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Culture - Page 436

  • Trop jeune

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    « Je n’avais que quinze ans, j’étais plus porté à croire ce que les gens me disaient que les avertissements de mon cœur. Si j’avais été plus âgé, si j’avais eu ne serait-ce que dix-sept ans et le supplément d’expérience à l’avenant, si j’avais eu des idées sur le monde moins larvaires, j’aurais compris que ce que je vivais – mon attirance pour Remlinger, la façon dont j’avais refoulé mes sentiments à l’égard de mes parents – présageait que les ennuis qui le guettaient me guettaient aussi. Mais j’étais trop jeune et trop loin des étroites frontières de ce que je connaissais. »

    Richard Ford, Canada

  • On essaie, tous

    Canada, le dernier roman de Richard Ford traduit par Josée Kamoun, prix Femina étranger 2013, est un roman sur la frontière, mais pas seulement celle des cartes, pas seulement celle qui sépare les Etats-Unis du Canada, où Dell, le jeune héros, va se retrouver à quinze ans, quasi seul, séparé à jamais de ce qui faisait sa vie jusqu’alors. En près de cinq cents pages, Richard Ford nous montre le monde à travers les yeux d’un adolescent perdu et interroge ce qui « fait sens » dans l’existence. 

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    Hopper, Nighthawks

    Tout part du hold-up commis par les parents de Dell un jour d’été 1960. Des gens ordinaires : Bev Parsons, pilote de bombardier à l’Air Force, bel homme, grand et sympathique, né en Alabama – Berner, la sœur jumelle de Dell, et lui l’adoraient – et Neeva Kamper, petite, juive, introvertie. Un couple mal assorti. La famille s’était installée à Great Falls, Montana, en 1956. Habitués à  déménager de base en base, les jumeaux ont très peu de contacts extérieurs. Pour Dell, ça se résume à l’école : « Savoir des choses m’importait, quelles qu’elles soient. » Sans doute un héritage de sa mère, qui enseigne à l’école primaire.

    Berner et Dell (de faux jumeaux, elle est l’aînée) sont très différents : elle est grande et osseuse, lui petit et fin. Comme leur père, peu instruit, optimiste, est l’opposé de leur mère, intellectuelle et sceptique. Bev Persons a pris sa retraite de l’armée de l’air pour vendre des automobiles. Des voitures, il y en aura beaucoup dans ce « road movie ». L’histoire est racontée par le fils, d’un point de vue d’adolescent d’abord, mais le récit laisse entendre qu’il s’est passé beaucoup de temps depuis les événements qui ont brisé cette famille. C’est en lisant un jour la « Chronique d’un crime commis par une personne faible », rédigée par leur mère en prison, que les enfants apprendront comment ils en sont arrivés là.

    Leur père, impliqué dans un commerce frauduleux (de la viande prélevée sur des vaches volées par des Indiens crees), se trouve piégé entre l’employé des chemins de fer qu’il fournit et les Indiens qui n’ont pas été payés comme convenu, qui le menacent. Les Parsons n’ont pas d’argent. La mère, qui rumine de divorcer et d’emmener ses enfants dans un autre Etat, finit contre toute attente par accepter le plan de son mari : dévaliser une banque dans le Dakota du Nord, régler la dette et redémarrer comme si de rien n’était. 

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    Cela intrigue Dell « de constater à quel point une conduite ordinaire peut perdurer à la lisière de son contraire parfait. » Les enfants sentent la tension qui habite leurs parents, ils nettoient la maison à fond en vue d’un départ imminent. Le revolver du père a disparu. Après leur retour du Dakota et quelques journées bizarres, des policiers viennent interpeller les parents sous leurs yeux. A 34 et 37 ans, ils se retrouvent en prison et la vie des jumeaux de quinze ans en est « changée à jamais », « comme s’ils avaient franchi un mur, ou une frontière, et que Berner et moi, on était restés de l’autre côté. » 

    Quand la police les emmène, leur mère insiste pour qu’ils n’ouvrent à personne d’autre qu’à Mildred, son amie, qui sait quoi faire. Berner et Dell, sous le coup, éprouvent un sentiment de liberté inouï et quand le petit ami de Berner vient les voir, fument, boivent du whisky, dansent même. Le lendemain, ils décident de rendre visite à leurs parents en prison : Bev Parsons est très abattu, sa femme ne lui parle plus, et elle les inquiète par sa voix trop « normale », il y a un panneau « suicide » apposé à sa cellule. Ils ne se disent pas grand-chose, aucun des deux ne répond quand ils leur demandent si c’est vrai qu’ils ont braqué une banque. Les jumeaux ne les reverront plus jamais.

