Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Cinéma - Page 4

  • Entre les deux

    Quand j’ai emprunté à la bibliothèque, avant le confinement, L’arbre du pays Toraja de Philippe Claudel, je ne pouvais me douter qu’il ferait partie, comme quelqu’un l’écrivait ici récemment, de ces livres qui « viennent toujours quand on a besoin d’eux ». J’ai lu d’une traite ce roman dont le titre renvoie à un rituel funéraire des Toraja, sur une île indonésienne.

    philippe claudel,l'arbre du pays toraja,roman,littérature française,mort,vie,cinéma,culture
    Rik Wouters, Autoportrait, fusain

    Le narrateur, un cinéaste, se souvient de ce pays où, près d’un village, on lui a montré un arbre « particulier », « remarquable et majestueux » : « une sépulture réservée aux très jeunes enfants venant à mourir au cours des premiers mois », déposés dans une cavité sculptée à même le tronc, fermée par des branchages et des tissus. Au retour en France, il a l’intention de le raconter à Eugène, son producteur devenu son meilleur ami, mais en écoutant les messages sur son répondeur, il entend celui-ci lui dire : « Tu vas rire, j’ai un vilain cancer. »

    Depuis quelques années, il a l’impression que la mort s’approche, sans la craindre vraiment pour lui-même, mais bien pour ses proches. Dans leur brasserie préférée où ils se retrouvent le soir même, il raconte son voyage à Eugène, sans lui parler des rituels. Celui-ci l’a rassuré – « tout a été pris à temps », sa fille médecin y a veillé –, et ils ont trinqué « à Dieu, au millefeuille, à [eux], à la vie. » Eugène est mort moins d’un an plus tard, peu après qu’il lui avait tout de même « raconté l’arbre du pays Toraja ».

    Cela dit, le narrateur laisse « glisser les plans un à un », s’attarde sur L’invention de Morel, un roman de Casares qu’Eugène lui avait offert, sur le scénario qui l’occupe, à partir du suicide d’un camarade d’adolescence qui s’est suicidé à dix-neuf ans, dont le titre sera « Pas mon genre », d’après la conclusion d’Un amour de Swann.

    « Le remords, le temps, la mort, le souvenir ne sont que les différents masques d’une expérience qui n’a pas de nom dans la langue, et qu’on pourrait au plus simple désigner par l’expression usage de la vie. Quand on y pense, toute notre existence tient dans l’expérimentation que nous en faisons. Nous ne cessons de nous construire face à l’écoulement du temps, inventant des stratagèmes, des machines, des sentiments, des leurres pour essayer de nous jouer un peu de lui, de le trahir, de le redoubler, de l’étendre ou de l’accélérer, de le suspendre ou de le dissoudre comme un sucre au fond d’une tasse. »

    L’arbre du pays Toraja est une rumination sur cet « entre les deux » qu’est la pensée de la mort dans notre vie – « Nous autres vivants sommes emplis par les rumeurs de nos fantômes » – et le récit d’un homme qui vit seul dans un immeuble, entre deux femmes : une voisine qu’il observe de sa « fenêtre sur cour », dont il fera la connaissance, et Florence dont il a divorcé « en douceur », qu’il fréquente encore régulièrement. A tout cela se mêle l’amour du cinéma, qui imprègne sa vision des choses et son amitié pour Eugène.

    « Ainsi vont nos vies, qui se décident parfois un peu trop vite, et qui nous laissent nous débrouiller ensuite avec nos regrets et nos remords. » Au long des deux cents pages de L’arbre du pays Toraja, Philippe Claudel nous met à l’écoute des confidences d’un homme attentif aux corps, aux postures, aux mouvements, en même temps qu’aux méandres en lui de de la mémoire et de la vie.

  • Relation particulière

    portrait de la jeune fille en feu,céline sciamma,noémie merlant,adèle haenel,cinéma,france,bretagne,peinture,xviiie,amour,culture« Portrait de la jeune fille en feu n’est pas le premier film à explorer cette relation particulière entre le peintre et son modèle. Il soutient la comparaison avec l’absolue réussite du genre, La Belle Noiseuse de Rivette, par son originalité notamment : le modèle ne sait pas qu’il en est un et c’est une femme qui observe une femme. Céline Sciamma se montre douée pour cet exercice de la peinture des sentiments. Sa mise en scène évacue le superflu – intrigues, coup de théâtre, suspense, scandale – pour aller à l’essentiel : une activation des sens, la montée de sensations inconnues, inattendues qui déstabilisent. Elle fait preuve de beaucoup de subtilité au moyen d’un dialogue économe, à l’élégance vouvoyée et l’ambiguïté permanente. »

