d’autre qu’une entreprise d’engloutissement. Tout ce qu’elle accomplissait était voué à disparaître, à s’effacer. C’était le lot de sa vie domestique et minuscule, où la répétition des mêmes gestes finissait par vous ronger les nerfs. Elle regardait par la fenêtre les plantations d’amandiers, les arpents de vigne, les jeunes arbustes qui arrivaient à maturité et qui, dans un an ou deux, porteraient des fruits. Elle était jalouse d’Amine, jalouse de ce domaine qu’il avait construit pierre à pierre et qui, en cette année 1955, lui donna ses premières satisfactions. »

    Leïla Slimani, Le pays des autres

  • Mathilde & Amine

    Le pays des autres est le troisième roman de Leïla Slimani – le précédent, Chanson douce, avait obtenu le prix Goncourt en 2016. L’histoire de Mathilde & Amine, une jeune Alsacienne et un soldat marocain qui se sont rencontrés en France en 1944, est celle d’une échappée à un destin ordinaire et d’une vie conjugale au Maroc, avec d’autres contraintes qu’en France, un choix amoureux à assumer. C’est le premier tome d’une trilogie, avec ce sous-titre : « La guerre, la guerre, la guerre ».

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    La ferme où ils vont vivre, à une vingtaine de kilomètres de Meknès, se trouve sur les terres rocailleuses du père d’Amine, Kadour Belhaj, des hectares achetés en 1935 par ce traducteur dans l’armée coloniale mort quatre ans plus tard. Amine, fils aîné « et désormais chef de famille », les avait louées à un Français originaire d’Algérie avant de monter au front avec le régiment des spahis. Quand elle découvre la colline « aux flancs râpés » où survivent quelques oliviers, la petite bâtisse au toit de tôle, « Mathilde, malgré la douceur de l’air, se sentit glacée. »

    Mais malgré qu’elle ait retrouvé son mari, « plus beau que jamais », venu l’accueillir à Rabat, « petite ville, blanche et solaire », depuis la jouissance des deux jours passés dans leur chambre d’hôtel, il y a déjà eu quelques déceptions. En attendant la fin de la location des terres, il leur a fallu s’installer chez la mère d’Amine. Mathilde a entendu pour la première fois une réponse que son mari répétera souvent : « Ici, c’est comme ça. »

    Avant cela, Meknès lui a paru « noire et hostile » tandis qu’Amine la laissait seule à l’hôtel pendant qu’il se rendait chez sa mère dans le quartier de Berrima. Mouilala accueillera sa belle-fille avec le sourire ; Selma, la petite sœur, traduit les mots de bienvenue ; Omar, le frère adolescent, garde les yeux baissés. « Mathilde dut s’habituer à cette vie les uns sur les autres, à cette maison où les matelas étaient infestés de punaises et de vermine, où l’on ne pouvait se protéger des bruits du corps et des ronflements. »

    Dans ses lettres à sa grande sœur Irène, « autoritaire et rigide », Mathilde raconte sa vie comme un roman d’aventures, décrit tout avec enthousiasme. En ville pourtant, « sa haute taille, sa blancheur, son statut d’étrangère la maintenaient à l’écart du cœur des choses ». Sa belle-mère est fière de sa bru instruite qui passe son temps à lire et à écrire. Une fois sa présence acceptée dans la cuisine, celle-ci y apprend l’arabe. Selma lui sert d’interprète et elle l’incite à étudier pour gagner « son indépendance et sa liberté ».

    Installée à la ferme au printemps 1949, Mathilde continue à cacher la vérité à sa sœur, trop tôt veuve d’un Allemand épousé avant la guerre. Elle parle peu d’Amine qui n’est « plus le même », courtois en public mais silencieux et colérique autant qu’elle à la maison, obsédé par le travail à la ferme. Il avait vingt-huit ans quand elle l’a épousé, elle, vingt. Ses responsabilités le contraignent à « une certaine gravité », il la trouve « capricieuse et frivole », pleurant à la moindre contrariété. Elle rêvait d’une autre vie, de divertissement, de réceptions. Lui qui, pendant la guerre, pensait déjà à « féconder cette terre », va de déconvenue en déconvenue les premières années. Deux enfants naissent, Aïcha puis Selim.

