Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Culture - Page 491

  • Antipathie

    1936. Samedi 22 Février. – « Je veux le marquer encore, en antipathie, ce mot est faible même, pour le temps dans lequel je vis. J’ai horreur de Paris, tel qu’il est devenu et devient de plus en plus : les enseignes, les réclames lumineuses, les monuments éclairés la nuit, les constructions ciment armé ou béton […] – du chauffage central, que je me suis laissé aller à faire mettre chez moi, le déshonneur de tout intérieur, l’enlaidissement sans conteste du plus joli cadre, s’aggravant souvent, paraît-il, de la disparition de cette chose charmante, gracieuse, décorative : la cheminée, – la cheminée, avec un buste, ou une jolie pendule, deux flambeaux, des fleurs, le tout réfléchi dans une glace, – de la machine à écrire, qui donne à tout écrit l’aspect vulgaire d’une sorte de circulaire, renversé que je suis que des écrivains aient pu abandonner la plume, l’encrier, cette intimité entre soi et ce qu’on écrit, – leurs productions s’en ressentent, ce qui m’enchante. »

    Paul Léautaud, Journal littéraire 

    léautaud,journal littéraire,littérature française,france,écrivain,écrire,style,vérité,critique,littérature,culture
     Intérieur de Mme D., Petite rentière : Boulevard du Port Royal. N ° Atget : 708. 1910


  • Léautaud, 1893-1956

    « 1948. Jeudi 17 Juin.Je fais une fois de plus, sur moi-même, cette réflexion que j’ai déjà notée, je crois bien, à propos de la mort de Fargue : je ne suis pas, comme écrivain, un créateur. Je puis être un esprit original. Je puis même avoir une personnalité d’un certain relief. Je n’ai rien créé, je n’ai rien inventé. Je suis un rapporteur de propos, de circonstances, un esprit critique, qui juge, apprécie, extrêmement réaliste, auquel il est difficile d’en faire accroire. Rien de plus. Je peux ajouter : le mérite d’écrire avec chaleur, spontanément, sans travail, prompt et net, – et quelque esprit. » 

    Léautaud.jpg
     Photographe non identifié © Expertissim

    De ses vingt ans jusqu’à quelques jours avant sa mort, à plus de quatre-vingts ans, Paul Léautaud (né en 1872) a écrit son Journal, pour lui-même, pour le plaisir de noter ses observations et ces « choses vraies » dont il était friand. Ce Journal littéraire, un choix de pages par Pascal Pia et Maurice Guyot, a été édité au Mercure de France où il a travaillé une bonne partie de sa vie.

    Aurait-il aimé sa photo en couverture ? Pas sûr, lui que dérangeaient souvent le regard des autres sur sa personne, qui retenait l’attention. Lui-même ne se privait pas d’observer les gens, leur visage, leur allure, détaillait et devinait le physique des femmes qui lui plaisaient. « Le talent et l’abjection du sieur Léautaud-Boissard », titre d’un article sur lui dont il note la conclusion, un bel éloge littéraire, correspond bien aux impressions ambivalentes du lecteur de ces quelque 800 pages reprises aux dix-neuf volumes du Journal complet.

    En plus d’un demi-siècle, un homme se transforme, mais pas le noyau dur de sa personnalité : en 1895, le jeune Léautaud porte des vers au Mercure et fait la connaissance de Vallette, le directeur, qui les accepte. « Arriver à quarante ans avec un millier de vers dont la beauté me mérite d’être bafoué, voilà ma seule ambition. Tout ce qui est l’autorité me donne envie d’injurier. C’est une force que n’admirer rien. Lire… cela m’est une vraie souffrance. »

    Tout le programme d’une vie est là : écrire – même s’il va s’éloigner de la poésie pour la prose la plus simple et directe qui soit ; rager contre les institutions, l’Académie française, la police, la religion ; ne lire pour le plaisir que Stendhal et encore, pas ses romans, mais la correspondance, Brulard et les Souvenirs d’égotisme. « Je souhaite aussi écrire quelques pages qui puissent encore me plaire quand j’aurai cinquante ans. » (1896) « A côté de moi qui travaille, il y a trop souvent un autre moi qui examine, raisonne, critique et trouve toujours tout mauvais. » (1897) Refus de toute complaisance.

