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Littérature - Page 120

  • Expression

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    Stefan Hertmans, Le cœur converti

    A gauche : Jeanne de Boulogne priant (cathédrale de Bourges)

  • Hamoutal la convertie

    Après Guerre et térébenthine, Stefan Hertmans s’est lancé dans une aventure romanesque dont le sujet a croisé sa route : Le cœur converti (De bekeerlinge, 2016, traduit par Isabelle Rosselin, 2018), inspiré par une histoire vraie, « est le fruit à la fois de recherches approfondies et d’une empathie créative » (S. H.)

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    Tour de guet au-dessus du village de Monieux (Photo Marianne Casamance, Wikimedia Commons)

    Son héroïne inoubliable est épuisée lorsqu’un matin du printemps 1092, le rabbin Obadiah de Moniou, l’aperçoit de sa maison qui descend de la colline avec son mari, un autre homme et une mule : « Je sais qui ils sont. Je sais qui ils fuient. » Fuir : c’est le maître mot du roman. Monieux, dans le Vaucluse, a souvent accueilli des gens de passage et des fugitifs.

    Hamoutal et David Todros, fils du grand rabbin de Narbonne, ont été envoyés là pour échapper aux chevaliers chrétiens chargés de ramener la jeune femme chez son père normand. Stefan Hertmans, qui a passé « des étés à lire » sans se douter de rien dans ce village (où il a acheté une maison en 1994) et où il s’est senti « plus heureux que nulle part ailleurs en ce bas monde », cherche à présent les traces de l’ancien quartier juif où vivait le rabbin qui a accueilli la jeune « juive séfarade » de vingt ans, enceinte, une blonde aux yeux bleus qui ne passait pas inaperçue.

    La nuit, réveillée par la douleur, elle sort de la maison pour accoucher toute seule d’un garçon, Yaakov, entre arbustes et rochers. Durant les premières saisons passées à Moniou, la jeune mère doute parfois du chemin choisi ; on la traite en étrangère, même si elle apprend à parler le vieux provençal.

    A l’automne 1070, c’est elle qui naissait à Rouen, dans une famille fortunée. Baptisée du nom de Vigdis (« déesse du combat ») Adélaïs, elle a appris à lire et à écrire et grandi entre un père critique par rapport au pape Grégoire VII qu’il accusait d’attiser la haine des juifs et une mère qui défendait l’Eglise. Un jour, la fillette a vu un jeune juif voleur massacré en pleine rue et vomi d’horreur.

    A dix-sept ans, elle remarque David, vingt ans, près de la synagogue de Rouen ; il porte le petit chapeau jaune pointu imposé aux juifs. Son père l’a envoyé à l’école rabbinique de la ville qui compte alors cinq mille habitants juifs. Leurs quartiers sont contigus. Malgré les interdits, Vigdis se rend à de discrets rendez-vous. David la présente comme une prosélyte, les juifs l’accueillent et elle apprend ce qui lui paraît « une alternative religieuse à l’agitation et à la violence du monde ».

    Quand elle refuse d’expliquer pourquoi elle préfère des tenues sobres à ses beaux vêtements élégants, elle s’attire les foudres de sa mère. Ses parents la cloîtrent chez eux. Dans les ruines du quartier juif de Rouen et de la « yeshiva » (école religieuse incendiée lors du pogrom de 1096), l’auteur imagine l’audace de Vigdis et David quittant Rouen en secret – un voyage de neuf cents kilomètres vers Narbonne, à leurs risques et périls. Quel chemin ont-ils pris ? Comment ont-ils traversé les cours d’eau ? Où ont-ils dormi ?

    Hamoutal (« chaleur de la rosée », nom que David donne à Vigdis) découvre les coutumes et rituels juifs et se convertit à la religion de David avant de l’épouser. De Rouen à Narbonne (1090), puis de Narbonne à Moniou (1091), Stefan Hertmans raconte les péripéties de leur fuite, mêlées aux troubles de l’époque. Au village, ils retrouvent une vie paisible. Après Yaakov leur naît une fille, Justa, puis un autre fils.

