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Belgique - Page 43

  • Thiry poète marchand

    Succédant à son père, Marcel Thiry achète et revend des stocks de charbon, de bois, il voyage. « Son existence est à présent ponctuée d’échéances, d’horaires de trains, de chambres d’hôtels, de Bourses du Commerce, de buffets de gares. » (Bernard Delvaille) Nouvelles sources d’inspiration.

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    « Tu vends des peupliers au marché de Roermonde.
    Tu es venu par le moins lyrique des trains.
    Bourse aux arbres : la roue ironique du monde
    T’arrête ici pour faire un calcul en florins.

     

    Bientôt, wagons, vous nous aurez assez blasés
    De notre ancien plaisir de passer les frontières ;
    Seuils des pays, nous vous aurons assez usés,
    Et les virginités des gares douanières.

     

    Où est le voyageur-Psyché qui adorait
    Les Eros endormis des wagons de seconde,
    Et les trains plus aventureux que la forêt ? .
    Il vend des peupliers au marché de Roermonde. »


    (Statue de la Fatigue, 1934)

     

    1935 est pour lui l’année de partage entre la paix et la guerre, à nouveau. La Hollande où il se rend pour ses affaires entre dans son univers poétique et surtout le thème de la fuite du temps, abordé aussi dans des nouvelles, des récits, des proses.

     

    « L’ange A-quoi-bon descend quelquefois dans les villes.
    C’est souvent par des soirs changeants, qu’il va pleuvoir,
    Que la rose des vents s’effeuille au ciel des villes ;
    Alors l’ange A-quoi-bon sort des squares tranquilles.
    On passe à travers ses lins simples sans le voir,
    On croit que c’est le vent qu’on a sur la figure
    Et sur le dos des mains heureuses, mais c’est sa
    Robe et son corps immatériel qu’on traversa,

    Et l’on en garde un bleu immortel en vêture.

     

    Car l’à-quoi-bon bleuit subtilement la ville,
    Un bleuté d’aquarium vient délaver la vie.

     

    Rare et heureux celui qui a traversé l’ange,
    Connu son corps de vent caressant comme un linge
    Et qui en sort vêtu d’un bleu indifférent.
    Rien ne lui est plus rien de l’amour, du courant
    Des tramways cristallins, de la mort, des lumières ;
    Il passe à travers les passants et les matières
    Comme l’ange à travers son passage a passé,
    Il laisse un peu de bleu au tramway traversé
    Et ses yeux sont lavés d’avoir traversé l’ange
    Et sont plus clairs d’avoir été des yeux d’aveugle
    Et sauront voir, quand il descendra vers le Fleuve,
    L’Ange à-quoi-bon assis sur la berge à l’attendre. »


    (Ages, 1935)

     

    Le thème du temps destructeur gagne du terrain – Usine à penser des choses tristes – mais il l’envisage sans trop de mélancolie, serein, lucide. Il se réjouit que sa fille Lise (virologue renommée) accompagne son « grand âge ». Et chaque année, heureusement, ramène les fleurs de saison,  jacinthes bleu-Pâques, asters, colchiques. Les arbres, il en fait commerce et il les aime, ils reprennent vie dans des vers libres :

     

    « Tous les arbres que j’ai tués se mettront quelque jour à revenir
    Non tels que je les aurai mutés par commerciales métamorphoses,
    Non pas distribués comme ils le sont par mes contrats et mes factures
    Au large du monde avide et réceptif… »
     

    (Prose des forêts mortes in Trois longs regrets du lis des champs, 1955)

     

    Marcel Thiry, poète, marchand, a aussi été très actif dans la vie publique : membre, puis secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique, membre à vie du Conseil international de la Langue française, cofondateur du Rassemblement wallon, un parti défenseur des francophones pour lequel il a été sénateur, puis sénateur européen. A l’écart des courants et des modes, « Marcel Thiry incarne en quelque sorte l'homme pressé de la poésie belge d'expression française » (Karel Logist )

     

    « Hiver. Les révélés du noir sur vert et gris.
    Hiver pour la fine écriture des branchages
    Tracée en phrase collective au long des pages
    De ciel, par longs dessins épiés incompris,
    La diffuse arabesque au-delà des langages,
    Dont même celle qui nous attend, notre lot
    Final, elle la totale, n’a pas le mot. »

     

    (L’Encore, 1975)

     

  • Angle doux

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    « Quand j’eus compris quel angle doux

    Faisait sa bouche avec sa joue,

    Je savais quelle âme floue

    J’aimerais un jour.

