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Littérature française - Page 214

  • Retard sonore

    « J’ai rebroussé chemin. Je n’entrerais plus au lycée. Je n’étais pas enseignante. J’étais pianiste. Je ne devais pas transmettre des règles arbitraires, je devais diffuser des évidences sonores. Il me fallait trouver un clavier, quel qu’il fût, dans une académie ou un salon, avant qu’il ne fût trop tard, que les démons qui avaient recueilli ma promesse ne revinssent me traquer, m’infliger les punitions prescrites, cette chaîne de punitions qui ne ferait que croître, vers les pires châtiments, si je n’en rompais pas le cours, si je ne récupérais pas dignement le retard sonore que j’avais accumulé depuis mes vingt-deux ans, âge où la promesse eût dû être accomplie, âge où j’eusse dû interpréter de deuxième concerto de Prokofiev, qui m’avait à présent quittée, mais que je retrouverais, parce qu’il avait été ma vie, parce qu’il devait être ma vie, parce que je ne pouvais, sur cette terre, n’adhérer qu’à lui. »

     

    Marie Delos, L'immédiat  

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  • Dans la fièvre

    Après un préambule abrupt – « contre la trace », « contre la folie » –, Marie Delos (née à Namur en 1977) place son premier roman, L’immédiat (Seuil, 2009), sous le signe de la musique : « Je suis arrivée à Séville avec Prokofiev dans les tempes. » S’il y a bien quelque chose dont le récit ne manque pas, c’est de rythme.

    « J’ai beaucoup marché en musique, je me suis perdue pour laisser l’air jaune me brûler les bras. La lumière devenait verticale et j’étais obsédée par Prokofiev, dont le deuxième concerto retentissait en boucle dans mes écouteurs. » L’installation dans un appartement, un « attique (…) flanqué d’une immense terrasse », les déplacements dans Séville pour donner des cours de français langue étrangère, tout se met vite en place, en cadence. 

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    « Et puisque je n’étais pas pianiste, je fus prof. » Anne pour ses collègues, Mlle T. pour ses élèves, n’a pas quitté la Belgique par vocation. « Une telle tâche, neuf ans plus tôt, lorsque j’avais choisi d’étudier les lettres pour la grandeur intransitive de la littérature, n’eût suscité en moi que du dédain et de la honte. » Toujours sous tension, elle se met sur la défensive quand sa collègue Imma, un jour,  l’interroge sur ce qu’elle écoute. Ulcérée par son insistance – « de la musique classique » ne suffit pas à sa curiosité , Anne n’ose lui refuser de prendre son lecteur. Rien n’est pire pour elle que d’entendre Imma, qui a reconnu le morceau, déclarer qu’elle prend des cours de piano depuis dix ans et qu’elle a des doigts de pianiste, comme son grand-père.

     

    Intuitivement, Anne sait qu’Imma ne peut être pianiste, au sens élevé qu’elle donne à ce terme, mais elle est néanmoins mordue de jalousie. Alors elle s’enfuit, marche et marche encore, envahie par la tristesse. Elle reconnaît le désir de mort qu’elle a déjà ressenti, enfant, quand ses parents l’emmenaient à Annevoie et l’obligeaient à « aller
    à l’étang »
    , son cauchemar. La voilà qui replonge.

     

    Anne renonce alors au lycée, évite Imma. L’obsession de se procurer un clavier, des partitions de Prokofiev, l’accapare tout entière, au point qu’elle refuse d’ouvrir sa porte à l’intrus qui a loué la deuxième chambre de l’appartement au propriétaire. Comme elle n’arrive pas à se débarrasser de lui, elle finit par prétendre qu’il s’agit d’une erreur, qu’elle a de la famille à loger. « Va au diable, bourgeoise ! », lâche-t-il avant de partir et elle s’écroule de honte, aussitôt après décidée à le retrouver dans Séville, ce qui lui semble maintenant une absolue nécessité. Des rues, des places, et puis, sur un pont, elle l’aperçoit. Anne le ramène, le saoule de paroles, elle, la taiseuse, dans une connivence immédiate.

