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Littérature - Page 377

  • Bass chante le Yaak

    Voilà un livre que je n’avais pas envie de terminer – trop beau ! Le journal des cinq saisons de Rick Bass ou douze mois dans une vallée sauvage, le Yaak. Si The Wild Marsh : Four Seasons at Home in Montana (2009) a gagné une saison dans la traduction française (par Marc Amfreville, 2011), c’est sans doute pour attirer l’attention sur le titre, mais c’est dans le texte, je vous en reparlerai.

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    Rick Bass, géologue, écologiste et écrivain, s’est demandé si les réflexions de Thoreau (Côte Est) dans Walden ou la vie dans les bois (1854) s’appliquent à l’Ouest où il s’est installé avec sa femme dans une vieille ferme en 1987, au nord-est du Montana, non loin de la frontière canadienne. S’il a beaucoup œuvré pour la protection officielle de cette vallée reculée en tant que réserve naturelle, il a conçu ce livre-ci, à 42 ans, avant tout comme un hymne à la vie sauvage : « célébration et observation, sans jugement ni plaidoyer militant ».

     

    Tous les matins, Bass écrit dans sa cabane au bord du marais. Son Journal compte douze chapitres, un par mois. Pour le réveillon de l’an 2000, il a fait des réserves, comme tous les gens de la région qui vivent à des kilomètres les uns des autres. De gros problèmes avaient été annoncés pour ce nouveau millénaire, mais en fait, sa famille et ses hôtes n’affrontent qu’une panne d’électricité passagère et une tempête de neige qui les met d’humeur joyeuse.

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    Janvier sonne la fin de la chasse aux canards et aux oies. La vie ralentit. Rick Bass s’inquiète pour la survie des cerfs. Pour les hommes, c’est le mois de la convivialité, du ski, des sous-vêtements longs. Il conduit ses deux filles à l’école. Pour le reste, il goûte le « plaisir simple des besognes les plus rudimentaires » : retirer la neige du toit, mettre du foin dans la niche des chiens. Dépressions hivernales, renaissances.

     

    Février est parfois plus rude encore, un « couloir enneigé, froid et sombre ». Après la neige, l’arrivée de la glace entraîne maux et chutes. Les arbres – mélèzes, trembles, saules et aulnes – « reviennent à la vie ». Les températures sont plus clémentes, et un soir, « l’hiver se fend en deux comme une pierre précieuse que l’on aurait frappée juste au bon endroit. » La neige bleuit, les lichens noircissent, le vent se lève et au bord du marais, il observe des traces de cerfs et de wapitis, « signature de la faim ».

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    Nuages noirs © 2003-2010 Elizabeth Hughes Bass

    « Rien ne dort jamais éternellement » dans la nature. Canards et oies reviennent, les gros rhumes « de quatre semaines » finissent par passer, et à partir du 20, on rêve déjà au printemps en apercevant les grands pics qui fondent sur les arbres à la recherche d’insectes, les roitelets, les essaims de mésanges à tête noire. Le mois le plus court de l’année est « d’une certaine façon, le plus émotionnel, intense. »

    De mois en mois, nous suivons Rick Bass dans sa contemplation du monde sauvage. Voilà la cinquième saison, entre hiver et printemps : « février, mars, avril, saison de la gadoue, longue nuit brune de l’âme, sont les mois où la beauté de l’univers nous exalte plus que jamais » - « Nous appartenons à cette vallée aussi sûrement que chaque pierre et chaque torrent, chaque forêt et chaque champ, que n’importe quel animal qui y vit. » Eclat jaune des saules avant son anniversaire, le 7 mars. S’il parle surtout de la nature, l’écrivain raconte aussi les hommes et sa vie de famille, évoque son expérience personnelle.

     

    C’est le bonheur qu’il veut dépeindre, mais comment taire son inquiétude devant les nouvelles coupes claires, la frénésie d’exploitation forestière – « quelle espèce d’individus prédateurs et ineptes peut permettre qu’on fasse pareille violence à la terre ? » Fin mars, il cherche des ramures abandonnées par les cerfs. Il les connaît, il les aime, même s’il en abat un par an à la chasse.

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    Un voisin lui avait proposé, à son arrivée dans la région, de draguer le marais pour en faire un étang. Rick Bass a refusé. Il est attaché au marais, « à l’esprit qui en émane ». Dans ce « réservoir de couleurs et de parfums », son corps reposera un jour. A ses filles, il tente de transmettre ses valeurs : paix, joie, respect, modération, économie, prudence et patience. Il se réjouit de les voir grandir entourées de la « grâce infinie du monde ».