    Dès 1950, « la fièvre nationaliste » attise la haine des Marocains contre les colons français. Amine se tient à l’écart, au contraire de son jeune frère Omar. Quand Mathilde va en ville, quand elle amène Aïcha à l’école, elle soutient les regards méprisants à son égard – leur couple, « la géante et l’officier trapu », dérange. Elle n’a pas de quoi acheter de beaux vêtements, elle se débrouille avec peu, maudit la vieille voiture capricieuse qui provoque des retards à l’école, gagne la sympathie de ceux qui ont besoin de petits soins médicaux.

    Aïcha est hypersensible comme sa mère. Heureusement, sœur Marie-Solange la prend sous son aile : la petite a l’âme mystique et est intelligente, elle la défend. Mathilde l’encourage, comme elle insiste sur les études de Selma. Celle-ci devient une adolescente belle et rebelle qui ne pense plus qu’à séduire, surtout quand son frère Omar, pris par la rébellion, n’est plus tout le temps occupé à la surveiller.

    Le titre, Le pays des autres, annonce bien les thèmes du roman : les modes de vie différents en France et au Maroc, les tensions entre colons et autochtones qui mèneront à l’indépendance du pays en 1956, les rôles impartis aux hommes et aux femmes, les différences sociales… Leïla Slimani privilégie le point de vue de Mathilde sans pour autant minimiser celui d’Amine. Dans un entretien, elle reconnaît s’être inspirée de ses grands-parents et avoir « envie de raconter le destin d’une famille marocaine sur trois à quatre générations, soit les soixante ans qui voient le Maroc s’installer dans la modernité, en suivant les personnages d’Aïcha, Selma et leurs enfants. »

  • Que faire de sa vie

    ernaux,la femme gelée,roman,littérature française,femme,féminisme,apprentissage,mariage,culture« Je lis. Sartre, Camus, naturellement. Comme les problèmes de robes et de rancarts foirés paraissent mesquins. Lectures libératrices qui m’éloignent définitivement du feuilleton et roman pour femmes. Que ces livres soient écrits par des hommes, que les héros en soient aussi des hommes, je n’y prête aucune attention, Roquentin ou Meursault je m’identifie. Que faire de sa vie, la question n’a pas de sexe, la réponse non plus, je le crois naïvement l’année du bac. Je marche avec une maxime : agir de façon à ne pas avoir de regrets. Qui m’a soufflé ce principe, Gide pas encore et je ne doute même pas qu’il est impraticable pour une fille. Ça ne va pas tarder. »

    Annie Ernaux, La femme gelée

    * * *

    P.-S. Signalée par La petite verrière, cette "lettre d'intérieur" d'Annie Ernaux au président Macron (France Inter, 30/3/2020) : https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-30-mars-2020

  • La vie qui se fige

    Comment vivre, être soi, devenir quelqu’un, voilà le sujet de La femme gelée, un des premiers romans d’Annie Ernaux (1981). Dans une œuvre plus récente, peut-être son chef-d’œuvre, Les années, elle a repris de manière plus large le thème d’un destin féminin dans la seconde moitié du XXe siècle. Je reprends à un extrait que j’avais cité ce bout de phrase qui correspond parfaitement au point de vue de l’écrivaine : « il y a toutes les choses sur lesquelles la société fait silence et ne sait pas qu’elle le fait, vouant au mal-être solitaire ceux et celles qui ressentent ces choses sans pouvoir les nommer ».

