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états-unis - Page 29

  • Elena-Helen

    Prix Goncourt des Lycéens 2008, Un brillant avenir de Catherine Cusset déroule la vie d’Elena-Helen, une petite Roumaine devenue citoyenne américaine. Fille, amante, épouse et mère, veuve (ce sont les quatre parties), un portrait éclaté puisque le récit change de période à chaque chapitre, de 1941, « La petite fille de Bessarabie », à 2006, « Demain, Camille » (sa petite-fille).

     

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    Gratte-ciel de New York vus depuis Central Park par Florian Pépellin (Wikimedia commons images)

     

    A quoi tend cette fragmentation ? Le refus de la chronologie est dans l’esprit du temps, « qui n’est parfois que la mode du temps » (Yourcenar), les professeurs d’histoire ou d’histoire littéraire ont depuis belle lurette été priés d’y renoncer dans l’enseignement secondaire pour des raisons qui ne m’ont jamais totalement convaincue. Dans la littérature contemporaine, le facettage de l’intrigue tient parfois davantage à la mise en forme du texte qu’à une nécessité interne. Ici Catherine Cusset se place sous l'égide de Sebald : « J’ai de plus en plus l’impression que le temps n’existe absolument pas, qu’au contraire il n’y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres… »

     

    C’est donc par épisodes et dans le désordre que nous est raconté le destin particulier d’une femme que l’on pourrait justement caractériser par la volonté de se construire un destin, pour elle d’abord, puis pour son fils, avec Jacob, le séduisant jeune homme aux cheveux noirs et à la peau mate qu'elle a épousé contre l’avis de ses parents antisémites. Un brillant avenir commence par la mort dramatique de ce mari, atteint de la maladie d’Alzheimer, avant de remonter à l’enfance de la petite Elena, « Lenoush », fuyant un pays bientôt occupé par les Soviétiques avec son oncle et sa tante. C’est le premier d’une longue série de voyages et de déménagements, d’abord avec ceux-ci qui deviendront ses parents adoptifs, Elena portera désormais le nom de Tiburescu.

     

    A New-York, elle s’appelle Helen Tibb, et quand à la fin des années quatre-vingts, son fils Alexandru lui annonce au téléphone qu’il pense venir chez elle le lendemain, « avec quelqu’un », elle se réjouit en espérant que cette fois, à vingt-six ans, il a rencontré la femme de sa vie. Marie est française, a priori un bon point aux yeux d’Helen qui a appris le français en Roumanie, mais aussi une crainte : la jeune femme conçoit sans doute sa vie en Europe, or Helen et Jacob ont choisi de vivre aux Etats-Unis pour être libres, pour échapper aux préjugés concernant les juifs, pour fuir la dictature de Ceaucescu. En France, avec son accent, leur fils n’aurait accès qu’à des emplois subalternes, loin du « brillant avenir » dont ils rêvent pour lui.

     

    Mais Marie et Alex s’aiment vraiment et comptent vivre aux Etats-Unis. Comme Elena et Jacob ont tenu bon malgré l’hostilité des parents, eux aussi se marient sans leur approbation. Helen est nommée vice-présidente dans la société d’informatique qui l’emploie. La réussite professionnelle et la réussite familiale, voilà ce qui compte avant tout à ses yeux. Son père l’avait envoyée dans un lycée technique pour qu’elle puisse vivre en femme indépendante et elle est devenue experte en physique nucléaire. Hors de Roumanie, elle s’est tournée vers une autre voie prometteuse.

     

    Intelligente et volontaire, Helen se montre aussi possessive et autoritaire, Catherine Cusset en fait une belle-mère maladroite, peu affectueuse. La romancière entremêle l’histoire des deux couples, celui d’Helen et de Jacob bâti sur une fidélité sans faille, celui d’Alex et de Marie formé sur des bases et dans un contexte très différents. Mais Un brillant avenir est surtout l’évocation d’un destin de femme dans la seconde moitié du XXe siècle, avec ses choix et ses peurs, sa réussite et ses faiblesses, et la part la plus attachante d’Helen se révèle dans sa confrontation avec Marie, la femme de son fils, si différente d’elle, avec qui elle a tant de mal à s’entendre.