     

    Feuillages et fleurs, naissance des faons, aiguilles des mélèzes, parfum des églantiers : nous suivons la marche du printemps, les alternances de chaleur et de pluie. Bass, un jour, met le feu aux herbes en croyant pouvoir le maîtriser, mais l’incendie se rapproche dangereusement de la maison. Il se bat comme un fou pour l’éteindre avant le retour de sa femme et de ses filles, implore l’esprit des bois pour que le vent retombe. Et fait semblant de rien quand sa famille rentre et découvre le champ tout noir…

     

    En juillet, mois peu propice à l’écriture, il donne la préséance aux filles, songe dans sa cabane à tout ce qu’il fera ensuite, impatient d’en sortir. Tout est vert et or. « Où est Dieu ? » demande un jour sa fille – « Partout » – et il la regarde sourire aux arbres. Pique-niques, canoë, nage dans le lac. Le temps est comme suspendu – « rien que la beauté et le repos. » Couleurs des papillons, chants des oiseaux – « wizi wizi wizi » fait la paruline de Townsend.

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    Paruline de Townsend, Photo Slodocent (Wikimedia commons)

    Mais l’été file, août ramène les incendies, le feu bénéfique qui régénère, dont il faut protéger les hommes et les maisons. Orange et noir, couleurs du feu, couleurs d’Halloween.  Bass va camper avec sa femme Elizabeth, qui est peintre. Il cueille les fraises avec ses filles, leur apprend à « regarder et écouter ».

    Le journal des cinq saisons respire l’accord profond entre un homme et un lieu – « cet endroit qu’on a choisi et qui vous a choisi. » Rick Bass chante le Yaak, déborde d’amour pour son paysage farouche. Il y prend des leçons d’équilibre, d’harmonie, de rythme. C’est envoûtant. La vallée des cerfs, des couguars et des grizzlis n’a besoin ni de touristes négligents, ni de nouvelles routes. Le Yaak a besoin d’être préservé, transmis tel quel aux générations à venir. Un témoignage pour les naturalistes de l’an 2100 ? En tout cas, un régal.

  • Partout des livres

    « Autour de moi, partout des livres. La lumière de ma lampe promène ses doigts d’argent sur le cristal mat du papier qui recouvre tous les petits dos serrés. Derrière ces dos, il y a un corps simple et mystérieux, qui est celui même de l’esprit humain, dont l’essentiel est invisible. Un sauvage qui n’aurait jamais vu de livres et qui ne connaîtrait pas le secret de l’écriture, en ouvrant un de ces volumes, penserait peut-être à une fourmilière, ou aux brins d’herbe, ou au ciel criblé d’astres. Cet infini, sorti de nous, ne tient-il pas tête à l’infini dont nous sortons et qui nous écrase de ses regards vides ? Livre, firmament intérieur. Pays de mémoire, où les Mères nous bercent et nous sourient toujours. Petits livres à la mesure des mains humaines, souvent serrés sur le cœur. Livres sur lesquels penche le front, qui donnent au front son poids et sa clarté. Celui qui vous aime et qui vit en votre présence connaît la sérénité ; il a déjà commerce avec les immortels. Il sait que tout au long de son chemin terrestre, vous ne ferez jamais défaut. Avant que les livres disparaissent, l’homme aura disparu. »

     

    Adrienne Monnier, Le numéro un (La gazette des Amis des Livres)

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  • D'Adrienne Monnier

    A lire Les gazettes d’Adrienne Monnier, rédigées de 1923 à 1945, j’ai souvent pensé qu’aujourd’hui, cette libraire parisienne aurait tenu un blog littéraire de haut vol. Née en 1892, Adrienne Monnier a perdu son père d’un accident de travail en 1914. C’est grâce à ses indemnités qu’elle a pu ouvrir une librairie : la Maison des Amis des Livres, au 7, rue de l’Odéon. Faute de place, elle n’y vend que les livres de ses amis : Claudel, Leiris, Joyce, Prévert, Gide, Hemingway… Des amis de choix ! 

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    Adrienne Monnier par Gisèle Freund © Gisèle Freund/IMEC/Fonds MC

    L’avant-garde littéraire de la première moitié du XXe siècle se retrouve chez la « nonne des lettres », comme on la surnomme. Séances de lecture, édition de revues, Adrienne Monnier participe au développement de la « jeune littérature » d’alors. « Les gazettes du « Navire d’argent », 1925-1926 » ouvrent ce recueil ; la libraire n’a pu continuer à diffuser sa brochure, elle lui coûtait trop cher, malgré les abonnements, et même avec l’aide de son amie Sylvia Beach qui avait ouvert Shakespeare & Co au n° 12, dans la même rue.

