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Culture - Page 536

  • Démangeaison

     « La fille ouvrit la bouche plusieurs fois avant qu’il en sortît des paroles, des phrases hésitantes sur Tallinn et une voiture. Les mots s’entrechoquaient, comme précédemment, se recroquevillaient aux mauvais endroits, se rejoignaient à contretemps, commençaient à chatouiller bizarrement les oreilles d’Aliide. Cela ne venait pas tant des mots de la fille ni de son accent russe, l’estonien de la fille avait autre chose de bizarre. Alors que cette fille, avec sa jeune crasse, était ancrée dans le présent, ses phrases rigides sortaient d’un monde de papiers jaunis et d’albums mités remplis de photos. Aliide attrapa l’épingle à cheveux sur sa tête et se la fourra dans l’oreille, la fit tourner, la retira et la remit en place dans ses cheveux. La démangeaison persistait. Aliide eut une idée : la fille n’était pas des environs, peut-être même pas du pays. Mais qui donc, venu d’ailleurs, saurait parler la langue d’une telle province ? »

     

    Sofi Oksanen, Purge

     

     

  • Seule à jamais

    Purge (Puhdistus, 2008, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli) a déjà fait couler beaucoup d’encre. Sofi Oksanen, née en 1977 d’une mère estonienne et d’un père finlandais, a placé en tête de ce roman choc une carte de « L’Estonie dans l’Europe du Nord depuis 1991 » pour que ses lecteurs situent mieux les frontières de ce pays balte entré dans l’Union Européenne en 2004.

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    View of Emumägi from SW. Emumäe landscape protection area.
    Picture taken at 58,9332N 28,3642E looking towards NE.
    © Pimik (Wikimedia Commons)

    Il s’ouvre sur un slogan – « Pour une Estonie libre ! » – que Hans Pekk, un paysan estonien, écrit au-dessus de chaque page de son cahier où il écrit « pour ne pas perdre la raison ». Mai 1949. Dans sa propre ferme, depuis la déportation de sa femme et de sa fille, Hans se terre dans un cagibi tandis qu’Aliide, sa belle-sœur, vaque aux travaux journaliers. 1992. Aliide Truu aperçoit quelque chose d’étrange par la fenêtre, comme « un ballot » au pied des bouleaux, et va voir cela de plus près, munie d’une fourche. Elle découvre une fille qui porte une robe de l’Ouest mais des pantoufles russes, et qui parle estonien. Celle-ci, en piteux état, finit par accepter de l’eau, de la valériane, du pain.

     

    La jeune Zara n’en revient pas d’avoir trouvé Aliide Truu. Il faut que celle-ci comprenne au plus vite sa terreur : Pacha, son mari, et son associé, Lavrenti, sont à sa recherche. Elle prétend les avoir rencontrés au Canada où elle travaillait comme serveuse, cherche une histoire qui pousse Aliide à bien vouloir la garder chez elle. La vieille femme se méfie, soupçonne un traquenard.

     

    Sofi Oksanen livre par fragments, dont elle précise chaque fois l’année et le lieu (le plus souvent, « Estonie occidentale ») mais en sautant constamment d’une époque à l’autre, l’histoire des deux personnages essentiels du récit. A l’insu de sa mère, qui avait fui les Allemands lors de la guerre et trouvé du travail en Russie, Zara a appris l’estonien avec sa grand-mère, Ingel. La jeune fille, originaire de Vladivostok, s’est laissé persuader par une amie, l’année précédente, de la suivre en Allemagne pour y travailler et mener une vie plus intéressante. Aliide laisse son canapé à la fugitive et dort dans la chambre de derrière où des herbes médicinales sèchent sur des journaux. Quand elle lui annonce, le lendemain matin, qu’elle attend sa fille qui vit en Finlande, Zara rêve qu’on la dépose en voiture à Tallinn, d’où elle passerait à l'étranger. Dans l’immédiat, elle s’efforce d’inspirer confiance.