     

    L’intérêt du roman naît de ces caractères, et surtout de leur évolution à travers plusieurs époques et d’un continent à l’autre. Le style de Catherine Cusset, assez sec, et la fragmentation du récit – propice aux rapprochements mais fastidieuse – m’ont tenue un peu à distance de cette « bouleversante saga ».  Un brillant avenir est néanmoins un roman cosmopolite ambitieux, qui offre à ses lecteurs plus d’un éclairage sur les réalités de notre temps.

  • Sous le ciel

    « D’ordinaire, les Toltecs, les Olmecs et tout ça lui foutaient la frousse, jusqu’à ce qu’il lise un vieux livre maya, le Livre de l’aurore de la vie :

     

    Les premiers êtres humains rendirent grâce aux dieux :

    Ah vraiment, deux fois, trois fois merci

    de nous avoir donné forme. De nous avoir donné

    cette bouche, ce visage.

    Nous parlons, nous écoutons, nous nous émerveillons.

    Nous nous mouvons… sous le ciel.

     

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    Les fantaisies de Valentine Iokem :
    http://petitspoisetcetera.blogspot.com/

     

    Merci mille fois ? C’était chic de leur part. En plus, là où nous, nous voyons les Pléiades, les Mayas voyaient quatre cents garçons. Les ciels à l’époque étaient donc si clairs ? Pour les Grecs, compter sept sœurs était la routine ; en compter neuf, la perfection. Peut-être les 391 autres étoiles s’étaient-elles perdues dans les brumes de la Méditerranée. Par une belle nuit de noroît, lui-même ne voyait plus que cinq ou six Pléiades, au lieu des sept de son enfance. »

     

    Annie Dillard, L’amour des Maytree

  • Si l'amour dure

    L’amour dure-t-il ? Qu’est-ce qu’aimer ? Dans L’amour des Maytree (2007), un roman traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Yves Pétillon, Annie Dillard revient sans cesse sur ces questions. Une carte du Cap Cod fait face à un long prologue où l’écrivaine mêle à l’histoire de la péninsule américaine la présentation des Maytree : Toby, le fils d’un garde-côtes, un poète ; sa femme Lou qui peint un peu, parle rarement ; leur fils Paulo. Grands lecteurs, ils lisent dans les trois cents livres par an, lui « pour apprendre des choses », elle « pour éprouver des émotions ». Lou porte souvent quelque chose de rouge, « afin d’introduire une note de liesse ». Le récit remonte à l’époque où Toby Maytree invite la jeune et blonde Lou Bigelow dans sa cabane d’une seule pièce au milieu des dunes.

     

     

    En chemin, ils tombent sur Deary, un peu plus âgée qu’eux, qui aime dormir sur le sable à la belle étoile près d’un jardin qu’elle a planté de choux frisés. Deary aime inventer des théories : « Chaque endroit de son corps où l’on se blesse ajoute un pan de plus à la conscience qu’on a des choses. » Toby écrit de la poésie le matin. Il ne montre ses textes qu’à son ami Cornelius et à Lou. Une vieille dame superbe, Reevadare Weaver, six fois mariée, organise une réception pour leurs fiançailles. « Garde toujours tes amies femmes, ma chérie. Les hommes, ça va, ça vient » conseille à Lou celle qui, comme Deary la vagabonde, collectionne maris et amants. 

     

    Maintenant qu’il sait que Lou l’aime, Toby s’interroge encore davantage : « L’énigme n’était pas la mort, tout ce qui vit meurt, mais l’amour. Non que nous mourrons un jour, mais que nous puissions éprouver un tel sentiment, sauvage dans un premier temps, puis profond, pour une personne en particulier parmi des milliards. » Pour gagner leur vie, Toby transporte des maisons, Lou travaille à mi-temps dans une galerie d’art.

     

    La première partie, au tiers du récit, débute en catastrophe : leur fils Paul à vélo est renversé par une voiture, il a la jambe cassée. C’est à ce moment-là que Toby annonce à Lou qu’il l’aimera toujours, qu’il part s’installer sur une île dans le Maine – « Jamais je n’ai aimé… personne… » A quarante-quatre ans, il est las de Lou la laconique, un ange, il part avec une femme très déterminée et lui laisse l’enfant. D’un saut dans le temps, voilà Lou en vieille femme, « plus triste, mais plus sage », l’esprit plus libre. Elle avait vu sa propre mère le cœur brisé « et elle savait qu’elle pouvait faire mieux que ça. »« Il lui restait plusieurs années à vivre. Les vivre vraiment ou non, c’était à elle de décider. » La deuxième partie suit la vie de Toby dans le Maine, devenant malgré lui « un entrepreneur en bâtiment collaborant au colmatage de la côte ».

     

    Au bout du Cap cher à Hopper, sur « cette langue de sable au milieu de l’océan », Lou est d’accord « avec pas mal de gens de par ici (…) pour penser que la vie est trop courte pour la gaspiller à arborer son bon goût. Pour impressionner qui ? Pendant ce temps-là, elle pouvait lire. » Maytree, de son côté, pense en vieillissant que l’amour de longue durée est plus important que le travail, voire la poésie. Il ne sait pas encore s’il reverra Lou un jour, si son fils viendra le voir, mais il sent que l’âge rend les hommes encore « plus affamés de beauté ».

     

    Annie Dillard, que je lis pour la première fois avec ce roman, mais dont je me promets de lire aussi En vivant, en écrivant, mêle aux vies racontées des questions existentielles. Ses peintures du ciel, de la mer et du sable, son goût pour les attitudes non conformistes, sa perception au plus près des cœurs battants font de L’amour des Maytree un roman qui nourrit notre appréhension des êtres et du monde.

  • Vérité brute

    « « Les malades me manquent. C’est difficile à décrire mais, quand les gens ont désespérément besoin d’aide, quelque chose tombe. La pose qui est un élément du monde ordinaire disparaît, tout ce boniment de Comment-allez-vous-?-très-bien-merci. » Je me tus un instant. « Les malades peuvent délirer, ils peuvent être muets ou même violents, mais il y a en eux une nécessité existentielle qui est stimulante. On se sent plus proche de la vérité brute de ce que sont les humains. » »

    Siri Hustvedt, Elégie pour un Américain

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  • Je me sens si seul

    Siri Hustvedt, dont je vous ai déjà présenté Les yeux bandés et L’envoûtement de Lily Dahl, a choisi un homme comme narrateur dans Elégie pour un Américain (The Sorrows of an American, 2008). Un psychiatre. Lars Davidsen, son père, vient de mourir. En triant ses papiers avec sa sœur Inga, il tombe sur une lettre signée Lisa : « Cher Lars, je sais que tu ne diras jamais rien de ce qui s’est passé. Nous l’avons juré sur la BIBLE. Ca ne peut plus avoir d’importance maintenant qu’elle est au ciel, ni pour ceux qui sont ici sur terre. J’ai confiance en ta promesse. » Que « Pappa » leur ait caché des choses ne les étonne pas trop. Inga, qui a perdu son mari cinq ans plus tôt, est particulièrement curieuse de découvrir de qui et de quoi il s’agit. Erik Davidsen, divorcé, se plonge pour sa part dans la lecture des Mémoires de son père.