    « Description de la voix de Claudel », le premier texte, commence ainsi : « On ne peut la comparer qu’à l’action de manger. Elle se repaît des mots, elle les mâche, elle en éprouve le goût et en assimile la substance (…) » En moins de vingt lignes, une description superbe. Plus loin, elle parle de « crible machinal » pour rendre l’intonation de Paul Valery. Ecrivains, peintres, spectacles, expositions, Adrienne Monnier présente, cite, raconte, d’une plume très expressive.

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    A l’époque où l’on proposait encore aux clients de couvrir leurs livres de papier cristal, la libraire décrit l’un d’eux, Berthier, qui vient lui demander un recueil de Léon-Paul Fargue. Le poète est dans la librairie, mais son lecteur ne le connaît pas. Quand Fargue se met, par jeu, à déprécier ses propres poèmes, avec insistance, Berthier lui répond sèchement d’abord, puis se fâche. Alors Adrienne M. tend le livre au poète, avec le nom de Berthier sur un bout de papier, puis le lui rend, dédicacé – s’ensuivra une « poignée de main comme l’arc-en-ciel. »

    « Visite à Marie Laurencin » : Marcelle Auclair, Sylvia Beach et Adrienne Monnier prennent le thé chez la peintre qui fut un temps l’amante d’Apollinaire. Il est question d’une amie battue par son petit ami, de plusieurs façons de se coiffer – « Pour plaire aux hommes, il vaut mieux passer pour bête, moi je suis la reine des gourdes », déclare Marie Laurencin. Elle montre sa toile en cours, fait visiter son appartement plein de ces femmes aux « grands yeux vides et volubiles comme le ciel entre les murs », dans de jolis cadres.

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    Adrienne Monnier (1892-1955), libraire française, dans sa "Maison des amis des livres",
    7, rue de l'Odéon. Paris, 1935. © Roger-Viollet

    Les « Ecrits divers, 1923-1931 » comportent des critiques de livres, de poésie surtout, et des préfaces pour des expositions – « Une nature morte, quelle singulière façon d’appeler ces tentatives vraiment magiques de donner la vie à ce qui paraissait inanimé. » Idem pour « Les airs du mois de « La N.R.F. », 1934-1937 ». Sujet du temps, « Le swastika » : les Allemands en font un usage inquiétant, elle en cherche l’origine, distingue les graphismes, étudie le symbole.

    Adrienne Monnier aime le cinéma, s’enthousiasme pour une adaptation d’« Alice au pays des merveilles », pour Fernandel. Le cirque (illustration ci-dessous), les Folies-Bergère, un rayon « Chiens et chats de toutes races » à la Samaritaine, Maurice Chevalier ou Noël-Noël, c’est toute une vie parisienne dont elle se fait la chroniqueuse.

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    Parfois, la libraire s’échappe en Savoie (« Esquisse des Déserts ») ou à Tignes, à Venise, et note ses impressions. Mais c’est principalement Paris qui l’inspire : ce « coude du quai d’Orléans »« La Seine ouvre les bras et enserre la Cité. Ne disons plus rien, c’est trop beau. La ville et le fleuve chantent à l’unisson. L’hiver peut venir. » Et surtout le pont des Arts, qu’elle traverse lentement « parce que, des deux côtés, Paris est doux et magnifique, parce qu’on est là au seuil des îles, parce qu’on peut s’asseoir sur un banc, le regard perdu dans le regard fascinant et moqueur de la jeune femme fleuve. » (« Petite promenade »)

    Après les gazettes de « Vendredi », il y aura « La gazette des Amis des Livres », grâce à une « aubaine » : Gallimard lui a acheté la traduction d’Ulysse, un apport d’argent bienvenu dans une période difficile. La vie de libraire a comblé Adrienne Monnier – « j’exerçais depuis deux ans un métier dont je ne savais pas encore grand-chose, sinon l’ivresse de causer avec des gens qui aimaient les livres que j’aimais. » – mais elle n’en cache pas les difficultés.