     

    On l’a deviné, Zara est une de ces filles de l’Est tombées dans le piège de la prostitution. Violentée, torturée, elle s’est retrouvée prisonnière de Pacha et Lavrenti, avec d’autres. Pourquoi, quand elle a saisi l’occasion d’échapper à ses proxénètes, a-t-elle cherché le village et la maison d’Aliide ? Pourquoi celle-ci affirme-t-elle à un ami, venu l’avertir d’un procès possible à l’encontre de son défunt mari, qu’ils n’ont fait « qu’obéir aux ordres » et qu’ils étaient « des gens bien », mais s’empresse-t-elle après de brûler toute la propagande communiste et les papiers compromettants qui restaient dans sa maison ? Pourquoi Zara cache-t-elle sur elle une photo d’Ingel et Aliide ? Pourquoi celle-ci nie-t-elle avoir une sœur ?

     

    Des années de guerre où l’Estonie se voit occupée tantôt par les Russes, tantôt par les Allemands, et lutte pour sa liberté, aux années nonante pendant lesquelles se déroule la rencontre entre ces deux femmes secrètes, rusées, toutes deux mues par la peur, toutes deux capables du pire pour sauver leur peau, la romancière finlandaise fait monter la pression, rassemble les pièces d’un puzzle historico-romanesque. On y découvre un pays, ses paysans, ses patriotes, ses sbires, ses traîtres, et aussi une famille avec ses amours, ses drames, ses jalousies, ses rancœurs. « Ce qui m'attire avant tout, explique Sofi Oksanen, ce sont les destins bâillonnés, les personnages muets, les histoires tues. S'approcher du non-dit et tenter de l'articuler, n'est-ce pas l'essence même de l'écriture ? »

     

    Purge contient une violence crue, omniprésente, insoutenable dans certaines scènes – le roman a d’abord été conçu comme une pièce de théâtre. Envahi soi-même par le malaise des personnages, on veut tout de même aller de l’avant, comprendre ce qui les a menés là où ils sont, savoir à quel jeu terrible s’adonnent la vieille Aliide et la jeune Zara, pour leur bonheur ou leur malheur.

  • Beauvoir et Colette

    « Quand Simone de Beauvoir rencontre Colette chez Simone Berriau, elle fait grand cas de l’écrivain. Elle a beaucoup aimé ses héroïnes, dont la libre et séduisante Vinca du Blé en herbe, emprunté aux descriptions que Colette fait du gynécée, admiré ses rapports avec Sido, qu’elle a pris à la lettre. Elle aime aussi le personnage, sa tête lui « revient ». Mais elle est rebutée par le contentement de soi qu’affiche la romancière, lui reproche la médiocrité de son horizon, la ténuité de ses préoccupations, son horreur des idées générales. Colette, au reste, la reçoit fraîchement, c’est à peine une rencontre. »

    Mona Ozouf, Dix voix de femmes (Introduction à son essai, Les Mots des femmes)

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    Félix Vallotton, Misia à son bureau (Musée de l'Annonciade)
    http://malcontenta.blog.lemonde.fr/2010/01/21/la-lettre%e2%80%a6/
    La lettre... (un billet de Malcontenta sur "Double je")

  • Mots des femmes

    Parmi les essais rangés dans la bibliothèque lors du déménagement et que je me suis promis de relire, Les Mots des femmes (1995) de Mona Ozouf.  De madame du Deffand à Simone de Beauvoir, ce sont dix portraits de femmes que l’essayiste accompagne, interroge, commente. La directrice de recherche au CNRS a publié depuis bien d’autres ouvrages de grande réputation que je n’ai pas encore ouverts, comme La Muse démocratique, Henry James ou les pouvoirs du roman (1998) ou Composition française : Retour sur une enfance bretonne (2009), mais pour l’instant je m’en tiendrai à l’introduction de Mona Ozouf aux Mots des femmes, intitulée « Dix voix de femmes ».

     

     

    « Le portrait de femme est un genre masculin. Il s’orne rarement d’une signature féminine. Il se soucie peu des mots des femmes. Il a ses grands hommes, ses auteurs canoniques, les Goncourt, Michelet, Sainte-Beuve. Il a ses lois, il a sa manière. Normatif autant que descriptif, il procède d’une conviction forte : l’auteur d’un portrait masculin n’a nul besoin d’une réflexion préalable sur ce qu’est un homme. » Cet incipit donne le ton. Rappelant les termes dans lesquels Michelet présente « la femme telle qu’elle doit être » lorsqu’il écrit Les Femmes de la Révolution – période de l’histoire dont Mona Ozouf est spécialiste – ou ceux de Sainte-Beuve enchanté par la grâce sérieuse de madame de Rémusat, elle veut rompre avec cette image emblématique des femmes « qui produisent des livres exquis et rares, de préférence pour le cercle des intimes, qui passent avec une élégance discrète dans la littérature et dans la vie et ont la pudeur de leur talent ».

