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Littérature française - Page 100

  • Un couple parisien

    Découvert sur une table de la bibliothèque, Ce vain combat que tu livres au monde de Fouad Laroui, paru l’an dernier, est le premier roman que je lis de cet écrivain qui a publié plus de vingt titres depuis 1996 : romans, nouvelles, livres pour enfants, chroniques, essais, et même poésie en néerlandais. Né au Maroc en 1958, ce Maroco-Néerlandais a fait des études d’ingénieur en France, séjourné au Royaume-Uni, avant de s’installer à Amsterdam où il enseigne l’économétrie (Wikipedia) et collabore à diverses revues.

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    Source : http://www.cannibalecafe.com

    D’emblée, on fait connaissance avec un jeune couple parisien, Malika et Ali, qui prennent un verre au Cannibale et décident de vivre ensemble. A peine leur conversation lancée, le narrateur l’interrompt pour faire entrer « l’Histoire » dans le récit, le contexte international de ce début d’été 2014, à l’arrière-plan des relations entre les quatre protagonistes du roman : Malika l’institutrice et Ali l’informaticien, Claire, l’amie de Malika, et Brahim, le cousin d’Ali.

    Ça fait six mois qu’ils se fréquentent, Malika et Ali. Elle hésite à franchir le pas – « Ce n’est pas rien, partager son quotidien, son intimité vingt-quatre heures sur vingt-quatre » – mais Ali la rassure, ils resteront « libres de faire machine arrière » et si elle ne sait pas cuisiner, lui bien. Elle propose de partager son appartement à Belleville, plus grand que son studio à lui, et situé tout près de son boulot. Elle le laisse alors pour appeler Claire avec qui elle va au théâtre, lui achète une revue au kiosque et tombe sur un titre, « Les accords Sykes-Picot ».

    Six pages sur ces accords secrets. Fouad Laroui va à l’essentiel, non sans ironie, et on comprend déjà ici une thématique importante de ce roman qui raconte à la fois l’histoire d’un couple et celle du monde, en alternance : l’imaginaire des Français, voire des Européens, en contient une version très différente de l’imaginaire des Arabes, et pour ce qui est des faits, et pour ce qui est de leur importance – « Dans l’imaginaire des Arabes, les accords Sykes-Picot constituent un des grands désastres du XXe siècle. »

    Claire s’étonne de voir Malika, née en France, s’installer avec un Maghrébin, en contradiction avec ce qu’elle a toujours dit jusqu’alors. Pour le cousin d’Ali, la nouvelle est choquante, c’est « haram » (impur) de vivre ensemble sans se marier, mais Ali réfute toutes ses allégations, rétorque qu’« on est au XXIe siècle » et lui conseille d’abandonner ces principes d’un autre temps.

    Très vite, la vie d’Ali et Malika est troublée par un événement décisif : Ali, le « roi des logiciels », apprécié de ses supérieurs, après avoir dirigé et mené à bien un projet « sensible » sur des missiles, se voit écarté, une fois le contrat signé, de la mission qui en découle à Toulouse. Son directeur, embarrassé, finit par admettre que durant la procédure finale de sélection, un seul nom a été barré par leurs commanditaires sur la liste proposée : le sien, celui du seul Maghrébin de l’équipe.

    Pour Ali, qui aime Paris depuis qu’il y est venu pour ses études, c’est insupportable, il se sent atteint dans son honneur et démissionne. Malika le voit sombrer peu à peu dans la dépression et changer. Leur vie commune dont ils avaient fixé les règles ensemble en est chamboulée. Ali lui parle de moins en moins, il fréquente de plus en plus son cousin. Brahim ne cesse de critiquer Malika et Claire, rend Ali soupçonneux au point qu’il se rend un jour chez Claire pour lui demander de ne plus voir Malika.

    Ali se croyait un Français comme les autres, il s’est senti rejeté hors du paradis qu’il avait trouvé et veut comprendre ce qu’il en est, où il en est. Il revoit un intellectuel qui avait été un temps son mentor. En lui parlant du « récit national » français qui laisse à l’écart les contributions arabes à l’histoire des sciences, celui-ci attise son malaise. Brahim l’anti-occidental finira par entraîner Ali de son côté.

