Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Culture - Page 405

  • Eloge du sensible

    Dans la collection « Petit éloge » (Folio), voici Elisabeth Barillé avec Petit éloge du sensible (2008), vingt textes, courts pour la plupart. « Prologue en cuisine », le seul dialogue de cet essai très accessible, donne le ton de cette épicurienne avouée : « Comment fais-tu ? – Pour quoi donc ? – Pour avoir l’air heureuse ? – Mais je le suis vraiment ! – Toujours ? – Chaque jour m’apporte une occasion de l’être… » 

    barillé,petit éloge du sensible,essai,littérature française,solitude,choix,sensibilité,corps,femmes,joie,culture
    Matisse, Tête de femme

    Elisabeth Barillé se sent bien dans sa peau, dans son corps comme elle dit, même si les années passent. Comparant les corps aux violons, elle déclare que « les neufs vont aux débutants, les historiques aux virtuoses. » Son conseil à qui est malheureux ? « Sortez ! » Le bonheur demande de la volonté. Ce dialogue a lieu dans sa cuisine – écrire et cuisiner font bon ménage, voir Duras et sa soupe aux poireaux. Les gestes simples, humbles, font la richesse de la vie.

    C’est un art de rester dispos, curieux du monde comme il va, ce qui n’empêche pas de s’emporter contre l’immaturité et la grossièreté affichées en société à propos du sexe (« Femmes, on vous ment ! ») au point que « La retenue signe désormais la prétention. » Absurde, bien sûr, de prétendre parler « au nom des femmes » parce qu’on en est une, comme s’en targuent certaines dans les témoignages ou les débats.

    « Je ne supporte ni les voix aiguës, ni les voix brutales, ni les voix impérieuses, ça fait du monde… » (« Féconde surdité ») Elisabeth Barillé aime être seule et relie cela à la perte de l’oreille gauche à sept ans, qui l’a rendue vulnérable à certains sons. « Je lui dois la solitude, cette royauté secrète. » Elle y a gagné d’échapper « aux remous du monde » : « Je redoute tout ce qui fait grappe, groupe et débat, forums, assemblées et fêtes. »

    A la solitude aimée (on pense à Jacqueline Kelen) se joint le goût des endroits paisibles, quand elle décrit son refuge au cœur de Paris qui lui offre le matin le chant des oiseaux, le soir le silence, ou sa vie en Normandie : « Ici, seule face aux mouettes, j’écris, je ris et je rends grâce. »

    Ce n’est pas une vie d’ermite, mais une liberté choisie, un renoncement qui mène à la joie, aux antipodes des faux besoins (les soldes dans « Néant tangible », un dépôt-vente dans « Sac rouge souris grise ») et du pouvoir de l’argent qui aveugle et emprisonne. Elisabeth Barillé s’insurge contre « l’esclavage consumériste ». « Se réjouir pour peu de choses, se contenter du minimum, festoyer d’un rien : si c’était là l’ultime scandale ? » Son premier roman, Corps de jeune fille, avait fait sensation en 1980. Depuis lors, la romancière française a publié une vingtaine de titres, dont les derniers sont inspirés par la Russie, le pays de sa mère.

    Petit éloge du sensible m’a permis de faire connaissance avec une écrivaine qui refuse le conformisme sans prétendre à la perfection (elle fume deux cigarettes par jour, elle se souvient de ses années anorexiques) et qui rejette les fausses jouissances (contre le succès des sex toys, elle écrit « Appel au ressentir »). On y croise des papillons, quelques écrivains, de bonnes formules : « L’insupportable bisou. Votre ennemi personnel en ce moment. »

  • Bascule

    otte,l'amour au jardin,littérature française,belgique,france,nature,plantes,insectes,reproduction,sexualité,amour,jardin,culture

     

     

    « Le ciel tombe bas, bouleversé, barbouillé de bleu, avec des nuages d’écume épaisse, des traînées à larges coups de pinceau, qui se terminent en stries. Puis ce ciel vire au gris sombre, où se détachent des nuages d’un gris plus sombre encore. Le vent revient dans les arbres et le ciel bascule de nouveau dans une embellie, sans qu’il y ait eu un orage. »

    Jean-Pierre Otte, Le serpent de verre (L’Amour au jardin)

