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Littérature française - Page 5

  • Emporter le feu

    Avec J’emporterai le feu, Leïla Slimani termine la trilogie commencée avec l’histoire de Mathilde & Amine (Le pays des autres) et continuée avec celle de leurs enfants Aïcha et Selim (Regardez-nous danser). J’emporterai le feu nous fait découvrir la génération suivante, celle de deux sœurs, Mia et Inès, les filles d’Aïcha & Mehdi Daoud, tout en poursuivant l’histoire de leur famille.

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    Dans le prologue, Mia raconte sa dépression, au temps de la pandémie, sa panique à cause du « brouillard mental » qui l’avait envahie : « Il n’y a rien de pire pour un écrivain, vous savez ? Si je perds la mémoire et le langage, je suis finie. » Puis commence l’histoire de Mehdi, son père, nommé par le roi président du Crédit Commercial du Maroc à Casablanca en 1979.

    Son épouse Aïcha est alors près d’accoucher de leur deuxième enfant, une perspective qui déplaît tant à Mia, six ans, qu’au retour de la maternité, elle dira à sa mère tenant sa petite sœur Inès dans les bras : « C’est le pire jour de ma vie. » L’heureux caractère d’Inès s’en accommodera. Les deux sœurs vivent une existence aisée à Rabat, où Aïcha exerce à l’hôpital comme gynécologue. La bonne Fatima s’occupe bien d’elles. Ils ont un chauffeur, une vie bourgeoise.

    Mehdi a la réputation d’être dur dans sa profession ; il est aussi un père exigeant, démuni contre l’influence de Mathilde, la matriarche, chez qui ils vont fêter Noël. Convaincu de l’utilité pour ses filles d’être élevées dans une double culture qui leur facilitera les études en France, plus tard, après l’école française, il désire aussi qu’elles apprennent l’arabe.

    Aïcha veille sur leur bonne éducation et à tout le reste : très prise à l’hôpital, elle est obligée de tout arranger à la maison, de veiller à la bonne intendance comme à l’harmonie des liens familiaux, jusqu’à organiser elle-même la fête d’anniversaire pour ses quarante ans. La petite Inès est souvent confiée à la tante Selma, la sœur d’Amine, de vingt ans plus jeune que lui, qui mène une vie plutôt audacieuse dans le contexte marocain de l’époque : elle fume et se maquille, elle sort, elle tient une boutique de bijoux, elle emmène Inès au cours de danse.

    Mia, très tôt, a préféré se conduire comme un garçon. En grandissant, elle comprend que ce sont les filles qui l’attirent. Elle est à la fois « une fille populaire, invitée à toutes les fêtes, et une élève brillante, que les professeurs couvraient d’éloges. » Elle sera écrivain et célèbre, affirme-t-elle à Abla, son amie jusqu’à ce qu’un jour, elle pousse trop loin les caresses – ce qui va nuire à sa réputation comme à leur complicité.

    Mia admire ses parents, « leur ouverture d’esprit, leur culture, leur intelligence », mais elle a « fini par comprendre qu’elle vivait entre deux mondes ». Modernes à la maison, sa mère et son père craignent « le monde du dehors, dangereux et incompréhensible ». Ce qui est toléré ou critiqué en famille ne peut pas être dit en société. Mia sait que « des gens comme elle » existent, mais en secret.

    Une fois le baccalauréat obtenu, avec « mention très bien », elle se dit que sa vie va pouvoir commencer. Son père, de plus en plus nerveux en raison de la pression politique, se réjouit malgré son chagrin de la voir partir étudier à Paris. « Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu. » Voilà ce qu’il voudrait lui dire en lui offrant La vie est ailleurs de Kundera.

    J’emporterai le feu alterne dans sa deuxième partie le récit de la vie de Mia à Paris et celle de sa famille au Maroc où la situation de Mehdi se dégrade, où Inès vit à son tour l’attirance sexuelle, où la grand-mère Mathilde doit prendre le relais d’Amine au domaine Belhaj – c’est pour eux le temps des malheurs dans un Maroc où la pression politique est de plus en plus forte. Comme pour Mia, l’avenir d’Inès, qui choisit des études de médecine, se vivra en Europe. Leïla Slimani décrit particulièrement bien la complexité et la richesse des personnages féminins. Son récit est aussi attentif aux destinées masculines et ici, en particulier, aux tourments d’un père pris au piège du pouvoir.

