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Entre deux livres

Un seul livre à la fois, c’est mon habitude, du moins pour la fiction. Cela n’empêche pas de garder sous la main un essai, un recueil de poèmes, à lire entre deux romans. Depuis quelques semaines, Les Essais de Montaigne « en français moderne »  (Quarto) font ainsi mon bonheur de lectrice par intermittence (merci, Dominique). 

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Réflexions, anecdotes, lecture des anciens, peu à peu se révèle un auteur épris d’équilibre, de modération, de sagesse. Tout vient à point au philosophe, les choses de l’esprit et celles du corps, les mœurs étrangères et les usages locaux, le passé et le présent. La liberté individuelle est sa grande affaire, avec l’empathie : « Je ne partage point cette erreur commune de juger d’un autre d’après ce que je suis. »

 

J’ai lu et relu « Sur la solitude » (Livre I, chapitre XXXIX), qui commence par une mise en garde : « Laissons de côté la longue comparaison de la vie solitaire et de la vie active, et, quant à la belle déclaration sous laquelle se cache l’ambition et la cupidité [et qui dit] que nous ne sommes pas nés pour notre intérêt particulier, mais pour le bien public, rapportons-en-nous hardiment à ceux qui sont dans la danse : qu’ils se battent alors la conscience [et qu’ils lui demandent] si, au contraire, les situations sociales, les charges publiques et cet affairement dans le monde, on ne les recherche pas plutôt pour tirer de la chose publique son profit particulier. »

 

Montaigne estime qu’on peut jouir de « la vraie solitude » au milieu des villes et même des cours royales, mais qu’« on en jouit plus commodément quand on est à part ». Aussi conseille-t-il de faire en sorte « que notre bonheur dépende de nous » en se débarrassant des liens qui nous attachent aux autres, afin de pouvoir « vraiment vivre seuls et vivre de cette façon à notre aise ».

 

« Il faut avoir des femmes, des enfants, des biens et surtout de la santé, si l’on peut ; mais il ne faut pas s’y attacher de manière telle que notre bonheur en dépende. Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute libre, dans laquelle nous établissons notre vraie liberté et notre principale retraite dans la solitude. » – « La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi. »

 

Cela semble de la misanthropie, ce choix radical de la vie solitaire, qui correspond, écrit-il, aux tempéraments comme le sien plus qu’aux « âmes actives et occupées qui embrassent tout et s’engagent partout, qui se passionnent pour toutes choses, qui s’offrent, qui se proposent et qui se donnent en toutes occasions. » Montaigne admet volontiers que c’est une question de goût : « L’occupation qu’il faut choisir pour la retraite, ce doit être une occupation qui ne soit ni pénible ni ennuyeuse ; autrement, c’est en vain que nous penserions être venus y chercher le repos. »

 

Ses lectures ? « Je n’aime, quant à moi, que des livres ou agréables ou faciles, qui me charment, ou ceux qui me consolent et me conseillent pour régler ma vie et ma mort. » Ses désirs ? Pas question d’y renoncer. « Il faut retenir avec nos dents et nos griffes l’usage des plaisirs de la vie que les ans nous arrachent des poings, les uns après les autres. » 

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En jetant un coup d’œil à La cause des livres de Mona Ozouf (en attente), une sélection d’articles écrits pour Le Nouvel Observateur pendant près de quarante ans, j’y trouve cette belle formule en préface à ce qu’elle appelle un « exercice de mélancolie » : « Il oblige à lire à rebours la phrase de la vie. » Elle en détermine la source : « une enfance qui avait reçu en partage à la fois l’ennui, la solitude et leur remède absolu, la lecture. »

 

Non seulement les illustrations de couverture de ces deux livres se ressemblent, mais, coïncidence, le premier article repris s’intitule « La potion du docteur Montaigne ». Je n’ai pu résister à la curiosité. Ozouf rappelle l’existence d’« un clan, janséniste, ou ascétique, ou révolutionnaire, qui hait en Montaigne tantôt la nonchalance à l’égard du salut, tantôt la tiédeur de l’engagement politique, et en tout cas le style coteaux modérés et douceur française, le goût de la commodité »  – « les terroristes, de droite ou de gauche, n’aiment pas qu’on leur dise que le bonheur privé existe, inaliénable ».