     

    Mais quand sa voix aux longs échos

    M’eut donné ses profondeurs mauves

    Mieux qu’après l’ombre et l’alcôve

    Je savais son corps. »

     

    (Marcel Thiry, L’Enfant prodigue, 1927)

  • Thiry poète voyageur

    Marcel Thiry (1897-1977), poète voyageur, puis poète marchand, s’est engagé à dix-huit ans comme soldat avec son frère dans une unité belge d’autos-canons en soutien des forces russes : Petrograd, Tsarkoïé-Selo, Moscou, Kiev, Tarnopol... Quand la Révolution d’Octobre éclate, c'est le signal du retour par la Sibérie, Irkoutsk, Kharbine, Vladivostok   « les trente mois de notre jeunesse les plus ardents et les plus riches en souvenirs, et nous garderons d’elle, des peuples russes et de la vie russe un amour plus fort que l’amertume des rêves et des déceptions. » Défilé sous une pluie de roses à San Francisco, puis les soldats visitent Salt Lake City, New York, avant Bordeaux, Paris, Liège où Thiry va étudier le droit. 

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    « Je me souviens encor de vos rouges falaises,

    Folkestone, et du vert des pelouses anglaises

    Et du balancement respirant d’un steamer,

    Et, passé les semaines vastes sur la mer,

    Je sais encor l’arrière-saison boréale

    Où parurent, parmi la pâleur idéale

    Et l'haleine du Pôle angélisant le ciel,

    Le Nord, le gel, et les clochers d'or d'Archangel.

     

    Je me souviens encor du nom fier d'Elverdinghe

    Et des bons compagnons durcis par la bourlingue

    Près de qui j'ai dormi mes plus justes sommeils ;

    Je me souviens de continents et de soleils

    Qui jalonnèrent les trois ans de France en France,

    Et dans sa fin d’enfance et son indifférence,

    Du soldat maigre, oisif et sale que j'étais. »

     

    Dès 1912, Marcel Thiry publie ses premiers vers dans la revue Belgique-Athénée. Il admire Henri de Régnier, Verlaine, et après la guerre, l’Apollinaire d’Alcools. Sa voix – sa voie – propre se fait entendre en 1924 dans Toi qui pâlis au nom de Vancouver, titre du recueil et d'un célèbre poème plusieurs fois remanié.

     

    « Toi qui pâlis au nom de Vancouver,

    Tu n'as pourtant fait qu'un banal voyage ;

    Tu n'as pas vu la Croix du Sud, le vert

    Des perroquets ni le soleil sauvage.

     

    Tu t'embarquas à bord de maint steamer,

    Nul sous-marin ne t'a voulu naufrage ;

    Sans grand éclat tu servis sous Stürmer,

    Pour déserter tu fus toujours trop sage.

     

    Mais qu'il suffise à ton retour chagrin

    D'avoir été ce soldat pérégrin

    Sur les trottoirs des villes inconnues,

     

    Et, seul, un soir, dans un bar de Broadway,

    D'avoir aimé les grâces Greenaway

    D'une Allemande aux mains savamment nues.

     

    (Marcel Thiry, Toi qui pâlis au nom de Vancouver, 1924)

     

    Après Plongeantes Proues et L’Enfant prodigue, le thème du voyage laissera la place à une autre source d’inspiration. A la mort de son père en 1928, Thiry reprend ses affaires (commerce de bois et de charbon) et sa poésie aborde des thèmes plus rares chez les poètes : le commerce, les bureaux. Le ton change. Ce sera pour un autre billet.

  • Famille

    « La famille n’est pas très grande et tout le monde a répondu présent, tout le monde voulait faire la fête, personne ne voulait manquer l’anniversaire de Gustave ! Sont présents également et chantent tout aussi fort que les autres, les deux grands amis de Gustave, ses amis de toujours : Arthur le boucher et Simon le fermier du champ voisin ainsi que leurs femmes respectives.
    Seule Annette est absente. »

    Nicole Versailles, Les amis de Gustave (Les dessous de tables)

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    Festen (Thomas Vinterberg)Festen, Thomas Vinterberg

     

     

     

  • Tant d'histoires

    Nicole Versailles a ému bien des lecteurs avec L’enfant à l’endroit, l’enfant à l’envers (2008), un récit autobiographique où elle revient sur l’histoire d’un amour manqué, entre sa mère et elle. Animatrice d’ateliers d’écriture, elle sait monter une histoire comme on monte une sauce, doser les ingrédients, accentuer ici ou là une saveur, une couleur, ménager le suspense. Les dessous de tables, un recueil de nouvelles qu’elle a publié l’an dernier, propose une vingtaine de nouvelles. 