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    Adrienne Monnier devant sa librairie

    Lire Les gazettes d’Adrienne Monnier, c’est passer des livres dont on coupe encore les pages à l’art, à une réflexion sur la guerre ou sur la société. L’élite, la classe, la bourgeoisie, la noblesse, voilà des notions qu’elle commente, à rebours des lieux communs. Les persécutions contre les Juifs en Allemagne lui inspirent des « Réflexions sur l’antisémitisme » en novembre 1938, une quinzaine de pages.

    Sa causerie sur « L’Ulysse de Joyce et le public français » (1931) constitue une belle introduction à la lecture. Barrault, « Verve » (Adrienne Monnier a écrit pour la revue d’art de Tériade), la survie dans Paris occupé (« Lettre aux amis de zone libre ») – on apprend par ailleurs que le chocolat manquait « terriblement » à Henri Michaux, « qu’il en avait besoin pour travailler »Madame Colette à qui elle lit les lignes de sa main... plus de septante sujets et autant d’entrées dans le monde d’une libraire dont on aurait aimé passer la porte.

  • Un sale tour

    « Il eût été si simple d’effacer mes traces en niant l’existence du livre, ou de lui dire que je l’avais perdu quelque part, ou de prétendre qu’Adam avait promis de me l’envoyer mais ne l’avait pas fait. Le sujet m’avait pris par surprise et je n’avais pas été capable de penser assez vite pour me mettre à débiter une histoire inventée. Pire encore, j’avais dit à Gwyn qu’il y avait trois chapitres. Seul le deuxième risquait de la blesser (ainsi que quelques réflexions dans le troisième, que j’aurais facilement pu biffer) et si j’avais dit qu’Adam n’avait écrit que deux chapitres, Printemps et Automne, ça lui aurait évité de retourner à l’appartement de la 107e Rue et de revivre les événements de cet été-là. Mais elle attendait maintenant trois chapitres et, si je n’en envoyais que deux, elle m’appellerait aussitôt pour me réclamer les pages manquantes. Je photocopiai donc tout ce que je possédais – Printemps, Eté et les notes pour Automne – et expédiai le tout l’après-midi même à son adresse à Boston. C’était un sale tour que je lui jouais, mais je n’avais désormais plus le choix. Elle souhaitait lire le livre de son frère, et le seul exemplaire au monde m’appartenait. »

    Paul Auster, Invisible 

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  • NY-Paris par Auster

    En 1967, Adam Walker est en deuxième année à Columbia et aspire à devenir poète.  Lors d’une soirée, il remarque un couple : l’homme d’environ trente-cinq ans, en costume blanc froissé, la femme plus jeune, vêtue de noir, très attirante. C’est par la première rencontre avec Born et Margot que commence Invisible (2009) de Paul Auster, un roman où l’on reconnaît immédiatement son univers : New York, le hasard, la fascination de l’inconnu, le goût des mots. 

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    Edward Hopper, Excursion into philosophy

    Rudolf Born – « un beau visage carré, sans signe distinctif particulier, (…) un visage qui deviendrait invisible dans n’importe quelle foule » – aborde Adam sur un ton joueur : ils allaient partir quand ils l’ont vu seul dans son coin et ont décidé de lui remonter le moral. Born est suisse, il vit à Paris. Professeur invité pour un an, il enseigne « le désastre » : un cours sur l’Algérie et un autre sur l’Indochine – « Ne sous-estimez jamais l’importance de la guerre. La guerre est l’expression la plus pure, la plus vive de l’âme humaine. »

    Adam évoque alors Bertran de Born, le poète provençal dont parle Dante, un homonyme que l’autre connaît de nom, sans plus – premier signe d’une descente aux enfers ? Margot ne parle guère, sauf pour répondre à Born, avec un accent français très marqué. Son compagnon mène la conversation une heure durant, passe d’un sujet à l’autre avec des opinions « hardies et peu orthodoxes » dont Adam ne sait pas trop s’il faut les prendre au sérieux.

    Deux jours plus tard, dans son bar habituel, l’étudiant revoit l’homme au costume de lin qui l’invite à sa table. Margot a été fort impressionnée par lui, assure-t-il, et par sympathie, puisqu’il vient d’hériter d’une grosse somme, Rudolf Born lui propose de lancer un magazine littéraire, pas moins. Abasourdi et méfiant, Adam Walker est néanmoins tenté. Et le voilà chez Born à goûter le délicieux navarin d’agneau de Margot. Son hôte, le vin aidant, le provoque sans cesse, puis lui parle de ses origines, de la famille Walker – Adam est ébahi des renseignements récoltés sur son compte – serait-il de la CIA ?