  • Approches amoureuses

    Comment présenter Jean-Pierre Otte ? Dans la préface de L’Amour au jardin (1995), Jacques Lacarrière le décrit comme « un homme profondément et patiemment instruit du secret des sens et des saisons, un homme qui serait et qui est en fait un jardinier d’amour. » Otte dédie ce livre à sa « femme-jardin, ce fruit dans lequel on distingue encore la fleur. » 

    otte,l'amour au jardin,littérature française,belgique,france,nature,plantes,insectes,reproduction,sexualité,amour,jardin,culture

    « L’étonnante tromperie de l’orchidée-abeille » est le premier d’une vingtaine de textes – en prose, oui, mais ciselée, musicale, sensuelle – autant d’approches amoureuses au plus près de l’intimité des plantes, des insectes et autres bestioles résidant au jardin que l’écrivain a observés au jeu de la reproduction. Le joueur, c’est lui : tour à tour faux bourdon, fleur, papillon, escargot, il s’insinue dans les organes si raffinés du microcosmique. « Est-ce bien raisonnable ? Peut-être pas, mais c’est sournoisement enivrant. » (Claude Roy, Le Nouvel Observateur)

    « L’orchidée-abeille s’est donc attachée, dans ses laboratoires minces et secrets, à distiller un parfum d’une composition toujours plus complexe, jusqu’à réussir à produire et reproduire à volonté l’odeur forte de l’abeille en ses jours amoureux. La confusion est totale pour le faux bourdon : il répond à l’attraction olfactive, reconnaît la forme à l’orée de la fleur, et subit un dernier stimulus, tactile cette fois, en s’enfonçant convulsivement dans la fourrure brune et douce du labelle. »

    Violette, primevère, muscari, passiflore, iris, arum… « Dans l’espace du jardin, tout devient vibrations, allégresses, impatiences. » Au printemps, écrit Jean-Pierre Otte, « le jardin n’est plus qu’un champ de copulation, un lieu de débauche, une chorégraphie de l’amour prompt ou, au contraire, délicat, étiré, subtil. » Il y a du Flaubert chez cet écrivain patient, précis, un véritable styliste.

    L’été, lorsque « la clameur serrée des cigales est à son comble », il s’interroge : « Cette exaltation sonore, qui n’aurait de sens qu’en elle-même, nous plaît. Faut-il une utilité, une explication à tout ? Pourquoi la Nature n’aurait-elle pas le goût de la gratuité, des élans d’esthétisme, des dépenses désintéressées de musiques, de couleurs et de rites ? »

    L’Amour au jardin nous invite au spectacle : « noces d’écume » des escargots, limaces amoureuses ajustant leur dard, assauts en apparence anarchiques des crapauds, « enlacements », « entrelacs subtils » des orvets qui s’accouplent. Otte ne cherche pas la concision mais la justesse dans la description, l’action même, et son audace anthropomorphique offre le plaisir des mots aux parades du désir.

    Amour et sexualité s’affichent dans presque tous les titres de cet écrivain belge, né en 1949, installé en France depuis trente ans. Jean-Pierre Otte, aussi conteur et peintre, et sa femme Myette Ronday proposent sur leur site, « Plaisir d’exister »,  spectacles et conférences, retraite ou atelier d’écriture au mas d’Arnal (Lot). 

    Dans Strogoff, paru l’an dernier, Otte revient sur sa jeunesse et parle avec tendresse de « sa grand-mère, férue de botanique », et de « son grand-père, libre penseur passionné d'étymologie » (fiche de l’éditeur) – une autobiographie où j’irais volontiers butiner un peu.

    * * *

    En partance pour le Midi, je vous ai préparé quelques billets de lecture. Pas sûre de pouvoir là-bas répondre à vos commentaires, mais j'aurai certainement du plaisir à les lire.
    A bientôt,

    Tania

  • Connivence

    perec,récit,fiction,autobiographie,littérature française,enfance,guerre,orphelin,écriture,sport,culture

     

     

    « (…) ce plaisir ne s’est jamais tari : je lis peu, mais je relis sans cesse, Flaubert et Jules Verne, Roussel et Kafka, Leiris et Queneau ; je relis les livres que j’aime et j’aime les livres que je relis, et chaque fois avec la même jouissance, que je relise vingt pages, trois chapitres, ou le livre entier : celle d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore, au-delà, celle d’une parenté enfin retrouvée. »

    Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance

  • W ou l'enfance de P

    Première incursion dans les textes autobiographiques de Georges Perec (1936-1982 ) avec W ou le souvenir d’enfance (1975). C’est un double « je » qui raconte, en alternance, le récit d’un voyage à W, en italiques, et l’exploration d’une enfance méconnue – « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. » Pour quelles raisons ? La perte de son père à quatre ans, de sa mère à six, la guerre passée « dans diverses pensions de Villard-de-Lans » – « une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps. » 

    perec,récit,fiction,autobiographie,littérature française,enfance,guerre,orphelin,écriture,sport,culture
    Perec au chat (1978) par Anne de Brunhoff
    (une enquête et une tentative d'épuisement)

    « W », c’est une histoire inventée, racontée et dessinée à treize ans ; quand Perec s’en est souvenu, seul le titre émergeait, et le sujet : « la vie d’une société exclusivement préoccupée de sport, sur un îlot de la Terre de Feu ». Grâce à quelques dessins retrouvés, il réinvente « W », publié en feuilleton dans La Quinzaine littéraire en 1969-1970. Quatre ans après, « W ne ressemble pas plus à (son) fantasme olympique que ce fantasme olympique ne ressemblait à (son) enfance. »

    Ses souvenirs personnels, Perec les examine avec précaution, soucieux d’être exact, tant il y reste d’incertitudes et aussi par méfiance envers les méandres imaginaires de la mémoire. Racontant ce dont il se souvient, il met un numéro à certains mots et renvoie à des explications, des nuances, des commentaires, en fin de chapitre.

    Le héros de « W » s’appelle Gaspard Winckler (nom qui reviendra dans La Vie mode d'emploi) mais bientôt le trouble est jeté sur son identité, quand un homme lui donne rendez-vous dans un bar d’hôtel pour lui poser une question inattendue : « Vous êtes-vous déjà demandé ce qu’il était advenu de l’individu qui vous a donné votre nom ? »

    Sur ses parents, d’origine polonaise, Perec a écrit deux textes à quinze ans, repris tels quels : le premier à partir d’une photo de son père, simple soldat en permission à Paris, et le second sur sa mère, Cyrla Schulevitz, devenue veuve de guerre. En 1942, à la gare de Lyon, elle lui achète un illustré (Charlot) : « J’allais à Villard-de-Lans, avec la Croix-Rouge. » Son père, Icek Judko Peretz (qu’un employé transforme en Perec) est mort en 40 ; sa mère, prise dans une rafle, est internée à Drancy puis déportée à Auschwitz au début de l’année 1943.

    La rue Vilin, « aujourd’hui aux trois quarts détruite », où il vivait avec ses parents, Perec y est retourné tous les ans à partir de 1969, pour un livre sur « douze lieux parisiens » auxquels il se sentait « particulièrement attaché ». Le départ en zone libre avec la Croix-Rouge, à six ans, il s’y voit « le bras en écharpe » – « il fallait faire comme si j’étais blessé ». Mais sa tante est formelle : il n’avait pas le bras en écharpe, c’est en tant que « fils de tué », « orphelin de guerre » qu’il a été convoyé vers Grenoble, en zone libre. Perec interroge ce fantasme : « Pour être, besoin d’étai. »

    Sur l’île de W, « le Sport est roi », sport et vie se confondent sous la devise omniprésente : « Fortius Altius Citius ». Les compétitions font rivaliser les champions des différentes agglomérations : Olympiades, Spartakiades et Atlantiades. L’organisation des épreuves, les règles établies pour absolument tous les aspects de la vie des habitants de l’île, seront décrites avec de plus en plus de détails, jusqu’au cauchemar totalitaire.

    C’est parce que son cousin Henri, ou plus précisément « le fils de la sœur du mari de la sœur de mon père », avait de l’asthme que la famille adoptive de Perec a choisi de se réfugier à Villard-de-Lans. Home d’enfants, collège, éducation chrétienne, moissons, ski, promenades, Georges Perec décrit les images conservées de son enfance de guerre. Quasi aucun souvenir de la Libération, mais bien, à la même époque, les impressions de ses premières lectures.

    « J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. »

    W ou le souvenir d’enfance est traversé par le manque, le deuil, sans pathos. Le souci de rendre simplement, mais avec justesse, ce qui reste en lui de ces années-là va au-delà, chez ce fou du langage, de l’art d’écrire et de décrire. L’émotion passe dans les blancs, entre les mots, entre les lignes.