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    © Armand Vanderlick (1897-1985)

    Des femmes modèles, des fées du logis, la narratrice n’en voit pas beaucoup autour d’elles durant son enfance : « Mes femmes à moi, elles avaient toutes le verbe haut, des corps mal surveillés, trop lourds ou trop plats, des doigts râpeux, des figures pas fardées du tout, ou alors le paquet (…) ». Elles travaillaient aux champs, à l’usine ou dans un commerce. Ses parents tiennent un café-épicerie, son père fait la cuisine. La narratrice adore sa mère : « la force et la tempête, mais aussi la beauté, la curiosité des choses, figure de proue qui m’ouvre l’avenir et m’affirme qu’il ne faut jamais avoir peur de rien ni de personne. »

    C’est grâce à elle, à eux, que cette fille unique vit une enfance « sans cette idée que les petites filles sont des êtres doux et faibles, inférieurs aux garçons ». Plutôt heureuse d’être une fille, même si elle est grande et costaude, libre de rêver sur son vélo. Annie Ernaux rappelle les jeux de l’enfance, les critiques entendues et la conviction transmise par sa mère : elle deviendra quelqu’un. Il lui faut récolter de bonnes notes à l’école pour mener « une vie libre ».

    Les choses du corps, des garçons, des vêtements, c’est par les autres filles qu’elle les apprend, et les livres comptent plus que « les demoiselles de l’école » et leur prêchi-prêcha – « Sachez-le, la dirlo me fixe sévèrement, on peut avoir dix partout et ne pas plaire au bon Dieu. » Sa mère lui dit de travailler, peu importe le reste. « La vraie mère, c’était lié pour moi à un mode de vie qui n’était pas le mien. » Silence, propreté, élégance, c’était chez Marie-Jeanne : « L’ordre et la paix. Le paradis. Dix ans plus tard, c’est moi dans une cuisine rutilante et muette, les fraises et la farine, je suis entrée dans l’image et j’en crève. »

    L’adolescence change ses rêves : comment devenir une fille « gironde », plaire, se rapprocher de l’idéal féminin bourgeois ? C’est une amie délurée, grande lectrice de Nous deux, qui lui apprend « le code » : « Des types nous suivent. Ne pas leur répondre, tu aurais l’air de les encourager, elle m’apprend à vivre, Brigitte, le code encore et toujours. » Quel sera son avenir ? « Pas facile de traquer la part de la liberté et celle du conditionnement, je la croyais droite ma ligne de fille, ça part dans tous les sens. » Brigitte lui explique ce qui est normal, d’où cette expression méprisante sur son père qui fait la vaisselle, « l’homme-lavette ».

    Etude, travail, volonté, orgueil, des clés pour survivre. Mais se pose le problème de rencontrer « l’autre moitié du monde » : « L’idée d’inégalité entre les garçons et moi, de différence autre que physique, je ne la connaissais pas vraiment pour ne l’avoir jamais vécue. Ça a été une catastrophe. » Apprendre à subir la drague, à écouter les hommes parler de ce qu’ils font sans jamais attacher d’importance à ce qu’elle fait, à ne pas les ennuyer ni les vexer… Découvrir que leur liberté sexuelle ne lui est pas permise. Observer les trop tôt mariées et éteintes – « A chaque fois pour moi ce sera comme si elles étaient mortes et moi toujours vivante. »

    « J’ai été une braque. » Après le lycée, elle choisit la fac de lettres, l’enseignement : « Prof, le mot qui ploufe comme un caillou dans une flaque, femmes victorieuses, reines des classes, adorées ou haïes, jamais insignifiantes, je ne me pose pas encore la question de savoir à laquelle je ressemblerai. » Quatre années affamées de tout, « de rencontres, de paroles, de livres et de connaissances ». Et à espérer un homme pas comme les autres qui lui évitera « tous les pièges et toutes les humiliations ».

    Elle en rencontre un, fait l’amour et des projets. « Mais les signes de ce qui m’attendait réellement, je les ai tous négligés. » La femme gelée illustre bien des parcours de femme. Quel que soit son chemin, chacune y reconnaîtra une part de soi. On n’échappe pas à « la différence », comme l’écrit Annie Ernaux, qu’elle soit culturelle ou sociale ou liée au genre. Elle décrit la fatigue, l’enlisement : « Toute mon histoire de femme est celle d’un escalier qu’on descend en renâclant. » Pas drôle, la vie comme la raconte Annie Ernaux, dans un style dépoussiéré des convenances, plein de rythme, qui fait coller ce roman au plus près de la réalité vécue. Merci à celle qui me l’a offert.