     

    Cet idéal-type féminin qui pousse Diderot à écrire que « Quand on écrit sur les femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel et jeter sur sa ligne la poussière des ailes du papillon » (Sur les femmes) mène à s’intéresser moins à leur singularité personnelle qu’à leur conformité au modèle. Même dans le discours actuel sur les femmes, Mona Ozouf perçoit encore l’empreinte masculine qui définit les rôles et les devoirs, fixe « les règles canoniques du portrait ». Comment s’émanciper de ces représentations dominantes ? C’est ce qu’elle a voulu demander à dix de ces femmes « qui ont abondamment écrit sur la destinée féminine et dont frappe la voix autonome, quand on veut bien l’écouter » : madame du Deffand, madame de Charrière, madame Roland, madame de Staël, madame de Rémusat, George Sand, Hubertine Auclert, Colette, Simone Weil et Simone de Beauvoir.

     

    Entendre leur originalité, montrer leur inventivité. En France, selon Mona Ozouf, le féminisme reste tranquille, mesuré, timide, comparé à celui des féministes anglo-saxonnes, au ton plus agressif. Pour les dix interlocutrices françaises qu’elle s’est choisies, elle rappelle que la volonté d’écrire avait un prix, « le prix que doit payer à la société la femme auteur : la marginalité, le ridicule, le manque d’amour, l’affrontement direct et violent avec le monde masculin. » Un tourment décrit « incomparablement » par madame de Staël dont le père ridiculisait la femme qui écrit et dont la mère enseignait que « les femmes doivent briller à la manière des vers luisants, c’est-à-dire dans l’obscurité et faiblement ».

     

    Pour solliciter leur témoignage, Ozouf a préféré puiser dans leurs textes les plus personnels : « j’ai interrogé les Mémoires de préférence aux romans, et les correspondances de préférence aux Mémoires. Elles en ont laissé d’immenses et ont dit pourquoi les mots qui voyagent dans les lettres ont un cachet particulier d’authenticité. » Ces dix femmes ne parlent pas d’une seule voix, et leur discours diffère pour dire « l’amour, le mariage, la maternité, les relations entre hommes et femmes, les fortunes et infortunes de la destinée ». Chacune conçoit à sa manière le rapport entre les sexes et le statut de la femme. Il existe néanmoins entre elle des affinités, des liens, parfois même des rencontres.

     

    « Quelque chose de plus profond encore les unit toutes : une foi, une inquiétude. La foi est celle qu’elles ont placée dans l’éducation des filles. » En effet, celle-ci ne les prépare pas seulement à une destination ou à un état, mais au-delà, « annonce une émancipation, promet qu’on peut ne pas être ce que l’on est, éloigne la fatale féminité. » Passionnées d’apprentissage, de lecture, en écrivant, elles se délient. L’inquiétude réside dans leur rapport particulier au temps, à leur difficulté à « se défaire de la traîne persistante du passé dans le présent ». Je vous reparlerai sans doute de cet essai, Les Mots des femmes, que suit dans la collection Tel, un Essai sur la singularité française. La belle langue qu’écrit (et que parle) Mona Ozouf n’est évidemment pas étrangère au plaisir de la lire et de la relire.

  • Son pain

    « Quand on fait seul son pain, quand on est seul à le manger et quand ce n’est que du pain, pas de la transsubstantiation, on peut revendiquer une réelle solitude. Avoir voulu le partager avec le vieux à lunettes rondes était une hérésie, au moins une entorse à son dogme. Il le faisait le vendredi. Ce travail lui prenait beaucoup de temps, c’était donc un bon travail, puisque ses occupations n’avaient d’autre but que de combler ses journées avec un dérivatif corporel, sans lequel son esprit, s’il n’eût été occupé que de lui-même, se serait perdu. »

    Jean-Marie Chevrier, Une lointaine Arcadie

    Henri Horace Roland Delaporte, Nature morte aux fruits avec un pain.jpg