 

« C’est vrai qu’il y a d’innombrables Montaigne, selon lecteurs et humeurs. Dans le patchwork des « Essais », on peut découper un Montaigne chrétien et un Montaigne rationaliste ; un Montaigne hédoniste et un Montaigne stoïcien. Surtout un Montaigne émancipateur et un Montaigne conservateur. » Une allusion à ses propos misogynes ?

 

Et quelle est cette potion, finalement ? Voici la chute signée Mona Ozouf (13/11/1982) : « Car les Essais sont à la fois ce livre qu’on lit en marchant – ainsi en usait Gide – ou qu’on lit pour apprivoiser le sommeil – ainsi en usait Flaubert. Le docteur Montaigne a inventé le calmant-stimulant, une potion miracle qui contient à la fois le café du matin et la verveine du soir. »

Commentaires

  • Je suis heureuse de voir que tu es tombée dans la marmite :-)

    Voilà ce que Nietzsche disait de Montaigne

    « Qu’un pareil homme ait écrit , véritablement la joie de vivre sur terre s’en trouve augmentée . Pour ma part, du moins depuis que j’ai connu cette âme , la plus libre et la plus vigoureuse qui soit, il me faut dire ce que Montaigne a dit de Plutarque : “ A peine ai-je jeté un coup d’oeil sur lui qu’une cuisse ou une aile m’ont poussé . ”C’est avec lui que je tiendrais, si la tâche m’était imposée de m’acclimater sur la terre. »
    et aussi

    «Au milieu de l’agitation de l’esprit de la Réforme , il a trouvé un repos en soi-même , une paisible retraite en soi-même , un temps de répit pour reprendre haleine - et c’est ainsi que l’a compris sûrement Shakespeare, son meilleur lecteur. »

  • tu es plus raisonnable que moi, tania - j'ai la (mauvaise) habitude de lire plusieurs livres à la fois - parfois jusqu'à 4, c'est dire si mes lectures n'avancent pas :)

  • @ Dominique : Merci pour ces belles citations, j'ai encore un long chemin de lecture à parcourir avec Montaigne, tant mieux.

    @ Niki : Oh, tu es capable de jongler !

    @ Adrienne : Je n'en suis qu'au premier quart des "Essais", nous en reparlerons sans doute.

  • Je pense en vous lisant à la très émouvante prestation de Philippe Avron à Avignon, exprimant son admiration, son affection à Montaigne et sa reconnaissance pour l'avoir aidé à bien vivre, alors qu'il savait sans doute qu'il lui restait si peu de temps. Et en effet il est mort quelques jours plus tard. Il me reste en mémoire la merveilleuse générosité de sa présence.
    http://zolucider.blogspot.fr/2010_07_01_archive.html

  • A la fois le café du matin et la verveine du soir, voilà qui est original .. Je ne connais que des bribes de lui, j'ai le projet de le lire en entier.

  • J'ai l'oeuvre de Montaigne chez moi et j'aime aussi m'y replonger de temps à autre comme à un bel exercice de pensée. Ce qui m'inquiète le plus dans la vie actuelle, c'est le manque de silence et de solitude que chacun s'accorde et principalement nos enfants. Cette vie bruyante, trop souvent branchée sur un portable, est la meilleure façon de se dé-cérébraliser. Cela est préoccupant.

  • @ Zoë Lucider : Je suis allée relire votre billet, revoir la photo de Philippe Avron au masque de chat, merci.

