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Littérature française - Page 105

  • Belles pages

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    « Le langage de l’imprimerie, qui n’y voit pas malice, nomme « les belles pages » ces clairières blanches où le texte, refoulé, ne commence qu’à mi-feuillet. J’ai bien envie – il est vrai que c’est sur le tard – d’appeler « beaux jours » les jours où le travail, la flânerie, l’amitié se faisaient la part large, au détriment de l’amour. »

    Colette, La lune de pluie, Mille et une nuits, 2000, page 20.

  • Tentation du passé

    Avez-vous lu La lune de pluie de Colette (1873-1954) ? Publié en 1940 dans Chambre d’hôtel, ce récit entre dans « le cercle des grandes nouvelles » inauguré avec Bella-Vista (1937). Je ne vous en dirai rien d’autre. Voici le premier des extraits choisis, régalez-vous.

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    « A mes dépens, j’ai eu le temps d’éprouver que la tentation du passé est chez moi plus véhémente que la soif de connaître l’avenir. La rupture avec le présent, le retour en arrière et, brusquement, l’apparition d’un pan de passé frais, inédit, qu’ils me soient donnés par le hasard ou par la patience, s’accompagnent d’un heurt auquel rien ne se compare, et duquel je ne saurais donner aucune définition sensée. Haletant d’asthme parmi la nue bleuâtre des fumigations et le vol des pages une à une détachées de lui, Marcel Proust pourchassait un temps révolu. Ce n’est guère le rôle des écrivains, ni leur facilité, que d’aimer l’avenir. Ils ont assez à faire avec l’obligation de constamment inventer celui de leurs héros, qu’ils puisent d’ailleurs dans leur propre passé. Le mien, si j’y plonge, quel vertige ! »

    Colette, La lune de pluie, Mille et une nuits, 2000, page 14.

  • Remuer le passé

    Sansal folio.jpg« Et puis, pourquoi remuer le passé, papa est mort, assassiné, égorgé comme un mouton, et maman aussi, et leurs voisins, par de vrais criminels, les plus haineux que la terre ait portés, qui sont là, bien vivants, en Algérie, partout dans le monde, que beaucoup soutiennent, encouragent, félicitent, ils sont à l’ONU, ils font l’affiche à la télé, ils interpellent qui ils veulent, comme cet imam de la 17 qui a toujours le doigt pointé vers le ciel pour terroriser les gens, les empêcher de penser. Je comprends la douleur de Rachel, c’est tout un monde qui s’écroule, on se sent coupable, crasseux, on se dit que quelque part, quelqu’un doit expier. Rachel l’a fait, lui qui n’a jamais fait de mal à personne. »

    Boualem Sansal, Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller

     

  • Les fils d'Hassan

    Le village de l’Allemand ou Le journal des frères Schiller de Boualem Sansal, roman publié en 2008, croise les récits des deux fils d’Hassan Schiller, un Algérien d’origine allemande. Malrich, le plus jeune, commence le sien en octobre 1996, six mois après le suicide de son frère Rachel, à trente-trois ans : « Un jour, il y a deux années de cela, un truc s’est cassé dans sa tête, il s’est mis à courir entre la France, l’Algérie, l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne, la Turquie, l’Egypte. Entre deux voyages, il lisait, il ruminait dans son coin, il écrivait, il délirait. »

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    ©
    M’Hamed Saci, Village au sud, 2004

    Les deux frères se voyaient peu. Rachel, avec un bon emploi de cadre, avait réussi ; Malrich évitait son « prêchi-prêcha » sur l’ambition – « moi je ramais H24 avec les sinistrés de la cité ». Ophélie, l’ex-compagne de Rachel, ne sait rien des raisons de son suicide, mais le commissaire du quartier, Com’Dad, remet un mois après à Malrich quatre cahiers, le journal de son frère : « Faut lire, ça te mettra du plomb dans la tête. Ton frère était un type bien. » Dès qu’il commence à le lire, Malrich tombe malade de douleur et de honte en découvrant la vérité sur le passé de leur père.

    Nés au bled, à Aïn Deb, « un douar du bout du monde », les deux fils d’Aïcha et Hans Schiller, Rachel (pour Rachid et Helmut) et Malrich (pour Malek et Ulrich) sont arrivés en France en 1970 pour le premier, à sept ans, en 1985 pour le second, à huit ans. Tonton Ali, un copain de leur père, les avait accueillis chez lui, ils n’ont quasi plus revu leurs parents depuis lors. A vingt-cinq ans, Rachel avait obtenu la nationalité française et s’était démené pour que son petit frère l’obtienne aussi.