    En 1095, le pape Urbain II donne le coup d’envoi de la première croisade contre les Sarrasins pour libérer le tombeau du Christ à Jérusalem. L’armée recrutée par Raymond de Toulouse, qui se dirige vers l’Italie, arrive aux portes de Moniou. Les croisés exigent d’être ravitaillés et logés ; ils veulent occuper la synagogue, les juifs s’y opposent et proposent leurs propres maisons. Un carnage s’ensuit, David Todros y perd la vie.

    Hamoutal est arrêtée, on lui arrache Yaakov et Justa. Quand on la relâche, elle est un « fantôme aux yeux brûlants » qui n’a plus que son enfant de vingt mois avec elle. Elle veut absolument retrouver les deux autres et part à leur recherche. Marseille, Gênes, Palerme, l’Egypte… Tantôt secourue, tantôt abusée, la convertie arrive au Caire anéantie. Elle reprendra vie à Fustat (vieux Caire), mais elle n’en a pas encore fini de s’enfuir.

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    Parmi les deux cent mille documents juifs de la synagogue de Fustat figure l’histoire d’une prosélyte venue de Provence. Hertmans a suivi sa trace, exploré l’espace et le temps qu’elle a traversés. Cette histoire terrible, l’écrivain la raconte dans Le coeur converti avec un grand respect pour ceux qui en ont souffert et une attention constante à la nature, aux lieux où il pose lui-même le pied pour mieux imaginer ce que ses personnages ont pu ressentir dans ce chaos. Son récit est à la fois spectaculaire et émouvant.

  • Souvenir

    Flem Eliane de Meuse.jpg471

    « Je me souviens qu’un corps, c’est une manière de se mouvoir, d’exister dans l’espace. Nos habits nous habillent, mais c’est nous qui les habitons. »

    Lydia Flem, Je me souviens de l’imperméable rouge que je portais l’été de mes vingt ans

     

    © Eliane de Meuse, Jeune femme en robe bleue

  • Flem au fil du temps

    Qu’il est gai à lire, ce petit livre rouge ! Dans Je me souviens de l’imperméable rouge que je portais l’été de mes vingt ans, Lydia Flem emboîte le pas à Perec à qui elle dédie son texte en 479 fragments ; le premier lui a donné son titre. Elle se souvient « de Sami Frey en costume sur son vélo, jouant à l’Opéra-Comique, les quatre cent quatre-vingts « Je me souviens » de Georges Perec. »

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    Le titre annonce la couleur, toutes les couleurs : les verts, les bleus, les jaunes, les noirs, les rouges, les gris, et ces noms délicieux qui en disent les nuances. Mais l’imperméable de ses vingt ans n’est pas moins distributif. Le fil rouge de Lydia Flem, ce sont ces « mots merveilleux » que sa mère couturière prononçait, comme « crêpe de Chine, fil d’Ecosse, ciel de lit, ceinture coulissante, gros-grain, pattemouille ». Certains mots sont des bonbons d’enfance.

    « Je préférais les textes aux textiles. » Si elle reprend au Dictionnaire de l’Académie française l’exemple d’une vie « tissue de chagrins et d’infortunes », à Proust celui d’une prairie « tissue seulement avec des pétales de poiriers en fleurs » – participe passé de l’ancien verbe tistre (tisser)– c’est qu’ils sont textiles, autant visuels que tactiles, ses souvenirs de vêtements portés ou remarqués au fil du temps, qu’il s’agisse des siens ou de ceux des autres. Derrière le texte et le tissu, un même mot latin, « textus ».