    « Personne n’est venu voir ce que nous devenions ni nous chercher pour nous mettre en lieu sûr : voilà bien la mesure de notre insignifiance, et de la ville qu’était Great Falls. » Dell en tire la conclusion qu’il ne faut jamais rien tenir pour acquis. Mildred finit par arriver, mais Berner est déjà partie seule de son côté, ne voulant ni d’elle ni de la Protection des mineurs. 

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    Le 30 août 1960, Mildred emmène Dell vers le nord, comme prévu avec sa mère, elle va le confier à son frère qui possède un hôtel dans le Saskatchewan. En route, elle lui parle du Canada, de son frère « cultivé et intelligent », un « déçu des Etats-Unis », et lui conseille de ne s’occuper que du présent, sans rien exclure. Une fois la frontière passée en le faisant passer pour son neveu, elle le confie à Charley, l’homme à tout faire de son frère, un drôle de type qui fait peur. C’est pourtant près de lui que Dell vivra dans une habitation miteuse de Partreau, un village en ruine, tout en travaillant à Fort Royal, à l’Hôtel Leonard d’Arthur Remlinger, grand et bel homme, l’air jeune. Un charme trompeur, Dell ne s’en rendra compte que peu à peu.

    Canada est un roman d’apprentissage plein d’humanité, doublé d’un suspense plus psychologique que criminel, même s’il raconte aussi des meurtres. Un garçon qui rêvait d’une vie normale – aller à l’école, jouer aux échecs et s’occuper d’abeilles – se retrouve comme un « naufragé » dans un monde étrange où il ne peut compter que sur lui-même. « La vie est une forme qu’on nous tend vide. A nous de la remplir de bonheur », lui a dit Flo, l’amie de Remlinger. Mais il n’est pas si facile de « nager avec les flots ». 

    Les personnages, les paysages, décrits avec réalisme, les ruminations sur le sens de l’existence et la manière de lui en donner, quand on grandit au milieu de nulle part, quand on est décidé à survivre et à rester soi-même – « On essaie, tous tant que nous sommes » –  tout cela fait de Canada un grand roman de Richard Ford – « un chef-d’œuvre, qui capture la solitude logée au cœur même de la vie américaine – et peut-être de toute vie. » (John Banville)

  • L'âne de St Nicolas

    Les fêtes occupaient une place intangible dans le calendrier de mon enfance. La Saint-Nicolas à la maison, c’était le 6 décembre, pas avant, pas après, une longue attente que nous trompions en laissant des carottes le soir, pour l’âne de Saint Nicolas, et parfois nous trouvions en retour des pièces d’or en chocolat au petit matin. Bien sûr, on lui avait laissé une lettre et on rêvait de la visite du grand saint : auxquels de nos souhaits répondrait-il ? 

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    Tout le bonheur est dans l’attente, dit-on, en tout cas l’imagination traversait les murs, s’envolait au-dessus des toits jusqu’au ciel dont l’infini semblait ouvert à tous les possibles. Et, quel bonheur, nos parents étaient de merveilleux associés de Saint Nicolas : c’était la fête des enfants, la fête des cadeaux entre toutes. Quand nous descendions de nos chambres le matin du grand jour, la salle à manger était métamorphosée par les paquets et les bonnes choses à manger : mandarines, chocolats, spéculoos, massepains... Chaque année, le grand saint était au rendez-vous et inventait un décor nouveau, il y avait des surprises – nous avions de la chance.

    Deux Saint-Nicolas particulières surgissent de ma mémoire. D’abord cette année où, terriblement impatients de découvrir le spectacle, nous, les enfants, réveillés au milieu de la nuit, nous avions décidé ensemble, en chuchotant, de descendre l’escalier sans faire de bruit pour surprendre le grand saint à l’œuvre. Mais nos parents avaient l’ouïe fine et il n’était pas encore minuit, contrairement à ce que nous avions cru. Ils étaient encore en bas à disposer les présents, et nous ont interceptés – oups, au lit, vous attendrez demain ! Un autre soir de 5 décembre, je ne sais plus quand exactement, toute cette magie s’est écroulée : ma grande sœur, avec qui je partageais la chambre, peut-être fatiguée de mes questions, de mes bavardages, de ma naïveté, m’apprit des choses que j’ignorais. 