     

    Horacio, qui est Colombien, arrive de Barcelone. Il est étudiant en Sciences Po. Lorsqu’il interroge Anne sur ses activités, elle tait l’enseignement qu’elle a abandonné pour le seul travail qui lui importe – « le deuxième concerto de Prokofiev était le sauf-conduit grâce auquel je pouvais traverser la vie sans honte et sans haine. » Elle dit écrire « une sorte de récit », le regarde installer ses affaires. Lui est à la recherche d’une fille, une gitane à qui il a proposé le mariage, mais qui est rentrée chez elle à Séville. Horacio s’étonne qu’Anne ne soit là que pour écrire, mais il a « l’élégance » de ne pas lui en demander davantage et elle lui en est infiniment reconnaissante.

     

    L’histoire d’Anne à Séville, retranscrivant la partition introuvable, se fabriquant un clavier en carton pour s’exercer en secret, l’histoire d’Horacio qui retrouve sa gitane au moment même où Anne semble tomber amoureuse de lui, les retrouvailles avec Imma qui va offrir à sa collègue de la loger chez elle, toute l’intrigue se poursuit dans la fièvre. Anne fuit ses juges – ceux de sa conscience ? Le rêve musical, la difficulté à se dire – elle se réfugie dans la fumée d’une cigarette plutôt que de prendre part aux conversations –, une culpabilité exacerbée la consument nuit et jour. Quand elle retrouve, grâce à sa collègue, quelques cours à donner, elle souffre encore devant les élèves à « affronter leurs visages clos, leurs regards méprisants et leurs jugements silencieux. »

     

    La langue de Marie Delos est forte, véhémente, racée. Le caractère de son héroïne qu’elle pousse « jusqu’à la gloire et jusqu’à la ruine » est d’une grande violence intérieure. On n’est pas sûre de l’avoir toujours comprise, mais on a marché dans ses pas brûlants et entendu un peu de la musique de son âme.

     

  • Plus tard

    « L’enfant a attendu que l’orage passe. A la fois soulagée d’avoir retrouvé la maison et d’un seul coup replongée dans son atmosphère pesante, elle s’est d’emblée retranchée dans le silence. Ne rien dire, faire semblant de rien, encaisser sans broncher, se tisser une carapace d’indifférence… Il s’agissait de survivre. Quant à vivre, elle se disait que ce serait pour plus tard. Quand elle serait grande. Quand elle serait libre. »

     

    Nicole Versailles, L’enfant à l’endroit, l’enfant à l’envers 

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  • Mal à l'enfance

    Nicole Versailles signe son blog Coumarine, elle en a fait le sujet de Tout d’un blog (2008). Ce sont les Petites paroles inutiles. La dernière épithète est à contre-emploi. L’animatrice d’ateliers d’écriture en Communauté française de Belgique écrit depuis toujours, comme on le découvre dans L’enfant à l’endroit, l’enfant à l’envers (2008), un récit publié aux Editions Traces de vie. Et l’écriture permet de se décharger, souvent, de ce qui pèse trop.

     

    Lettre à Eugénie, le sous-titre, renvoie à sa grand-mère maternelle qu’elle n’a pas connue, mais dont une photo retrouvée au grenier la fait rêver. Un portrait comme on en faisait à l’époque, en grand chapeau, accoudée sur le dos d’une chaise, un mouchoir de percale à la main, d’une nonchalance très étudiée. « Grande, racée, élégante, fière ». Morte à quarante-deux ans. La narratrice cherche les mots pour le dire, et quand elle ne les trouve pas, reprend : « Je recommence… »

     

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    Bébé birman akha / Photo Annabelle Baumal

    http://escapade-asie.blogspot.com/

     

    Il n’est pas facile de trouver les mots quand on a si mal à son enfance. Flash-back. Pendant la première guerre mondiale, Eugénie a dû se séparer de ses deux enfants envoyés en Suisse dans des familles d’accueil. Comme Suzanne, cette fillette de trois ans, sa mère, « Elle » – le personnage qui incarne ici l’auteur – a été un temps une enfant séparée de ses parents et de ses frères.