    Des personnes élégantes s’y invitent : Inès de la Fressange, Julie Andrews dans Victor Victoria, Diane Keaton avec sa garde-robe masculine dans Annie Hall, Jack Lang, et aussi ses parents, sa mère avec sa collection de chemisiers allant du blanc à l’ivoire, son père aux costumes sur mesure lui laissant choisir sa cravate, elle-même écoutant le conseil de Grisélidis Réal en 1974 : « Osez l’élégance. »

    Le plus souvent, Lydia Flem tire les fils de son passé personnel, mais comme cette Bruxelloise & Parisienne est notre contemporaine, ses souvenirs croisent parfois les nôtres. On tombe, par exemple, sur le nom d’une boutique où on est déjà allée, ou sur « une robe en lin vert pomme » achetée à Milan avec ses parents : « ras du cou, sans manches, de forme trapèze » – la description exacte de cette robe en laine vert pomme que je portais, parfois au-dessus d’un fin col roulé, du temps de mes premiers bas nylon.

    Vous aussi, peut-être, vous avez porté « Rive gauche » de YSL ou une de ces « vestes afghanes brodées en mouton retourné » des années hippies ? La mienne prenait trop de place dans la garde-robe, je l’ai donnée un jour aux Petits Riens. Et ces « longs rubans à chapeau qui flottent dans le dos nommés : « suivez-moi-jeune-homme »Vous qui brodez, cousez, taillez, vous trouverez votre bonheur dans ce livre qui égrène les mots justes, les expressions précises pour désigner les étoffes, les plis, la forme d’une manche. Pour ArtisAnne, voici le souvenir 461 : « Je me souviens que parfois coudre c’est méditer. »

    150 « Je me souviens qu’on s’habille un peu pour soi et beaucoup pour les autres. » 175 « Je me souviens qu’un vêtement lorsqu’il est choisi est une arme de séduction et de pouvoir ; imposé, il devient la marque de l’infériorité et d’une insupportable soumission. » 180 « […] A ces trois motifs de protection, de pudeur et de parure, Barthes en a ajouté un quatrième : le port du vêtement comme un acte de signification, un acte profondément social ». »

    Entre autres associations de la mémoire, voilà un tailleur gris perle et un baisemain, un chemisier rose pâle et Ménie Grégoire, Colette en spartiates tropéziennes pour prononcer son discours de réception à l’Académie royale de Belgique, une robe en tissu Liberty et la Provence. Entre autres oppositions : le chic et le neuf, le bouton français cousu en parallèle et le bouton anglais cousu en croix.

    Un « index subjectif » très détaillé (une trentaine de pages) – une coquetterie ? – permet de retrouver un sujet ou l’autre et d’observer des occurrences (et toute une page de titres de films). Enfin, la liste des livres de Lydia Flem traduits (en une vingtaine de langues), à retrouver sur son blog, montre l’énorme succès de Comment j’ai vidé la maison de mes parents et aussi des essais sur Freud et Casanova.

    En plus des tenues et des tissus, Lydia Flem se souvient bien sûr des accessoires – chaussures, turbans,  ceintures – auxquels elle attribue certaines vertus toutes personnelles : « Je me souviens que nous accordons de la magie à certains vêtements, foulards, bijoux. Avec le secret espoir que ces talismans puissent infléchir le destin. » Cela vous arrive-t-il ?

  • Comment

    Hesse Le loup des steppes.jpg« Comment ne pas devenir un loup des steppes et un ermite sans manières dans un monde dont je ne partage aucune des aspirations, dont je ne comprends aucun des enthousiasmes ? Je ne puis tenir longtemps dans un théâtre ou dans un cinéma ; je lis à peine le journal et rarement un livre contemporain ; je suis incapable de comprendre quels plaisirs et quelles joies les hommes recherchent dans les trains et les hôtels bondés, dans les cafés combles où résonne une musique oppressante et tapageuse, dans les bars et les music-halls des villes déployant un luxe élégant, dans les expositions universelles, dans les grandes avenues, dans les conférences destinées aux assoiffés de culture, dans les grands stades. Non, je ne suis pas capable de comprendre et de partager toutes ces joies qui sont à ma portée et auxquelles des milliers de gens s’efforcent d’accéder en se bousculant les uns les autres. »

    Hermann Hesse, Le loup des steppes            

    Couverture : Anton von Webern (détail) par Max Oppenheimer, 1909