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    Quoi de plus révélateur qu’une cuisine, qu’une table dressée, qu’un repas de famille ou entre amis sur les relations que nous nouons avec les autres, sur ce que nous montrons ou cachons de nos sentiments ? En Grèce ou en Palestine, à Bruxelles ou ailleurs, les femmes et les hommes se débrouillent comme ils peuvent avec leurs attentes, leurs craintes, leurs limites.

    La première nouvelle raconte l’histoire de Myrto, « un nom de premier matin du monde » mais « une fille de tous les soirs ». Les femmes du village, les « régulières », fatiguées du ménage et des enfants, ont fini par accepter la présence d’une prostituée « comme un mal nécessaire », à condition qu’elle reste à l’écart et ne reçoive pas leurs hommes en plein jour. Seule la femme de Yanis interdit à son mari de la fréquenter, lui seul parle de Myrto méchamment. Un jour, celle-ci rencontre un inconnu, quelqu’un d’étrange avec un bandana rouge dans ses cheveux noirs et qui « la regarde vraiment » : il est à la recherche de Yanis, mais il plaît tellement à Myrto qu’elle l’invite à passer chez elle avant. Nikos accepte un verre de retsina, elle lui prépare un mezze, ils bavardent tranquillement et l’homme finit par s’assoupir contre le grand coussin doré. A l’aube, quand elle se réveille, il n’est plus là. On découvrira pourquoi le bel étranger avec qui Myrto s’inventait déjà une nouvelle vie ne reviendra plus jamais (Juste un petit verre de retsina). 

    Ce qui lie et sépare les couples est un des thèmes récurrents des Dessous de tables : ici des convives observent le manège d’un homme devenu roi d’un jour grâce à la fève flirtant effrontément sous les yeux de sa femme avec une autre qu’il a couronnée de carton doré, comme au spectacle (Le roi et la reine de la fève). Un vieil homme se prépare une soupe et se rappelle les bons potages frais que sa femme, dont il ne supportait plus les jérémiades, lui préparait quand elle vivait encore. Le silence dont il rêvait alors le plonge dans d’étranges interrogations (Une bonne soupe en sachet).  

    La mère allemande d’un petit garçon français en 1955, la mère anéantie d’une petite fille gravement malade, une épouse enfermée dans la dépression, une mère qui a fleuri sa table d’une rose rouge pour fêter son anniversaire avec son fils qui tarde à arriver… Nicole Versailles décrit la solitude ordinaire, le plus souvent au féminin. Ou dévoile les déchirures masquées sous les apparences lisses de la vie sociale. Tant d’histoires…

    Agressions, viols, meurtres, la face cachée de certaines histoires est très noire. Des familles se déchirent. Le désespoir rend fou. Des retrouvailles anodines autour d’un verre, autour d’une table, se muent en drames profonds. C’est parfois violent, parfois drôle. Ainsi quand Charles-Henri se montre plus brillant et séduisant que jamais en ce soir d’anniversaire : son discours retient l’attention de tous, mais il en est deux qui portent ailleurs le regard. Marie-Solange, son élégante épouse, qui s’ennuie terriblement, remarque l’effet du décolleté subtil de sa robe haute couture sur ses voisins de table et commence à s’amuser (Dilemme).

    Natacha prépare avec soin un osso bucco pour un dîner où Christian et elle ont une grande nouvelle à annoncer. Tout est fin prêt à l’arrivée des invités, mais au moment où elle lève son verre pour prendre la parole, lui se lance tout excité dans l’éloge du dernier bijou technologique annoncé dans la presse, emmène tout le monde dans son bureau pour faire admirer ses dernières photos numériques, repousse constamment l’heure de manger. Jusqu’au coup d’éclat de sa femme qui va tous les planter là (Le jardin de la colère).

    Les nouvelles de Nicole Versailles dépassent rarement une dizaine de pages. Le style y est le plus souvent parlé, contemporain, et elle recourt de temps à autre aux italiques pour intercaler dans le récit des pensées intimes. Certaines phrases sont d’une précision sans faille : « Elle claque la porte d’un coup sec et tranchant comme sa vie coupée en deux par l’annonce guillotine. » (Cuisine intérieure) Les dessous de tables : un titre parfait pour ces tranches de vie déshabillées.

    A Coumarine, fort éprouvée en ce moment, un salut amical et mes souhaits de prompt rétablissement.