    Fernand Denis, Cannes 2019 : "Le portrait de la jeune fille en feu" ou la palpitante peinture des sentiments de Céline Sciamma, La Libre Belgique, 20/5/2019

  • Peintre et modèle

    Peintre et modèle, dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, sont deux femmes, excellemment interprétées par Noémie Merlant et Adèle Haenel, j’en reparlerai. L’intrigue est mince et le rythme lent dans ce film avant tout centré sur le regard : celui des personnages les uns envers les autres, celui des spectateurs à qui chaque image offerte est comme un tableau. On aimerait voir parfois ce parti-pris esthétique contrecarré par un peu plus de vie, mais c’est de toute beauté, qu’il s’agisse des paysages, des intérieurs, des personnages surtout.

    portrait de la jeune fille en feu,céline sciamma,noémie merlant,adèle haenel,cinéma,france,bretagne,peinture,xviiie,amour,culture
    Héloïse (Adèle Haenel) et Marianne (Noémie Merlant) dans Portrait de la jeune fille en feu

    A la fin du dix-huitième siècle, une peintre prend la pose devant ses élèves qu’elle initie au portrait. A la fin de la leçon, l’une d’elles s’enquiert d’une toile de la maîtresse qu’elle a remarquée dans la pièce : c’est un portrait de la jeune fille en feu devant la mer. Flash-back. Marianne arrive dans un château près de la mer, en Bretagne, où une jeune servante la conduit à la grande chambre qui lui servira d’atelier. La comtesse l’a engagée pour peindre un portrait de sa fille, destiné à son fiancé milanais.

    Très vite, la difficulté de sa mission apparaît. Sortie du couvent où elle se plaisait, après le suicide de sa sœur aînée qui ne voulait pas se marier, Héloïse, la jeune fille en question, refuse de poser. Le peintre chargé en premier de faire son portrait a renoncé à sa tâche. Il faudra donc la peindre de mémoire, en une semaine, et sans que l’intéressée le sache ; Marianne est censée lui tenir simplement compagnie, l’accompagner dans ses promenades et veiller à ce qu’elle ne se jette pas de la falaise comme l’aînée.

    Un film de femmes donc : la peintre et son modèle, la mère, la servante – quatre actrices parfaites dans leur rôle. Marianne et Héloïse s’observent d’abord, très attentives l’une à l’autre pour des raisons différentes. Marianne veut mémoriser les traits du visage à peindre, en rendre l’expression ; Héloïse est heureuse de pouvoir à nouveau sortir, marcher près de la mer, et curieuse de la vie de Marianne, de son opinion sur le mariage, troublée par ses regards constamment tournés vers elle.

    Céline Sciamma alterne les scènes d’intérieur et d’extérieur. La caméra suit la lumière et l’ombre, et les moindres nuances des sentiments sur les visages. Chez Noémie Merlant-Marianne, ce sont les yeux qui parlent le plus. Chez Adèle Haenel-Héloïse, tout est d’une expressivité singulière : les inflexions du regard, les moues de la bouche, les frémissements de la peau, les gestes, l’immobilité même.

    « J’ai eu beaucoup de plaisir à regarder les comédiennes, à capter les moindres variations, à connaître leurs traits et voir comment la lumière et les angles de prise de vues les modifiaient », a confié la directrice de la photographie. La réalisatrice atteint un double objectif : d’abord, montrer ce qui se joue dans la relation entre l’artiste et son modèle, la quête du geste sur la toile – comme lorsque Marianne (par le pinceau d’Hélène Delmaire) pose la touche qui donnera à la robe, en plus de sa couleur, le mouvement et l’éclat de l’étoffe.

    Montrer aussi la naissance du désir. Deux femmes se découvrent, se plaisent, se révèlent l’une à l’autre. Portrait de la jeune fille en feu observe ce qui se passe entre deux êtres qui se rapprochent. Marianne arrivera-t-elle à réussir le portrait ? Le mariage d’Héloïse aura-t-il lieu ? Jusqu’où ira l’amour des deux femmes l’une pour l’autre ? La peinture cinématographique des sentiments prend le pas sur l’approche de l’art.

    Ce film dure deux heures et certaines scènes m’ont semblé trop appuyées, mais dans l’ensemble, il emporte l’adhésion, même s’il m’a laissée un peu à distance. Je ne vous dirai guère plus de l’intrigue (ne lisez pas Wikipedia qui la dévoile si vous comptez voir ce film) ni du titre, à prendre à la fois au sens propre et au sens figuré, sinon que la musique s’y invite d’une manière originale et marquante. La dernière séquence est extrêmement belle, inoubliable.