    Margot lui téléphone quelques jours plus tard et lui propose de passer en l’absence de Born – « Il est parti et je suis libre de faire tout ce que je veux. Nous le sommes tous. Personne ne peut posséder personne. Tu comprends ça ? » Adam, que Born avait déjà poussé vers Margot, va passer cinq nuits d’affilée avec elle dans leur chambre d’amis. A son retour de Paris, Born, brusquement, se prétend trahi et la met dehors, après deux ans de vie commune. Il compte bientôt se marier à Paris.

    Cependant, le projet de magazine tient toujours, et ils se revoient. Un soir de printemps, sur Riverside Drive où ils se promènent, un jeune noir surgit de l’ombre, un revolver à la main, et leur demande de vider leurs poches. Born tente de discuter, fait mine de prendre son portefeuille, mais sort un couteau et frappe le gamin en plein ventre – le revolver n’était pas chargé. Adam voudrait l’emmener à l’hôpital, mais Born s’y oppose – pas d’ennuis. L’étudiant s’encourt pour appeler une ambulance ; quand il revient sur les lieux, il n’y trouve plus personne. Le cadavre, frappé de plusieurs coups, sera retrouvé plus tard.

    Invisible tourne autour de cette scène sordide, révélatrice. Adam Walker devrait dénoncer le tueur, mais Born l’a menacé pour l’en dissuader. Le jeune homme se sent coupable : « Cette abstention est de loin l’acte le plus répréhensible que j’aie jamais commis, le point le plus bas de ma carrière d’être humain. » Sa faiblesse morale lui répugne, il téléphone à sa sœur et lui raconte toute l’histoire. Finalement, il avertit la police, qui ouvre une enquête. Mais le professeur a quitté les Etats-Unis, un remplaçant termine son cours, il ne reviendra pas.

    Au deuxième chapitre, changement de narrateur et d’époque : l'écrivain Jim Freeman, ami d’Adam à Columbia, ne l’a plus revu depuis leurs études. En 2007, Walker lui envoie l’histoire de Born (le premier chapitre) et une lettre. Il est très malade. Avant de mourir, il aimerait que Jim vienne le voir à Oakland pour discuter de son texte – après ce chapitre, il est resté bloqué et voudrait en parler avec lui. Jim est fasciné par l’histoire, et en attendant son voyage en Californie le mois suivant, ils se mettent à correspondre.

    Un nouveau colis arrive, les remarques de Jim ont relancé Walker : son livre, « 1967 », sera divisé en saisons : Printemps, Eté, Automne… « Eté » est à la deuxième personne : « Pour toi, c’est l’été après le printemps de Born, mais pour le reste du monde, c’est l’été de la guerre des Six Jours, l’été des émeutes raciales dans plus de cent villes américaines, l’Eté de l’Amour. » Gwyn, la sœur d’Adam, remplace cet été-là son colocataire : elle va commencer un doctorat à Columbia. Walker, de son côté, partira en septembre perfectionner son français à Paris, même s’il sait que c’est la ville de Born.

    Sa sœur et lui sont très proches, et Adam se réjouit de ces deux mois à vivre ensemble avant son départ. En présence de Gwyn, le monde lui paraît « plus lumineux et plus accueillant ». Mais leur intimité réveille des souvenirs douloureux, la noyade d’un petit frère – chaque année, en juillet, ils pratiquent un rituel de mémoire à propos d’Andy – et un épisode très troublant, « la grande expérience » sexuelle qu’ils ont vécue à quatorze et quinze ans, un week-end où en l’absence de leurs parents, ils ont décidé de s’initier l’un l’autre aux gestes de l’amour. Born, Margot, Gwyn, et puis la « fiancée » de Born et sa fille, Cécile : Adam prend souvent des risques. Avec Jim Freeman (personnage qui a failli s’appeler Paul Auster), les lecteurs se demandent s'il sait vraiment où il va.

    La question du point de vue est essentielle dans ce roman patchwork entre New-York et Paris et pour la première fois dans l’œuvre de l’Américain, trois narrateurs différents se succèdent. Les coutures sont parfois fort visibles, mais l’intrigue et les manipulations en tous genres – nouvelles Liaisons dangereuses où les allusions littéraires ne manquent pas – assurent le suspense. Invisible ou le roman de « l’incertitude », comme dit l’auteur dans un entretien, a été encensé par certains, égratigné par d’autres. Lui espérait tout simplement que le roman suivant serait meilleur. (Prochain rendez-vous avec Auster : Sunset Park.)