    Le journal de Rachel commence par « un drame qui en entraîne un autre qui en révèle un troisième, le plus grand de tous les temps » : le 25 avril 1994, Rachel qui suit les nouvelles d’Algérie à la télévision (« une guerre sans visage, sans pitié, sans fin ») apprend qu’un massacre a eu lieu dans leur village natal et pressent que cette barbarie a atteint les siens. L’ambassade d’Algérie à Paris ne trouve pas les noms de ses parents sur la liste de victimes, mais bien ceux d’Aïcha Majdali et de « Hassan Hans dit Si Mourad ». Ce sont eux. La première question de Rachel porte sur leurs noms, pourquoi pas Aïcha et Hans Schiller, leur identité officielle ?

    Il n’en a pas parlé alors à Malrich, qui ne regarde jamais la télé, mais a décidé de se rendre à Aïn Deb malgré les difficultés rencontrées au consulat algérien d’abord, puis à Air France qui ne dessert plus l’Algérie, puis à Alger où personne ne veut le conduire au village – trop dangereux. Plus il avance dans le journal de son frère, plus Malrich se rend compte à quel point Rachel était différent de l’image qu’il se faisait de lui et il admire son sens du devoir, sa volonté d’aller se recueillir sur la tombe de leurs parents, où il retrouve les noms donnés par l’ambassade. Hans s’était converti à l’islam en 1963, et sa participation à la guerre de libération, son titre d’ancien moudjahid, son mariage à 45 ans avec la jeune fille du cheikh, Aïcha, 18 ans, tout cela lui avait valu de devenir l’homme respecté qu’on appelait aussi « cheikh Hassan ».

    Les pages du journal sur la religion du père ennuient Malrich, qui en a « soupé » des discours islamistes dans la cité, même s’il a fréquenté un temps une cave « où les frères tenaient mosquée ouverte ». Appel au djihad, haine des chrétiens, voire de l’école, il a réussi à échapper aux manigances de l’imam pour l’enrôler. A son retour d’Algérie, Rachel avait changé : dans la chambre du père, il avait trouvé des photos, des lettres et trois médailles : l’insigne des Jeunesses hitlériennes, une médaille de la Wehrmacht, l’insigne des Waffen SS et un morceau de tissu avec leur emblème. Leur père, ce « type formidable, dévoué à son village, aimé et respecté », était un criminel de guerre et Rachel a décidé de mener l’enquête sur son passé.

    « Basé sur une histoire authentique, ce roman relie trois épisodes dissemblables et pourtant proches : la Shoah ; la sale guerre des années 1990 en Algérie ; la situation des banlieues françaises, de plus en plus délaissées par la République. » (Quatrième de couverture) Le titre s’inspire directement d’une rencontre faite par l’auteur en Algérie, comme il l’a expliqué dans un entretien au Nouvel Observateur où il ne fait mystère ni de  son engagement ni de sa critique du pouvoir dans son pays et des islamistes (Grégoire Leménager, Boualem Sansal : "La frontière entre islamisme et nazisme est mince", BibliObs, 9/1/2008 – des propos d’une terrible actualité).

    Sur les traces de son frère aîné, Malrich qui ne s’est jamais intéressé à grand-chose, va être confronté aux violences de l’histoire et au poids des secrets. Rachel n’y a pas survécu, Malrich trouvera-t-il la force, lui, de continuer à vivre ? En plus d’une dénonciation des « fanatiques en tous genres, religieux, politiques » (Martine Laval, Télérama), le roman aborde la difficile question des secrets de famille, du mensonge ou des silences entre parents et enfants et des désastres qui peuvent s’ensuivre.

    En racontant les choses du point de vue de l’ignorant qui les découvre peu à peu, en simplifiant parfois l’analyse, Boualem Sansal se montre à son tour le témoin de son époque, reprenant à son compte l’avertissement de Primo Levi au début de Si c’est un homme : « Vous qui vivez en toute quiétude / Bien au chaud dans vos maisons… » (cité in extenso) L’écrivain algérien, né en 1949, a été récompensé par de nombreux prix littéraires, pas moins de quatre pour Le village de l’Allemand. Il a été fort critiqué pour avoir pris la défense de Kamel Daoud, l’auteur de Meursault, contre-enquête, accusé d’islamophobie : « L'écrivain que je suis, hyper attaqué dans son pays, sait depuis son premier roman l’intelligence et la ténacité des assassins de la liberté et de la pensée. De tout ils font un crime. » (Info AFP)

  • Dorrit, bad girl

    On n’a pas d’âge avant de naître. Dans Bad Girl. Classes de littérature, Nancy Huston s’adresse à son « moi, fœtus » dans un témoignage intime sur les sources de soi, une « autobiographie utérine ». Première page :
    « Toi, c’est toi, Dorrit. Celle qui écrit. Toi à tous les âges, et même avant d’avoir un âge, avant d’écrire, avant d’être un soi. Celle qui écrit et donc aussi, parfois, on espère, celui/celle qui lit.
    Un personnage. »

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    Nancy Huston / Photo Fanny Dion (Elle Québec)

    D’abord voici Kenneth et Alison, ses parents, qui l’ont conçue un jour de « Boxing Day » (le jour où on met les cadeaux de Noël dans des boîtes). Quand sa mère se découvre enceinte, son cœur cesse de battre. Avant d’en parler à Kenneth, « elle saute et saute et saute et saute et saute ». Dorrit, la « mauvaise nouvelle », s’accroche. Bébé Stephen, son frère, fait des siennes dans la petite maison de Calgary (Canada).

