Si vous avez lu la quatrième de couverture, un article, un billet, vous savez déjà tout de l’action dans Tangente vers l’est, signé Maylis de Kerangal, un roman né de son voyage avec d'autres écrivains français dans le Transsibérien – c’était en 2010, l’année France-Russie – d’abord sous la forme d’une fiction radiophonique, « Lignes de fuite », dont ce récit, signale l’auteure, est la « reprise infidèle ».
Le Transsibérien des écrivains
On lit donc le roman pour les détails de cette rencontre entre une Française, Hélène, et un soldat russe, Aliocha, dans ce train mythique. Et surtout pour l’atmosphère, l’observation des passagers, du paysage, pendant cette traversée de la Russie. D’emblée, le texte impose un rythme, les phrases un mouvement : « Après quoi les rails irréversibles qui déplient le pays déballent, déballent, déballent la Russie, progressent entre les latitudes 50°N et 60°N (…) ».
A bord du Transsibérien, une centaine de gars « jeunes, blancs, pâles même », « les conscrits », incertains de leur destination finale, et parmi eux Aliocha, qui a tout essayé pour éviter le service militaire et, « une pierre au ventre », redoute la Sibérie où rien « n’est à la mesure de l’homme », où rien ne l’attend sinon « le bizutage des appelés ».
C’est son regard que l’on suit pour commencer, celui d’un garçon de vingt ans « encore puceau » qui s’efforce de se fondre parmi les autres, et dont toutes les pensées concourent vers ce mot, « fuir » – « et pile à cet instant, le Transsibérien s’engouffre dans un tunnel, fuir, dégager au plus vite, s’arracher, sauter en route. »
Comment échapper à la vigilance du sergent Letchov ? Comment tromper « la provodnitsa, l’hôtesse en charge du wagon, sanglée martiale dans une jupe droite » ? A la gare de Krasnoïarsk, où le train s’est arrêté dans la nuit, une première tentative de s’éloigner échoue. C’est là que monte Hélène, une étrangère qu’il remarque à son allure, ses vêtements, son écharpe violette.
« Le jeune homme s’approche de la vitre, son regard passe outre son visage reflété : dehors, compacte et ténébreuse, océanique, la forêt sibérienne est là, et s’y enfoncer serait comme pénétrer l’eau noire avec des pierres au fond des poches, et Aliocha veut vivre. »
L’étrangère est soudain tout près, elle s’est déplacée pour fumer « le long d’une ouverture latérale » et c’est là qu’ils font connaissance. Aliocha l’aborde, ils échangent leurs prénoms, des cigarettes. Hélène s’attarde et pense à Anton, son amant russe, qu’elle a suivi jusqu’en Sibérie, et qui lui dirait s’il la voyait qu’elle cherche des histoires.
Quand la Française fait mine de retourner à son compartiment de première, réservé pour elle seule, Aliocha la retient, lui fait comprendre ce qu’il veut : échapper à l’armée, se cacher, s’enfuir. Hélène se décide, l’invite à la suivre. A partir de là, nous partageons les pensées d’Hélène, elle aussi en fuite à sa manière – elle a décidé de quitter Anton –, tandis qu’elle regarde en face d’elle le jeune soldat qui s’endort.
Mais on n’échappe pas aussi simplement au sergent Letchov, aux hôtesses du train, au regard des autres voyageurs. On recherche Aliocha. La tension du récit croît avec la traque du jeune déserteur et par cette intimité clandestine entre celle qui cache et celui qui se cache. Tangente vers l’est est un beau titre pour cette rencontre, sans doute folle et improbable, sur la ligne de Moscou à Vladivostok, entre deux personnages qui s’efforcent d’échapper à leur situation, ensemble et pourtant si seuls, si différents et pourtant proches.
Pour le récit du voyage France-Russie, il vaut sans doute mieux se tourner vers Dominique Fernandez ou Danièle Sallenave. Ici, sans trop d’effets, Maylis de Kerangal a écrit un huis clos dramatique. Peu de choses sont dites entre les protagonistes, mais les gestes, les corps parlent. C’est une réussite que ce roman court pour un si long voyage à travers la Russie : les détails concrets, les villes où on s’arrête, quelques mots russes – et nous ressentons tout de même son immense présence.