    « La romancière nous raconte cette histoire, empreinte de mélancolie, de tous ceux qui naviguent entre deux terres séparées par la Méditerranée pour vivre libres, de corps et d’esprit, mais qui le paient du prix du rejet, de la nostalgie et de la solitude. » (Laurence Houot, FranceTV) « Sa trilogie entière repose sur les tensions constantes entre l’individu et le collectif, entre vie intime et liberté d’un côté, et les injonctions d’un pays et de ses croyances de l’autre, entre les droits des femmes et un patriarcat profondément liberticide. » (Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles)

  • Vertige

    Sizun Whistler - Nocturne- Blue and Silver.jpg« C’est un paysage bleu, un nocturne bleu, à cette heure bleue, indécise, de la nuit qui tombe, où le ciel, l’eau et le rivage se mêlent dans une étrange communion de couleurs très douces, sous l’effet d’une lumière presque irréelle, déjà celle de la lune, en ce moment crépusculaire qui n’est ni nuit ni jour. Un moment hors temps. Hors espace. Un moment qui plonge au cœur du mystère de la vie et de la mort. »

    Marie Sizun, Vertige (incipit) in Les petits personnages

    James Abbott McNeill Whistler, Nocturne en bleu et argent, Chelsea, 1871

     

  • Vie aux figures

    Marie Sizun, dans Les petits personnages, a eu la belle idée d’imaginer l’histoire de ces figures secondaires, parfois minuscules, que les peintres insèrent dans un paysage pour « donner vie à un décor figé ou [d’] exprimer par le contraste marqué entre leur petitesse et la vastitude du lieu où ils se trouvent, une idée ou un sentiment qui frappera le regardeur. » En fréquentant quelque temps les salles de vente,  j’ai appris que ces paysages « animés » ont plus de valeur que ceux où ne figure aucun personnage.

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    Son livre propose une trentaine de textes illustrés par autant de tableaux en regard (surtout des XIXe et XXe siècles). A chaque spectateur d’imaginer qui sont, où vont ces silhouettes « à peine ébauchées ». Marie Sizun donne vie aux figures. Les paysages en sont donc doublement animés, grâce à ces histoires imaginaires racontées « en une lointaine complicité avec le peintre qui les lui a suggérées. »

    En ouverture du recueil, une « Fantaisie sur Février, les Très Riches Heures du duc de Berry, frères de Limbourg, XIVe siècle » s’intitule « La dame en bleu ». (Un titre qui me rappelle une toile de Rik Wouters que j’aime beaucoup.) Le bleu de la carte astrologique de ce mois d’hiver est aussi celui de la robe que porte la maîtresse de maison, au premier plan, et celui de la veste de son jeune amant en train d’abattre un arbre – dans la version romanesque de la romancière.

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    Au plaisir de découvrir ces historiettes s’ajoute celui de découvrir des peintures moins connues. « La plage blanche » commente et prolonge La grève blanche, Vasouy, de Félix Vallotton. Le peintre suisse est le seul à être présenté trois fois, avec Route à Saint-Paul pour « Une pause » et Sables au bord de Loire pour « Le pêcheur », en couverture des deux éditions. Trois beaux textes.

    Ixelles, matinée pluvieuse de Guillaume Vogels, artiste belge connu pour ces paysages « d’atmosphère », est d’abord décrit par Marie Sizun, comme elle le fait pour chacun des tableaux qu’elle a choisis, avant de s’attarder sur « La fille au parapluie », un personnage au dessin « plus fouillé » que les autres silhouettes sombres, « des ombres sous la pluie ». Elle l’imagine en « jeune bonne qui revient du marché », fatiguée, espérant qu’il fasse beau le lendemain pour son jour de congé, etc.

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    Personnage seul, couple, enfants au bord du canal (Emile Claus, Le Bateau qui passe), fillette à l’écart de deux dames en conversation (Berthe Morisot, Vue de Paris des hauteurs du Trocadéro), certaines figures bien visibles, d’autres ont été dénichées par l’œil de la romancière. J’ai souvent admiré Le nuage blanc de James Ensor, une marine où ce nuage capte l’attention, sans m’arrêter, « sur la bande de terre improbable, à peine distincte de la mer », aux deux « minuscules silhouettes sombres » : peut-être une vieille dame et sa gouvernante, dans une « semi-obscurité » (agrandir le fichier original pour les deviner). Wolfgangsee, horizon surélevé de Koloman Moser ne montre qu’un « petit voilier qui file au loin », si loin déjà que l’homme à bord est une toute petite figure : celle d’un homme qui « s’en va », raconte-t-elle.

    Les petits personnages de Marie Sizun offrent une succession de peintures où des silhouettes humaines  plus ou moins dessinées (un chien aussi) se muent de simples figurants en véritables personnages qui vivent quelque chose que le peintre a immortalisé sans le vouloir, tout au rendu du paysage. Elle nomme « fantaisie » chacune de ces nouvelles et c’est le mot juste : elle a imaginé leur vie, comme dans un jeu d’improvisation, et c’est à nous, en regardant les tableaux de plus près, de la suivre, voire d’entrer nous-mêmes dans le jeu en imaginant à notre tour.