    Sans se limiter à l’histoire familiale, Nancy Huston convoque sur le thème du désir ou du rejet d’enfant, de l’avortement, d’autres époques, d’autres cultures, d’autres témoignages féminins. « Plus tard, Dorrit, dans ta vie française, tu écriras un article recommandant que l’on érige un monument à l’Avortée inconnue, martyre de la société au même titre que le Soldat inconnu. »

    Quand le désir sexuel conduit à une vie nouvelle, écrit Huston, celle-ci inévitablement se relie « à travers sa famille et son peuple, au passé et à l’avenir ». Autrement dit, « nous ne tombons pas du ciel, mais poussons sur un arbre généalogique ». Dorrit aura tendance à se réfugier « dans l’identité juive » qui n’est pas la sienne – elle aurait aimé « une mère juive », envahissante mais aimante, au lieu d’une mère qui l’ignore et, pire encore, va les abandonner.

    L’empreinte du père, elle la reconnaît en elle-même, sa philosophie mi-chrétienne mi-pragmatique inspirée de ses insuccès financiers : la non-importance de l’argent, la priorité de l’amour et du partage, l’éducation permanente. Lui a été un père « merveilleux », « proche et attentif avec tous ses enfants ». La découverte de sa confusion mentale n’en sera que plus troublante.

    Propos d’écrivains sur le terreau familial, pratiques d’artistes, citations alternent avec l’enquête familiale sur les ancêtres des deux côtés, maternel et paternel. Leurs parents ne pouvaient prévoir que Kenneth et Alison « redégringolent la pente pour se trouver aux prises avec la pauvreté, la difficulté et la violence, la boue et la folie. »

    Un passage entre parenthèses : « Les gens te demanderont souvent pourquoi la famille est ton thème romanesque de prédilection, et tu les regarderas, perplexe. Y en a-t-il d’autres ? (…) De quoi d’autre un roman pourrait-il bien parler ? » Me voilà perplexe, à mon tour.

    « Pour Beckett, la bio n’est rien ; seule compte la graphie. « Je n’aurais pu, écrit-il, traverser cet affreux et lamentable gâchis qu’est la vie sans laisser une tache sur le silence. » Comme lui, tu seras graphomane. Comme lui, tu abandonneras ta langue maternelle, la traiteras comme une langue morte, n’y reviendras que des années plus tard, essentiellement dans l’écrit. Comme Beckett aussi, tu auras des élans meurtriers à l’égard de tes propres idées naissantes. On conçoit… ? Mais non, voyons. On zigouille. »

    La mère de Dorrit, « prototype de la Femme moderne », échoue dans son rôle de mère, pas certaine que ce soit « cela qui confère du sens à la vie d’une femme. » – « Alors accroche-toi, Dorrit, parce que cette maman-magicienne superperformante va exécuter quelques tours de passe-passe avant de prendre la clef des champs. »

    Il est aussi beaucoup question de lecture (dès quatre ans et demi) et d’écriture dans Bad Girl. De musique et de piano, de chansons. « Tu t’accrocheras au son des voix humaines comme à une drogue, à une perfusion intraveineuse. Oui, c’est de la compagnie, au sens beckettien du mot. Jusqu’à ta mort, des personnages jacasseront dans ta tête. » « Classes de littérature », on l’aura compris, ce sont les souvenirs, les expériences, les ressentis – tout vécu nourrit celle qui écrit. Bad Girl creuse la question de l’origine, des influences, de la construction de soi.

    Sans être un méli-mélo, ce récit souffre à mon avis du morcèlement, de redites, comme s’il fallait toujours insister pour être bien comprise. Nancy Huston avait certes besoin d’écrire ce texte pour elle-même, elle s’y adresse à elle-même, Dorrit, dans le ventre de sa mère. Quant aux lecteurs, s’ils trouveront là une foule de clés personnelles pour lire ou relire son œuvre, ils se sentent – c’est mon impression – pris à témoin de sa frustration et tenus à distance.

    « Il serait hasardeux de raconter davantage ce livre fait de très courts chapitres agencés comme autant de touches impressionnistes qui peu à peu dessinent une femme, un écrivain, un personnage. Soutenu par un rythme rapide, la narration est dense, lucide, frémissante d’une douleur contenue. Essentielle sûrement pour celle qui en a écrit et pour ceux qui voudront la rejoindre au plus près. Et au plus vrai. » (Monique Verdussen, Une blessure d’enfance récurrente, La Libre Belgique, 17/11/2014)