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    Pour Noël, c’était tout autre chose. Peu ou pas de cadeaux, parfois un vêtement utile, ce n’était pas l’essentiel. L’important, c’était d’abord, mais jamais avant le 20 décembre, l’installation de l’arbre de Noël – il fallait que les aiguilles tiennent jusqu’à l’Epiphanie. Le sapin, coupé ou en motte, était juché sur un tabouret, la grande « boîte de Noël » descendue du grenier d’où l’on sortait les boules, la flèche, les guirlandes, la crèche et ses personnages, sans oublier le boeuf et l’âne, naturellement. Ma mère avait l’art de disposer la grande feuille de papier kraft chiffonné, où persistaient des traces de neige carbonique, pour former les « rochers » au pied de l’arbre, avec un creux pour la crèche, un autre où marcheraient les rois mages, et de la place pour les petits moutons aux alentours.

    Et puis, bien sûr, pour une famille chrétienne, la veillée, les chants traditionnels, avant la messe de minuit. Nuit de lumière dans l’église parée pour la fête, remplie à craquer. Là aussi des sapins, l’éclairage des bougies, une grande crèche devant laquelle on nous invitait à déposer des cadeaux destinés aux enfants défavorisés. Certaines années, selon notre âge, une tenue d’ange pour accompagner la procession vers l’autel – d’autres figuraient Marie et Joseph, les bergers. L’arrivée de l’enfant Jésus, poupon ou vrai bébé quelquefois, en était le moment le plus marquant. Le retour à la maison concluait joyeusement cette nuit de fête : on mangeait le délicieux cougnou que mon père était allé chercher à Mesnil-Saint-Blaise, dans un village voisin de celui de sa mère, avant d’aller se coucher, des étoiles dans les yeux. 

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    J’aurais aimé vous raconter l’histoire des fresques qui ornent un pilier devant un magasin de vêtements à vocation sociale (Les Petits Riens), non loin de chez moi. Schaerbeek, vous le savez déjà, s’appelle la Cité des Ânes. Celui de Saint Nicolas y a des cousins. Je vous ai parlé de Camille et Gribouille, mascottes du parc Josaphat, mais peut-être pas de Colignou, sur la place de l’Hôtel communal. Certains habitants de la commune l’associent certainement à un autre âne célèbre, celui de Nasr Eddin Hodja (leur statue orne la rue Gallait depuis quelques années).

    Revenons aux mosaïques illustrant ce billet. Je ne sais ni de quand elles datent, ni qui les a créées. Elles ont dû être installées pour annoncer le « Bazar Saint Nicolas », grand magasin de jouets qui se trouvait autrefois à cet endroit, sur la chaussée de Helmet. A chaque passage, elles me réjouissent : l’âne et sa hotte, le grand saint avec sa crosse, et les trois enfants qui l’accueillent sous un soleil rouge. Un autre petit patrimoine bruxellois à préserver pour le plaisir des petits et des grands.

  • La clé

    ferrari,jérôme,où j'ai laissé mon âme,roman,littérature française,guerre,algérie,indochine,torture,foi,culture« Le mois de juin 1944 s’est installé silencieusement dans sa chair pour y inscrire l’empreinte d’un savoir impérissable qui lui a permis d’expliquer à ses sous-officiers : « Messieurs, la souffrance et la peur ne sont pas les seules clés qui ouvrent l’âme humaine. Elles sont parfois inefficaces. N’oubliez pas qu’il en existe d’autres. La nostalgie. L’orgueil. La tristesse. La honte. L’amour. Soyez attentifs à celui qui est en face de vous. Ne vous obstinez pas inutilement. Trouvez la clé. Il y a toujours une clé » – et il a maintenant la certitude absurde et intolérable qu’il n’a été arrêté à dix-neuf ans que pour apprendre comment accomplir une mission qu’on lui confierait en Algérie, treize ans plus tard. Mais cela, il ne peut pas le dire à Tahar. » 

    Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme