Certains personnages de roman s’inscrivent d'emblée dans la mémoire lorsqu’un écrivain réussit à leur donner une telle présence, la première fois qu’il les nomment, qu’ils suscitent attente, curiosité, voire empathie. Katherine Mosby raconte, au début de Sanctuaires ardents (1995), que le jeune Addison, onze ans, avait été prévenu dès son arrivée chez son père contre Vienna Daniels : la glycine de sa maison avait fleuri deux fois l’été de son installation à Winsville en Virginie, « puis elle avait peint la grange en bleu. » Cela suffit aux gens convenables pour la juger folle, d’autant plus que sa fille Willa n’est pas une enfant modèle.
Aussi partageons-nous l’attirance du garçon pour la propriété des Daniels, où il aimerait devenir le compagnon de jeu des Daniels, Willa et son frère Elliott, et approcher leur mère extravagante. Son père, John Aimes, l’a mis en garde contre les rumeurs : « Vienna Daniels n’est pas folle ; elle est différente, c’est tout. Les gens ne le tolèrent pas. Tu ferais bien d’apprendre à considérer le contexte, au lieu de juger la personne. »
Selon la tante Augusta, la sœur de leur père, que Willa et Elliott refusent d’appeler « Sœur » tout court, Vienna se néglige et livre trop ses enfants à eux-mêmes. A Willa, sa mère a fait promettre de lire un jour tous les livres de sa bibliothèque – « Ils peuvent te sauver. » Mais la fillette a d’autres plans en tête cet été-là . Pour décourager le jeune intrus qui a franchi les limites des Hauts, leur propriété, elle recueille sur une page de David Copperfield un étron produit par son frère dans le but de le catapulter sur Addison par surprise à sa prochaine apparition. Le plan échoue techniquement et psychologiquement : bombardé de terre, assailli de menaces, il reste ébloui par la beauté de la fille de « la plus riche famille du coin ».
Quand Willard Daniels est revenu à Winsville en compagnie de son épouse de vingt ans, « un bas-bleu de New York », tout en elle a dérangé les autres : son prénom étranger, son érudition, ses manières du Nord, ses grands airs, son orgueil, son langage. Willard lui reproche bientôt sa franchise envers leurs invités, à quoi Vienna répond : « J’enfile des gants lorsque je quitte la maison, mais je ne mettrai pas de gant sur ma langue quand je suis chez moi. » La femme du maire qui se pique d’élégance espérait se faire une amie de cette nouvelle venue, mais le thé qu’elle donne en son honneur tourne au fiasco. Dès lors, elle aura la dent dure contre cette jeune femme qui refuse les invitations, qui passe ses soirées à lire, qui refuse de monter Ulysse, le pur-sang que lui a offert son mari, mais l’emmène en promenade avec elle.
La seule qui devienne l’amie de Vienna, c’est l’institutrice de Winsville, ancienne bibliothécaire. Echanges de livres, rires, chansons, Alisha Felix et Vienna s’entendent merveilleusement. Willard trouve Alisha trop voyante avec ses vêtements colorés et trop envahissante, une « fauteuse de trouble ». Celle-ci, seule visiteuse régulière des Hauts, y gagne « une certaine notoriété » aux yeux des autres habitants. Jusqu’au jour où Willard quitte sa femme en compagnie de l’institutrice.
Vienna était alors, sans le savoir, enceinte pour la deuxième fois. Sœur débarque dans la maison de famille pour venir en aide à la jeune mère abandonnée et mettre un peu d’ordre, veiller à l’éducation des sauvages petits Daniels. L’arrivée d’un botaniste, Gray Saunder, attiré par le saule pleureur de leur propriété, arbre rare dans la région, va détendre l’atmosphère et réjouir les cœurs. Vienna le prie de s’installer chez eux et le fait passer pour un cousin. Enfin un homme par qui elle se sent « acceptée » telle qu’elle est, un complice, à la hauteur de sa fantaisie – comme elle il a le goût des mots. Gray n’est pas le seul à tomber amoureux d’elle : c’est aussi le sentiment secret d’Aimes, leur plus proche voisin, et du Dr Barstow qui se montrera plus d’une fois un allié sûr de Vienna.
Sanctuaires ardents n’est pas pour autant une bluette. Le récit de la vie des Daniels, parfois joyeuse, souvent douloureuse, tragique même, permet à Katherine Mosby de décrire avec un lyrisme tempéré mais sensible la beauté des éléments et de la nature, des arbres qui sont la passion de Vienna, des animaux qu’observe et soigne le petit Elliott. C’est un hommage aussi aux joies profondes de la lecture et de la musique. Les relations personnelles – l’affection entre frère et sœur, les enfants en bande, la vie domestique – y sont bien rendues, ainsi que les mesquineries, l’intolérance, la cruauté ordinaires, le racisme sudiste. Ce beau portrait de femme interroge le monde : quelle part la société laisse-t-elle à la fantaisie, à l’originalité, au refus des convenances ? « Dans l’alchimie infaillible de la métaphore et de l’imagination, parfois l’odeur de la pluie suffisait. »