     

    La grand-mère morte si jeune, avant qu’Elle ne soit née, a pressenti son destin tragique. Lors d’un dimanche en famille à la campagne, au moment de monter dans la carriole à chevaux, en retard, ce qui énerve son mari, elle trébuche au moment où les chevaux s’ébranlent, est traînée à terre sous les yeux terrifiés des enfants. « Cette chute causera ma mort », voilà ce qu’elle dit alors et qu’entend Suzanne, confiera celle-ci à sa fille peu avant de mourir elle-même.

     

    Le grand-père se remarie huit mois après. L’homme « bourru et solitaire » somme les enfants d’obéir en tout à « l’étrangère » et de l’appeler « maman », ce que Suzanne refuse obstinément. Pire, il interdit d’évoquer la mère disparue, fait disparaître toute trace de sa première épouse. Sa fille en souffre, et puis sa petite-fille qui n’a jamais perçu de lui la moindre trace d’affection.

     

    Gros plan ensuite sur la mère, une mère non idéale, accablée par de fréquents maux
    de tête – Elle cherche à la comprendre. Suzanne a échappé au père et à la belle-mère en épousant Louis, le deuxième fils d’un couple qui a engendré sept garçons et en a aiguillé quatre vers la prêtrise. Bourgeoisie très catholique. Suzanne et Louis ont d’abord un fils, qui restera l’enfant unique presque huit ans durant, avant la naissance d’une petite fille pendant la deuxième guerre, c’est Elle, puis très vite d’un petit garçon. Elle aurait dû s’appeler Christiane, mais en allant déclarer sa naissance, son père a choisi Nicole. Le changement de prénom répond à celui du nom, en 1913, Vidor devenu Versailles, un nom bien français qui lui plaît.

     

    Mais si le fils aîné a écrit dans un classeur bleu de belles pages sur une enfance heureuse, Elle et le petit frère – j’ai pensé à Marguerite Duras et à ses frères, une
    autre fratrie déchirée dans l’amour exclusif d’une mère – connaissent trop tôt le sentiment d’abandon et la solitude. En particulier Elle, laissée un jour sans avertissement à la campagne pour guérir son asthme « au grand air », « au grand taire » écrit l’auteur. Six mois de chagrin. Le retour au bercail n’est pas forcément le bonheur. La mère est autoritaire. Il y a l’heure de sieste obligatoire après le dîner. Les « non » décourageants, les interdits. Le cahier de brouillon où l’enfant exprime son désarroi trouvé et condamné. Alors la petite fille construit ses défenses, se réfugie
    dans l’imaginaire. Une petite sœur jumelle, des origines inconnues – « Je suis d’ailleurs ». Comment survivre en attendant de vivre, d’être libre, d’être heureuse ?

     

    Le récit de Nicole Versailles vibre encore intensément de blessures intérieures jamais refermées. Elle lui a donné un très beau titre, L’enfant à l’endroit, l’enfant à l’envers, dont on découvrira une des significations à la fin. On ne comprend pas pourquoi ce livre ne se trouve pas sur les tables des libraires, mais on peut le commander en ligne. Une recherche émouvante et courageuse.

  • Les choses manquées

    « Le Paradis. Oui, peut-être. Mais peut-être aussi que c’est bien ennuyeux le Paradis. Deux ans après, la France qui perd de justesse est devenue la France qui gagne, au Championnat d’Europe des nations. Platini marque le coup franc le plus foireux de sa carrière (on dira désormais une « arconada » pour désigner une toile aussi spectaculaire que celle du gardien espagnol). Tout le monde est joyeux, bien sûr. Mais pas aussi joyeux qu’on était triste le 8 juillet 1982. Normal. C’est tellement fort, la mélancolie – un peu comme l’adolescence. Et toutes les choses qu’on a manquées de justesse sont tellement plus grandes que celles qu’on a réussies. » (A la cinquante-sixième)

      

    Philippe Delerm, La tranchée d’Arenberg et autres voluptés sportives

     

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