  • Bruissements

    Ossola Entrez sans frapper.jpg« J’aime les bruissements du silence que les feuilles susurrent par le ton de leurs couleurs, par la variation musicale des saisons. J’ai vécu, au bureau 16 du Collège de France, cet enchantement : j’entrais, face à moi de hautes branches vives, bienveillants souverains qui me faisaient signe d’approcher. Dans leur nature, du reste, les livres, les branches et les feuilles, ont la même origine : produits du liber, « pellicule qui se trouve sous l’écorce de l’arbre ». Des arbres de mots m’ont entouré et caressé. »

    Carlo Ossola, Au seuil (incipit) in Entrez sans frapper

  • Un livre d'amitié

    Voici les mots du professeur Carlo Ossola en quatrième de couverture de son recueil Entrez sans frapper (2025) : « C’est un livre d’amitié.
    L’amitié de livres qui savent créer autour de nous des mondes. L’amitié de ceux qui les ont écrits et dont la fidélité a été un abri.
    Le bureau 16 du Collège de France nous a tous réunis pour fêter, chaque jour et chaque page, le privilège d’être hommes, pour retrouver notre dignité et le besoin d’universel que les livres accueillent et renouvellent.
    C’est un livre pour des chemins d’avenir. »

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    Carlo Ossola dans son bureau du Collège de France, à Paris, en novembre 2022. 

    Sous-titre : « à l’abri des livres ». Des photographies accompagnent cet essai, à commencer par celle de l’ardoise d’entrée à son nom qui « introduisait à un bois de livres qui étaient abrités, ou plutôt qui animaient et comblaient le « Bureau 16 » du Collège de France. Pendant de nombreuses années (janvier 2000 – décembre 2022), ils furent là, rangés sur des rayons, empilés sur des chaises et sur les rebords des fenêtres ; ils n’y sont plus, je n’y suis plus, et je le regrette. »

    On peut lire dans une note à la fin de Ardoise d’entrée l’intention du titre. Adorno rappelait « la nécessité d’entrer doucement, avec délicatesse, dans la vie d’autrui : « Frapper avant d’entrer » ». Ossola y reconnaît un principe essentiel et ajoute que « seuls les livres, néanmoins, nous donnent la liberté d’entrer chez eux sans frapper, de bénéficier de leur amitié, de leur intimité… », citant à l’appui un marchand florentin, Giovanni di Pagolo Morelli (1371-1944). Le philologue italien indique toutes les références.

    Entrez sans frapper est né d’une « campagne de photographie discrète et amicale » du bureau 16, avant le départ à la retraite de Carlo Ossola. Ensuite est venue l’idée du livre pour évoquer ces années dans sa « forêt livresque » (voir la photo ci-dessus). Au seuil évoque cette vie près des livres et des arbres aux fenêtres, au fil des saisons.

    Dans ce recueil puissamment amical par lui-même et cadeau d’une amie, les textes sont pour la plupart inédits. Chaque chapitre en contient trois ou quatre. Pour vous en faire une idée, vous pouvez lire en ligne (après Mes remparts) Des mains, un texte à propos du tableau qui figure en couverture, d’un poème en prose de Gratiliano Andreotti, d’une Etude de mains de Dürer, ce qui mène à Focillon (Eloge de la main) puis à Shakespeare... Que de passerelles !

    Suivent des textes d’hommage : au chapitre I à Jankélévitch, Bonnefoy et, inattendu, à Roman Opalka, dont il a visité une exposition à Saint-Etienne en 2006 –  « essaims de chiffres », « peu de mots », « intervalles de silence »… Plus on connaît l’auteur ou l’artiste, mieux on arrive à suivre le cheminement de pensée de Carlo Ossola, grand lecteur et citateur. (L’index des noms à la fin du recueil compte quelque dix pages, cela vous donne une idée de son érudition.)

    Le chapitre « Le regard : attention et intention » m’a beaucoup intéressée, à commencer par cette citation de Jankélévitch en note : « L’œil est un organe, c’est-à-dire une chose ; la vision une fonction optique, c’est-à-dire une opération ; mais le regard est une intention. Faute de cette intention, la vision n’est qu’un phénomène abstrait et indifférent. »  L’auteur commente le regard de La Belle Ferronnière de Léonard de Vinci, cite les dix propriétés d’un objet selon l’artiste et poursuit avec « Regarder pour désobjectiver » – selon Ossola « l’un des impératifs des arts de la création au XXe siècle ».

    Entrez sans frapper ouvre de multiples pistes à la réflexion, témoigne des échanges du philologue avec les grands créateurs qu’il admire, ceux du passé et ses contemporains. J’ai été heureuse d’y retrouver « la petite phrase de Proust », via les fiches de Roland Barthes ou dans un essai de Carlo Bo : « Mettre le temps en musique, comme vous le savez, est pour Proust le devoir du romancier […] ».

    A la suite de l’extrait d’une lettre de Bonnefoy à Michel Butor (en 1956), Ossola écrit ceci qui sera ma conclusion sur ce recueil : « Des grands créateurs on ne peut hériter qu’un long, inlassable et fidèle exercice d’admiration. »