  • Du charme

    woody allen,un jour de pluie à new york,film,2019,cinéma,new york,jeunesse,amour,dialogues,culture« A Rainy Day in New York est un film d’une simplicité, d’un classicisme proche de l’épure. D’un côté, un garçon tue le temps dans Manhattan, un jour gris qui tourne à la pluie, en attendant le retour de sa petite amie. De l’autre, celle-ci, apprentie journaliste, est tiraillée entre son cœur et son ambition, un scoop à portée de main et l’opportunité d’entrer dans les coulisses du cinéma avec un réalisateur dépressif, un scénariste jaloux, un acteur dragueur. Tous les trois partagent la même idée, la retenir. Idée à laquelle elle offre toujours moins de résistance. C’est d’un basique mais d’un rythme, d’une fluidité, d’une progression dramatique constante, d’un montage parallèle virtuose. Bref, une comédie pas seulement romantique, avec du charme. »

    © Fernand Denis, "Un jour de pluie à New York", la quintessence de l'art de Woody Allen (La Libre Belgique, 18/9/2019)

  • New York sous la pluie

    Eternelle jeunesse de Woody Allen ! Avec Un jour de pluie à New York, il nous emmène une fois de plus dans cette ville qu’il aime tant et sa magie cinématographique opère à merveille. A l’université de Yardley, nous découvrons un beau couple d’étudiants : Gatsby (Timothée Chalamet), dont les parents sont riches comme ceux de sa belle, est enchanté d’apprendre qu’Ashleigh (Elle Fanning), étudiante en journalisme et cinéphile, a été désignée par la gazette universitaire pour interviewer à New York un cinéaste célèbre, Roland Pollard, dont ils ont vu et aimé tous les films.

    woody allen,un jour de pluie à new york,film,2019,cinéma,new york,jeunesse,amour,dialogues,culture

    Gatsby, un garçon très cultivé grâce à sa mère qui y a veillé, vient justement de gagner une grosse somme d’argent au poker – le jeu l’excite plus que les études – et il saisit l’occasion de faire découvrir sa ville à sa petite amie originaire de l’Arizona. Pour ne pas risquer de tomber sur ses parents – sa mère donne un gala ce soir-là mais il a prétexté avoir trop de travail pour le journal étudiant, il déteste ces soirées mondaines et la conversation futile avec des snobs –, il réserve loin de leur quartier une suite de luxe à l’hôtel Pierre, avec une vue splendide sur Central Park en automne.

    Il pleuvra sans doute, et rien n’est plus romantique aux yeux de Gatsby que de se promener dans New York sous la pluie, d’aller au musée voir une exposition, d’entrer le soir dans un piano-bar où l’on joue du jazz… L’interview ne devrait durer qu’une heure, ce qui leur laissera tout le loisir de flâner, et même de faire un tour en calèche comme en rêve Ashley.

    woody allen,un jour de pluie à new york,film,2019,cinéma,new york,jeunesse,amour,dialogues,culture

    Bien sûr, le scénario brise ce joli conte de fées : Ashleigh, 21 ans, est si excitée par son entretien avec le cinéaste (Liev Schreiber) en pleine crise artistique qu’elle va sauter sur l’occasion de le suivre dans New York, rencontrer le scénariste (Jude Law) et aller de surprise en surprise, tandis que Gatsby, déçu de l’attendre en vain, tue le temps en retrouvant d’anciennes connaissances. Dont Chan (Selena Gomez), la petite sœur d’une ex-petite amie qui ne lui avait accordé qu’un « 4 » pour sa façon d’embrasser ! On découvrira tout de même la mère de Gatsby (Cherry Jones), dans une scène époustouflante.

    Rien ne se passe comme prévu, et rien de mieux, dans un film, que l’imprévu. Woody Allen nous offre, comme dans Manhattan et Annie Hall, outre de formidables ambiances de la ville, des dialogues qui sont le sel de ses films où l’on parle beaucoup, et c’est toujours drôle, intelligent, inattendu. Un jour de pluie à New York n’en manque pas. Ce film n’est pourtant pas diffusé aux Etats-Unis : Woody Allen y est rejeté par le mouvement #MeToo, accusé d’agression sexuelle par sa fille adoptive et repoussé par certains acteurs (dont le jeune héros de ce film-ci). Le cinéaste est aussi en procès contre Amazon Studios. Aucun éditeur ne veut publier ses mémoires, d’après SoirMag.




    En attendant les résultats de ces procès au long cours, Un jour de pluie à New York est diffusé en Europe, où le cinéaste continue à tourner, soutenu par de nombreux artistes. Le choix des acteurs de son dernier opus est excellent, comme toujours, et vous entendrez le réalisateur parler à travers eux de tout ce qu’il adore – la musique, la littérature, les rencontres, le cinéma… Tout cela comme en passant, dans un chassé-croisé sentimental à la fois nostalgique et allègre.