    L’homme est répugnant : misogyne, misanthrope, antisémite, avare, cynique, égoïste. Qu’est-ce qui nous tient alors à ce Journal ? Les coulisses de la vie littéraire de son temps, les rencontres avec les écrivains qu’il croise ou qu’il côtoie, le vieux Paris où il aime déambuler, les notes sur le style – il revient obstinément à Stendhal, son modèle – voilà pour l’épithète. Mais aussi l’honnêteté avec laquelle il dépeint sa pauvre vie (il ne sen sortira que tard), sa fierté, ses rapports avec les autres, sa tristesse, son quotidien, ses manques. « On n’a qu’une vie, et qui file, qui file. »

    Octobre 1904 : « Il y a aujourd’hui, à ce moment, trois ans que j’étais à Calais, que ma mère arrivait, et il y aura ce soir, vers dix heures, trois ans que j’ai pu l’embrasser, après si longtemps, près de vingt années de séparation, de silence, d’ignorance l’un de l’autre. » Sa mère l’a abandonné après la naissance. Novembre 1918 : « En rentrant ce soir à Fontenay, rue La Fontaine, le fils soldat arrivant à l’improviste, et la mère du haut de l’escalier : « C’est toi, mon enfant ? » Voilà un mot que je n’ai jamais entendu. »

    Des passages tendres sur les bêtes, l’amitié de ses chats favoris, son émotion à la vue d’un homme qui ménage son vieux cheval, des pages révoltées sur la vivisection, les mauvais traitements, la chasse. Des pages féroces sur la politique, la guerre, des propos réactionnaires ou anarchistes d’un libertaire forcené. « On ne sait pas ce que les hommes sont le plus : ou bêtes, ou fous. » (1933)

    Authentique, insoucieux de déplaire, Léautaud ne voulait sur sa tombe que ces deux mots « Ecrivain français ». Attaché à sa totale liberté d’écrire, il n’a supporté aucune censure : « Jamais, à aucun prix, je ne céderai sur ma liberté d’écrire ce que je veux écrire. »

  • Plaisir

    « Nous consommons, au travers des objets et des marques, du dynamisme, de l’élégance, de la puissance, du dépaysement, de la virilité, de la féminité, de l’âge, du raffinement, de la sécurité, du naturel, autant d’images qui influent sur nos choix et qu’il serait simpliste de rabattre sur les seuls phénomènes d’appartenance sociale quand précisément les goûts ne cessent de s’individualiser. Avec le règne des images hétérogènes, polymorphes, démultipliées, on sort du primat de la logique des classes, c’est l’âge des motivations intimes et existentielles, de la gratification psychologique, du plaisir pour soi-même, de la qualité et de l’utilité des choses qui a pris la relève. »

    Gilles Lipovetsky, La séduction des choses in L’empire de l’éphémère (Gallimard/Folio essais, 1997) 

    choses,objets,individualisme,citation,lipovetsky,l'empire de l'éphémère,essai,littérature française,culture


  • De choses & d'autres

    Plongée dans un choix de pages du Journal de Paul Léautaud, un livre dont j’ai « hérité » et qui m’a décidée à faire plus ample connaissance avec ce curieux bonhomme des lettres françaises – je savais peu de chose à part sa misanthropie et son amour des chats, son souci des animaux errants –, je lis sa réponse à André Billy qui lui demande un jour s’il aime « le confortable » : « Je lui ai dit que j’aime être bien assis, bien couché, être seul et loin de tous bruits. Rien de plus. » 

    choses,objets,bibliothèque,ghelderode,déco,culture
    Bibliothèque de Pouchkine (Saint-Pétersbourg) 