    @ Aifelle : Comme Dominique, je conseille à mon tour cette version des Essais en français moderne, beaucoup plus fluide à la lecture.

    @ Armelle B. : J'en lis un chapitre à la fois, exercice de pensée, en effet. Comme vous, je crois au silence et à la solitude pour construire sa vie. C'est au sein des familles qu'on les apprivoise, à l'école aussi.

  • À petites doses, matin et soir, c'est en effet la meilleure façon de le lire, de s'en imprégner...

    Extraite des essais cette phrase:
    "Retirez-vous en vous, mais préparez-vous premièrement de vous y recevoir ; ce serait folie de vous fier à vous-même, si vous ne vous savez gouverner. Il y a moyen de faillir en la solitude comme en la compagnie."

    Harmonie, équilibre...
    Bonne soirée dame Tania

  • C'est si vrai - et parfois un idéal plutôt qu'une réalité, merci dame Colo.

  • Beau billet ! tout d'abord, je suis contente de découvrir cette édition des Essais en "français moderne", ce qui peut permettre une lecture plus aisée, sans recourir aux notes qui perturbent la fluidité de la lecture.
    Ensuite, contente aussi de voir ici le livre de Mona Ozouf, lu cet été et qui ne demande qu'une (ou des) relectures ! En plus, ce qui est bien,c 'est qu'on peut le lire aussi par "morceaux"...
    Ah, tout cela donne envie de se plonger in media res dans un bon livre ;-)
    Bon we Tania !

  • Les Essais sont dans ma pile à lire (électronique), je m'y plongerai, d'abord parce que je dois lire le reste de celui qui cite Ovide « Je crois que c'est du sang des bêtes sauvages, que le fer a été maculé tout d'abord » et poursuit lui-même : « Un naturel sanguinaire à l'égard des bêtes témoigne d'une propension naturelle à la cruauté. » (livre 2 chap. 11). Parce qu'aussi j'ai passé cette année "Un été avec Montaigne" (et) Antoine Compagnon. Et puis, je jouirais bien de « la vraie solitude » avec les livres et les chats. Graous graous de LTHM

  • Retraité, je ne parviens pas à adhérer au conseil de Montaigne sur la retraite. Quelques années de plus me convaincront sans doute de la nécessité d'y chercher plus de repos. Il serait excessif de qualifier mes activités de retraité de pénibles et ennuyeuses, mais le cœur et l'énergie que j'y mets, malgré qu'elle soient de loisir, me font repousser les choses faciles. Toujours de nouvelles choses à comprendre, de nouveaux défis à réaliser de sorte que l'effort reste la norme et de quoi ne jamais sentir l'ennui. Différence de taille avec une vie active professionnelle : rien n'y contraint.

    Je fonctionne souvent comme vous l'expliquez en début de billet : un roman (parfois plus mais toujours un seul qui monopolise quelques jours) et un ouvrage plus exigeant pour les moments ou l'esprit y est disposé, tôt le matin très souvent, que je partage avec des magazines intellectuels de littérature, de philosophie, d'actualité.

    Fin du solipsisme: j'espère que vous nous parlerez bientôt plus en détail des artciles de Mona Ozouf pour le Nouvel Obs' ?

    Bon dimanche.

  • Tania, merci ! De nous faire redécouvrir la modernité de Montaigne (vivre pour soi, c'est dans le vent), la mélancolie livresque de Mona Ozouf, et son humour... J'adore !

  • @ Margotte : Merci, Margotte, je vois que je prêche une convaincue.

    @ Liousha Tiki : Oui, Montaigne est très présent dans les librairies ces derniers temps, tant mieux ! Bon Noël en compagnie des tigres de salon.

    @ Christw : Sur le sujet de la retraite, il y aurait tant à dire... Personnellement, j'y ai retrouvé une grande liberté.
    Mona Ozouf ? reportée à l'an prochain.

    @ Ariane : Merci, Ariane, et à bientôt.

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