    Fouad Laroui revient dans un chapitre sur deux sur l’histoire du Moyen-Orient : Lawrence d’Arabie, Nasser, le conflit israélo-palestinien, etc. Malgré leur ton familier, ces sortes de cours sur la politique ou la guerre « vues par les Arabes », pour reprendre un titre célèbre d’Amin Maalouf, alourdissent la trame romanesque, mais ils éclairent les questions de fond. Ce vain combat que tu livres au monde a le mérite d’aborder les sujets sous-jacents au processus de radicalisation, à travers une histoire sentimentale qui tourne mal. Malika, elle, fera un choix différent d’Ali. A Claire qui l’interroge sur ce qui lui importe le plus, finalement, elle répondra : « Ce que je préfère, c’est vivre. »

    Fouad Laroui, qui a par ailleurs écrit De l’islamisme – Une réfutation personnelle du totalitarisme religieux (2006) et un texte plus léger sur La double onomastique de Bruxelles quand il était en résidence à Passa Porta (2010 et 2014), laisse s’exprimer ici des points de vue opposés, montre comment des jeunes d’origine maghrébine se positionnent diversement dans la société européenne, donne une place importante au point de vue arabe sur l’histoire. Méconnaître celui-ci serait une erreur pour qui veut construire ou reconstruire le vivre ensemble.

  • Portrait de Paul

    Picasso Moma PR_8-Picasso-PR-print.jpg« Le portrait de Paul lui-même, un dessin dont la lumière du jour a, depuis 1919, fait pâlir le trait, est plus attachant aussi. Paul est élégant, moustaches, bottines et costume à gilet. Il est assis, décontracté, sur une chauffeuse, le bras gauche nonchalamment posé sur le dossier. La main droite, aux doigts fins, repose sur l’un de ses genoux, accompagnée de son éternelle cigarette. Ce petit tableau est dessiné, comme le grand portrait familial, à la manière d’Ingres, avec, en revanche, l’œil perçant et malicieux de mon grand-père, très Picasso. « Un mélange d’aise et de sophistication accompagné d’un regard intense qui était sa marque de fabrique. » (Michael FitzGerald)

    Anne Sinclair, 21, rue La Boétie

    Pablo Picasso, Portrait de Paul Rosenberg, Hiver 1918-1919, Collection particulière © Succession Picasso 
    (Reproduction du MoMA d'après une photo, de moindre qualité que le portrait sans ombre exposé à Liège)

  • Retour rue La Boétie

    21, rue La Boétie, le récit d’Anne Sinclair paru en 2012 est à l’origine de la belle exposition prolongée jusqu’au 19 février à Liège (avant le musée Maillol à Paris, de mars à juillet). Il commence par cette histoire ahurissante en 2010, dans une préfecture : la mention de sa naissance à l’étranger (New York) amène un employé à lui demander d’abord, vu « des directives nouvelles », l’extrait de naissance de ses parents et puis, carrément : « Vos quatre grands-parents sont-ils français ? »

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    Anne Sinclair et son grand-père Paul Rosenberg

    « La dernière fois qu’on a posé ce type de questions à ceux de leur génération, c’était avant de les faire monter dans un train à Pithiviers, à Beaune-la-Rolande ou au Vel d’Hiv ! » s’étrangle-t-elle. Rien à faire. « Pendant des années, je n’ai pas voulu écouter les histoires du passé ressassées par ma mère. » Micheline Rosenberg-Sinclair, à qui son livre est dédié, l’ennuyait « un peu » en lui racontant l’histoire de ses grands-parents maternels.

    « Ce que j’aimais, c’était la politique, le journalisme, le côté du père plus que celui de la mère. » Robert Sinclair (ex-Schwartz), d’abord simple soldat affecté à la météo en 1939, s’était engagé une fois démobilisé via les Etats-Unis dans la France Libre, combattant cette fois au Proche-Orient. On lui avait conseillé de changer de nom et il avait choisi dans le bottin téléphonique new-yorkais ce nom irlandais très commun, « Sinclair ». Après la guerre, il avait décidé de le garder, sans doute pour éviter à sa fille « les périls qu’un nom juif avait fait subir à sa famille. »

    La mort de sa mère a donné à Anne Sinclair l’envie de mieux connaître « ce monsieur qui s’appelait Paul Rosenberg et qui habitait à Paris, au 21 de la rue La Boétie. » Une façade que sa mère lui montrait chaque fois qu’elles passaient devant, où sa fille ne s’était jamais arrêtée. En avril 2010, elle téléphone à la société qui y a des bureaux, on lui permet d’y jeter un coup d’œil. Tout a été transformé mais elle repère certains éléments des photos d’archives familiales, imagine les lieux du temps de la fameuse galerie Paul Rosenberg.

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    Après la guerre, l’Etat français en a chassé les collaborateurs du sinistre Institut des questions juives et y a installé le siège de Saint-Gobain, avant de restituer l’immeuble à son propriétaire qui finit par le vendre en 1953 – impossible d’habiter là où les caves contenaient encore de la propagande antisémite. Anne Sinclair raconte ces « années noires », tandis qu’en Allemagne on opposait l’art « dégénéré » et l’art allemand, une idéologie si bien montrée à la Boverie. 

    Alors que l’exposition présente la vie de P. Rosenberg chronologiquement, le récit commence par « Le 21 à l’heure allemande » et par la saga des œuvres pillées par les nazis, évoquée dans le billet d’octobre dernier. Paul Rosenberg s’était réfugié un temps à Floirac, près de Bordeaux. Anne Sinclair s’y est rendue et rapporte les occupations de son grand-père en 40, avant qu’il ne quitte la France en catastrophe : les visites de Braque, « troublé et malheureux », les contacts avec Matisse installé à Nice, avec Picasso à Royan, « pas très loin ». Grâce à ses liens avec Alfred Barr, conservateur du MoMA, Rosenberg réussit à obtenir des visas pour toute sa famille qui débarque à New York en septembre 1940.

    Anne Sinclair relate ses recherches, et sa façon de remonter le temps, à la fois journalistique et personnelle, laisse les lecteurs témoins de ses impressions, de ses doutes, de ses émotions. Visite des archives dans les entrepôts du Centre Pompidou, visite du garde-meubles où se trouvent les caisses de France Forever dont sa mère a été la secrétaire générale – « une tâche exaltante, pour laquelle elle s’était dévouée tout entière, avec talent et imagination » – une exception dans sa vie « conventionnelle, conjugale et maternelle » qui a paru « archaïque », comme un « gâchis », un anti-modèle pour sa fille.

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    Au musée de la Boverie, une grand photo de la cage d'escalier au 21, rue La Boétie (source)

    A partir des papiers et des lettres de son grand-père obsédé par ses tableaux, soucieux pour son fils Alexandre et sa fille Micheline, tendre pour sa petite-fille (« ma cocotte chérie »), des photos, se dessine peu à peu le portrait d’un homme « anxieux » et « pudique » qui, dans les années 50, se plaignait « de sa santé, mauvaise, et de ses affaires, en fait prospères, mais qu’il trouvait exécrables ». « Il demeurait préoccupé de l’avenir, sans insouciance ou soulagement du cauchemar désormais fini. »

    Le mot « marchand » gênait Anne Sinclair, lui paraissait impur quand il s’agissait de tableaux et d’art. Mais en découvrant le parcours de son grand-père, à la suite de son propre père, elle découvre un « passionné » d’art, défenseur des modernes, qui écrivait : « Les peintres en avance sur leur époque n’existent pas. C’est le public qui est parfois à la traîne de l’évolution de la peinture. (…) Trop souvent, le spectateur cherche en lui-même des arguments contre leur art plutôt que de tenter de s’affranchir des conventions qui sont les siennes. »

    « C’est sans doute ce qui me réconcilia avec ce mot de marchand : parti de rien, mon arrière-grand-père fit sa propre éducation artistique, en se fiant à son goût audacieux. » Lui s’était passionné pour Manet, Monet, Renoir – « une passion, devenue un métier. » 21, rue La Boétie raconte le parcours de Paul Rosenberg, ses erreurs, ses intuitions, ses goûts, son œil « légendaire » pour reconnaître les œuvres de qualité exceptionnelle.

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    Pablo Picasso, Portrait de Mme Rosenberg et de sa fille (Micheline), 1918, musée Picasso, Paris (photo RMN)

    Anne Sinclair s’arrête sur le portrait que Picasso a peint pour son ami Paul, « Portrait de Mme Rosenberg et de sa fille » : « Je l’ai autrefois dédaigné, en le trouvant trop conventionnel, sorte de Vierge à l’enfant sur un fauteuil Henri II. Désormais, je viens méditer devant lui au musée Picasso, où j’ai toujours pensé qu’il avait sa place. » En 1918, il avait fait sensation, en rupture avec le cubisme. Tout un chapitre est consacré à l’amitié entre « Paul et Pic ».

    Enfin, Anne Sinclair évoque New York, ville refuge de sa famille, et la galerie PR & Co. « J’y ai passé tant de Noëls que jusqu’à une époque toute récente, New York avait pour moi un parfum envoûtant », écrit-elle discrètement. Les marches de la maison de la 79e Rue « étaient autrefois encadrées du Penseur de Rodin et de son camarade, L’Age d’airain. » C’était la neige, les vacances, les interminables discussions familiales sur la France, les gâteries des grands-parents, « le paradis pour l’enfant que j’étais ».

  • Beauté pure

    Delerm Autumn.jpg« C’est au fond du miroir que naît la beauté pure, ma douce Lizzie. Les maîtres flamands le savaient. Ces sorcières au verre bombé qu’on voit au fond des tableaux de Jean Van Eyck, multipliant dans le vertige de l’abyme la richesse des meubles et des étoffes, sont à la fois comme un symbole et un chemin. La Beauté pure sera toujours de Bruges, ou de Venise ; il y faut la magie de l’eau et des reflets, dans un espace de silence. Il faut oser se regarder. » (Dante Gabriel Rossetti à Elizabeth Siddal)

    Philippe Delerm, Autumn

    Dante Gabriel Rossetti, La Donna della fiama (La dame à la flamme), détail, Manchester City Arts Galleries

  • Saison mentale

    Autumn, le titre anglais choisi par Philippe Delerm pour évoquer les peintres préraphaélites, raconte l’histoire de Dante Gabriel Rossetti, de ses muses et de ses compagnons dans cette aventure artistique et picturale, de 1850 à 1869, entre romantisme et symbolisme. « Mon automne éternelle, ô ma saison mentale » (Apollinaire, cité en épigraphe)

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    Dante Gabriel Rossetti, Beata Beatrix, 1872 (Elizabeth Siddal en Béatrice de Dante)

    Le récit commence par la fin, dans la propriété de Rossetti : « Octobre, le mot est doux à boire et triste comme un vin de mort, si riche encore du parfum de la vie. Feuilles d’ambre de Cheyne Walk, rousseur de chevelure immense, déployée sur le pavois du souvenir. Femme le parc, femmes les feuilles de papier, femme la terre et l’odeur douce-amère après la pluie, femme la mémoire. »

    La chambre d’Elizabeth Siddal, sa femme morte sept ans plus tôt, est devenue un « sanctuaire » où trône son portrait en Beata Beatrix. Dans le parc, Rossetti pense à la mission qu’il a confiée à des amis au cimetière de Highgate : déterrer le cercueil de « Lizzie » et reprendre le recueil de poèmes qu’il y avait déposé, The House of Live. Séquences narratives et lettres alternent dans Autumn. La première, de John Ruskin à Dante Gabriel Rossetti, ne condamne pas cette « profanation ». Lizzie, dont Ruskin était l’ami, ne la lui aurait pas reprochée.

    Retour en 1850, au temps des commencements. Le peintre Walter Deverell accompagne sa mère chez Harry’s au rayon des chapeaux – « Pour lui, le temps n’était jamais du temps perdu. » Il aime s’imprégner des atmosphères et repère parmi les ouvrières modistes une très belle jeune fille de 17, 18 ans, son « long cou de gazelle », « la rousseur profonde des cheveux relevés en lourds bandeaux flamboyants » – « Rossetti devait la voir. »

    John Millais se rend chez Rossetti, Charlotte Street, où ils ont scellé avec William Holman Hunt, un an plus tôt, le pacte secret « P.R.B. » (Pre-Raphaelite Brotherhood). Mais Rossetti les a trahis en exposant seul son Ecce ancilla Domini quelques jours avant l’événement prévu : exposer une toile de chacun, un triptyque comme un manifeste. Ainsi il s’est mis « à l’écart de l’orage » : la critique se déchaîne contre leurs sujets religieux et leur manière de les traiter, inspirée des primitifs italiens, loin de l’académisme. D’autres se joignent à eux : Deverell, Ford Madox Brown, James Collinson qui est amoureux de Christina (la plus jeune sœur de Rossetti) et aussi mystique qu’elle dans ses poèmes.

    Dans cette famille d’exilés italiens, Dante Gabriel Rossetti a reçu le prénom du poète adoré de son père devenu aveugle, qui lui a fait apprendre ses vers par cœur pour les lui réciter. L’arrivée d’Elizabeth Siddal avec Deverell sera le grand moment de la soirée. La jeune ouvrière va tout lâcher pour vivre avec Rossetti et poser pour lui et ses amis. Sa beauté le fascine, mais c’est dans les bas quartiers de Londres que le peintre erre la nuit – « Croiser longtemps le regard d’une fille était toute sa vie. »

    En signant trois colonnes dans le Times en faveur des préraphaélites, John Ruskin se rapproche d’eux et d’abord de Millais, qu’il invite chez lui. A trente-deux ans, le critique d’art est attiré par le symbolisme étonnant de ces peintres, les met en garde contre trop de romantisme. Chez les Ruskin, Millais découvre un couple peu assorti. Euphemia ne semble pas heureuse et lui dit : « ici, tout est clair et rangé, ici on ne vit pas vraiment. »

    Rossetti a décliné l’invitation, seule compte pour lui Elizabeth Siddal, qui devient à ses yeux bien plus qu’un modèle. Il lui apprend à dessiner, elle devient sa Béatrice, il l’appelle Lizzie ou The Sid. Dans l’atelier de Millais, elle pose pour Ophélie dans une baignoire d’eau chaude ; il la peint dans l’espace laissé libre sur la toile où il a déjà peint la rivière Hogsmill sur place, dans le Surrey.

    La jeune Elizabeth et Dante Gabriel vivent « ensemble séparés », on les croit amants et ça fait scandale. Quand Ruskin la voit pour la première fois – un jour où il arrive fâché contre le peintre qui n’arrive pas à se séparer de la toile dont il lui a procuré la commande –, il est séduit par les dessins de Lizzie, inquiet pour sa santé (elle tousse). A Rossetti, il expose son projet d’une université populaire, gratuite, où chacun pourrait s’initier aux arts, et lui propose d’y enseigner la peinture.

    Tous se retrouvent chez les Madox Brown, un jour d’été, jouent au croquet dans le jardin luxuriant. Ruskin les choque en écartant l’idée d’avoir des enfants pour qui mène une vie d’artiste. Sa femme a des raisons d’être malheureuse, il ne la touche pas. Millais aimerait la rendre heureuse. Quant à Rossetti, il s’est trouvé une compagne au corps parfait pour ses plaisirs, Fanny Cornforth.

    Autumn suit les préraphaélites d’année en année, leur aventure artistique, leur vie intime, les problèmes, les tensions, les scandales. Ruskin est soupçonné de s’intéresser de trop près à la fille d’une amie à qui il donne des cours de dessin, de même que le sera bientôt un certain Charles Dogson, alias Lewis Carroll. L’amitié de John Ruskin pour Elizabeth Siddal fait de lui un confident idéal, Rossetti en est jaloux.

    Philippe Delerm éclaire tour à tour les protagonistes de cet épisode très particulier dans l’histoire de l’art de la seconde moitié du XIXe siècle. On y verra la jonction avec le mouvement néo-gothique de William Morris et la naissance des Arts & Crafts. D’autres muses les inspirent, comme Jane Burden, et d’automne en automne, leur monde apparaît dans ses couleurs riches et singulières.

    Vous pouvez lire sur Imrama de nombreux extraits d’Autumn, abondamment illustrés (Ys Melmoth, « Un livre en images : Autumn (Philippe Delerm) »). Beaucoup d’idéal et d’excès, le goût de la mélancolie, des destinées différentes pour chacun. Celle de Dante Gabriel Rossetti, la plus flamboyante dans le bonheur de peindre, est aussi celle qui va s’éloigner le plus du bonheur de vivre.