    Billy lui confie son désir de s’enrichir par la littérature afin de pouvoir bien se meubler, manger « sur une table élégante »… A quarante ans passés, Léautaud songe alors à sa vie d’employé mal payé et aux satisfactions qu’il n’aura pas eues comme « être bien mis » ou « pouvoir acheter telle ou telle chose qui (lui) fait envie » – le manque d’argent, prix de son indépendance d’esprit. Jy reviendrai. Cela me ramène à un thème abordé ici et dans la blogosphère : celui des choses dont nous nous entourons, nous encombrons parfois, des objets que nous recevons, que nous conservons, qui nous parlent. 

    Il me semble que c’est chez Ghelderode que j’ai lu les pages les plus fortes sur la présence des choses : l’auteur de Sortilèges était attaché aux objets « qui ont une âme », il les aimait « parce qu’ils ne demandent jamais rien », croyait même au pouvoir maléfique de certains. Sur un beau portrait de Ghelderode photographié par Charles Leirens en 1959, qui est resté longtemps sur une étagère de ma bibliothèque, on distingue derrière lui une silhouette féminine, tournant le dos à un miroir. L’écrivain était troublé par la figure humaine telle qu’on la retrouve dans un mannequin, une poupée, une marionnette, voire un automate. Son cabinet de travail était plein de choses diverses, comme on peut s’en faire une idée à la Bibliothèque Royale, qui l’a reconstitué.

    Entre Léautaud (1872-1956) et Ghelderode (1898-1962), il y aurait matière à comparaison, mais ce n’est pas mon propos. Pour en revenir à mon sujet, j’ai voulu revoir les petits films dont je vous avais parlé un jour, sur des objets d’écrivains, ils ne sont plus en ligne, passons. Me voilà embarquée dans une balade littéraire, alors que je voulais vous entretenir de choses. 

    choses,objets,bibliothèque,ghelderode,déco,culture
    Bibliothèque créative Infini sur Coxorange

    Un déménagement, la disparition d’un être proche, et nous voilà confrontés à la nécessité de choisir, donc de trier : qu’allons-nous garder, donner, jeter ? Voir Lydia Flem, Comment j'ai vidé la maison de mes parents. (Encore heureux lorsqu’on ne se dispute pas la possession d’un meuble ou d’un objet.) Pourquoi donc tant de choses ? Je ne parle pas des objets utiles, mais de ceux qui ne servent qu’à habiter l’espace avec nous. La déco d’aujourd’hui se veut souvent ultrasobre, les intérieurs lisses des magazines me paraissent souvent froids, impersonnels – forcément, ils sont inhabités. Le trop-plein me gêne. Entre le vide et le capharnaüm, jopte pour une voie médiane.

    Près de moi, un mur de livres, mais pas seulement. Posés devant eux, de petits objets dont certains me parlent plus que d’autres, et des photos, des cartes postales. Ce qui les rend précieux, pour la plupart, c’est qu’ils me font penser à la personne qui m’en a fait cadeau. Sous l’apparence, une présence. D’autres, souvenirs de voyage, me font remonter le cours du temps : je revois l’endroit, les circonstances… Ôtons toutes ces babioles, ces ramasse-poussière, diront certains, que reste-t-il ? Une bibliothèque, oui, « le don des morts », certes. Mais il y manquerait un peu de vie – paradoxe.

  • Sans les livres

    « Sans les livres, nous n’héritons de rien : nous ne faisons que naître. Avec les livres ce n’est pas un monde, c’est le monde qui vous est offert : don que font les morts à ceux qui viennent après eux. »

    Danièle Sallenave, Le don des morts  

    sallenave,le don des morts,essai,sur la littérature,littérature française,livres,vie,société,lecture,culture
     Feuilleter "Le don des morts" en ligne