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    De retour chez lui à Brooklyn, assis devant son bureau, il aperçoit par la fenêtre une jeune femme et une petite fille qui traversent la rue, devine « de possibles locataires pour le rez-de-chaussée » de sa maison. Miranda, la mère, d’origine jamaïcaine, a « une allure superbe » ; Eglantine, la fillette, s’exclame en le voyant : « Regarde, maman, c’est un géant ! » Le logement leur convient. « Je les regardai descendre les marches du perron, revins sur mes pas dans le vestibule et m’entendis murmurer : « Je me sens si seul ». (…) Telle est l’étrangeté du langage : il traverse les frontières du corps, il est à la fois dedans et dehors, et il arrive parfois que nous ne remarquions pas que le seuil a été franchi. »

    Si son divorce l’a convaincu d’avoir été « un mari raté », le Dr Erik Davidsen estime avoir réussi en tant qu’oncle : ces cinq dernières années, depuis la mort de Max Blaustein, son beau-frère, un romancier reconnu, il est particulièrement proche d’Inga et de Sonia, sa nièce, encore hantées par les images du 11 septembre à New-York. Il a toujours veillé sur sa sœur, qui, petite, était sujette à des crises, perdait conscience un instant, et que ces absences rendaient particulièrement vulnérable auprès de ses condisciples – « Inga, dinga ! » En grandissant, elle en a moins souffert mais est restée sujette à des migraines. Sur son insistance, il va chercher aussi de son côté à identifier la mystérieuse Lisa qu’a connue leur père.

    Mais ses nouvelles locataires occupent de plus en plus ses pensées, la beauté de Miranda l’obsède – elle est illustratrice et il a aperçu chez elle un dessin fascinant. La petite fille cherche son contact. Lorsqu’un jour, en rentrant chez lui, il découvre sur le seuil quatre photos polaroïd de Miranda et Eggy dans le parc, sur lesquelles on a tracé des cercles barrés, il est surpris qu’elle lui demande simplement de les jeter, sans rien expliquer. « Quelqu’un épiait Miranda, et je me demandai si c’était quelqu’un qu’elle connaissait. »

    La jeune femme reste sur la réserve, le psychiatre s’efforce de respecter les distances, conscient de fantasmer sur elle. Sa sœur, elle, est terriblement troublée par la visite d’une journaliste indiscrète qui se montre plus intéressée par la vie privée de Max Blaustein que par son œuvre et menace de dévoiler des lettres à une autre femme. Inga craint surtout pour Sonia et sa fille craint pour elle, toutes deux se confient à Erik, tour à tour. D’autres incidents amèneront Miranda à raconter au Dr Davidsen quelques pans de son passé et même un jour à lui confier, exceptionnellement, la garde de sa fille.

    Elégie pour un Américain croise donc tous ces fils – lecture des écrits du père, soucis d’Inga et de Sonia, vie de Miranda et d’Eggy – entre lesquels s’insèrent des séances chez le psychiatre, où nous découvrons les obsessions de quelques-uns de ses patients en plus des siennes. La trame psychologique est une des plus intéressantes du récit, d’autant plus quand Erik Davidsen observe ses propres réactions. « Le matin, je m’éveillais sous un ciel lourd et, même s’il s’allégeait en général une fois que je me retrouvais avec mes patients, j’étais conscient d’être entré dans ce que l’on appelle, dans le jargon médical, l’anhédonie : l’absence de joie. »

    Dans un de ses livres, sa sœur philosophe a écrit que « Le problème, c’est que nous sommes tous aveugles, tous dépendants de représentations préconçues de ce que nous pensons que nous allons voir. La plupart du temps, c’est comme ça. Nous ne faisons pas l’expérience du monde. Nous faisons l’expérience de ce que nous attendons du monde. Cette attente est très, très compliquée. » Quel regard portons-nous sur les autres ? sur nous-mêmes ?

    Siri Hustvedt s’insinue dans les fissures de toutes ces personnalités, crée comme dans ses autres romans une espèce de suspens à propos de chacun des personnages et de leurs secrets. Ambivalence des rapports familiaux et amoureux, étrangeté des vies intérieures, la romancière excelle à nous tenir en haleine. De son style, on pourrait dire ce qu’elle écrit de la voix : « Je sais que ce qu’on dit est souvent moins important que le ton de la voix qui prononce les mots. Il y a de la musique dans un dialogue, des harmonies et des dissonances mystérieuses qui vibrent dans le corps comme un diapason. »