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  • En suspens

    julien gracq,la maison,récit,littérature française,culture« Il y a plus d’une manière pour la voix humaine de nous prendre – de nous tenir en suspens, les tempes froides, le souffle coupé, pour quelques instants l’oreille miraculeusement contre la porte, sur le seuil d’un monde où tout se passe d’une autre sorte, où le temps revient, où le seul toucher rappelle, où le cours même des choses se livre à volonté dans une pure déhiscence* de fleur et dont elle nous apporterait le pressentiment dans la pure vibration. »

    Julien Gracq, La maison

    *Déhiscence : « BOT. Fonction de certains organes végétaux qui s'ouvrent sans se déchirer à certaines époques pour libérer leur contenu : fruit, graine, pollen ou spore » (TLF)

    Photo par courtoisie de Pastelle : "Que c'est beau..." / Lumières de l'ombre

  • La maison, Gracq

    Avec La maison, un inédit de Julien Gracq publié cette année, on entre en même temps dans le texte et dans un paysage. Durant l’occupation allemande, le narrateur prenait régulièrement l’autocar pour aller de V… à A… et remarquait à chaque fois « une tache lépreuse au milieu du paysage bocager, une étendue de campagne remarquablement hostile et déserte ».

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    L’auteur cherche à décrire au plus juste cette sorte de « friche » où son regard était attiré par une « construction inattendue » à trois ou quatre cents mètres de la route, de loin pareille à une villa de plaisance de second ordre, à l’abandon. Une après-midi de novembre fraîche et pluvieuse, une panne de moteur avait immobilisé le car ; l’envie lui était venue d’aller jeter « un simple coup d’œil à la bâtisse » malgré la pluie et le soir qui tombait déjà.

    Ce qui fascine, chez Gracq, c’est le style : le choix des mots, leur ordre dans la phrase, le rythme. (Le plan du récit d’abord intitulé « La maison du taillis », puis le premier et le second état du manuscrit reproduits après le texte montrent combien il retravaillait le texte.) Avec le narrateur, on perçoit la lumière qui baisse, les bruits qui rompent le silence, les sensations de la marche dans les taillis « gorgés d’eau » d’où il n’aperçoit plus la maison, la tristesse ressentie qui le transforme en « statue glaiseuse et enfondue de l’écœurement ».

    « Sur le fond de mon humeur très sombre, bien plutôt et même avant qu’elle ensoleillât la lande, il se fit tout à coup dans le plein sens du mot une embellie. » Le voilà tout à coup dans « un autre monde », à quelques pas de la maison. L’impression de ruine s’éloigne, la façade paraît « éteinte plutôt que morte ». Malgré l’impression d’abandon, il y guette des signes de vie. A l’arrière, des traces de présence « immédiate et toute proche » le font reculer, par discrétion.

    Je n’en dirai pas plus sur la manière dont le récit glisse de la description narrative du début vers autre chose qui se manifeste au visiteur curieux. Comme sous l’effet d’un charme, un « éveil » plutôt qu’un rêve, la maison devient une sorte de théâtre par la magie des choses vues et entendues.

    Dans la postface, Maël Guesdon et Marie de Quatrebarbes (à la tête des éditions Corti) rappellent que quatre-vingt-cinq ans séparent la publication d’Au château d’Argol (que je n’ai pas lu) et celle de La maison. Ils voient le texte comme « un pont (…) jeté à travers l’œuvre publiée. » J’ai trop peu lu Gracq pour en juger, mais j’ai apprécié leur fine analyse de ce court récit littéraire, « un concentré lumineux de littérature » comme l’écrit Jean-Philippe Cazier (Diacritik). Merci à celle qui m’a fait la grâce de cette surprise amicale dans ma boîte aux lettres.

  • Ce qui suit

    tongres,tongeren,patrimoine,musée gallo-romain,devise,histoire,archéologie,,culturetongres,tongeren,patrimoine,musée gallo-romain,devise,histoire,archéologie,cultureUn peu partout dans le musée gallo-romain de Tongres, on peut lire sa devise, empruntée à Marc Aurèle, empereur-philosophe romain (121-180 apr. J.-C.) :

     

    Τὰ ἑξῆς ἀεὶ τοῖς προηγησαμένοις οἰκείως ἐπιγίνεται
    ou
    « Ce qui suit est toujours lié à ce qui précède. »
    « Wat volgt staat altijd in verband met wat eraan voorafging. »

     

    tongres,tongeren,patrimoine,musée gallo-romain,devise,histoire,archéologie,culture« Il est impossible de comprendre le présent, et encore moins de se projeter dans l’avenir, sans connaître le passé. L’archéologie nous offre une perspective à long terme sur nous-mêmes. Les archéologues comptent en millénaires. Ils étudient les processus de continuité et de changement. » (Site du musée)

    Maquette de Atuatuca Tungrorum dans la salle sur la période romaine

  • En train à Tongres

    Mercredi dernier, j’ai pris à Bruxelles-Nord le train pour Tongres, en bonne compagnie. Tongeren, au sud du Limbourg, en région flamande, est la plus ancienne ville du pays et je ne l’avais jamais visitée, bien qu’elle soit réputée pour son patrimoine et pour son musée gallo-romain qui a reçu le prix du musée européen de l’année en 2011.

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    Rare façade ancienne ayant survécu à l'incendie de 1677
    au-dessus d'un magasin qui abrite encore l'ancien escalier en bois

    En sortant de la gare, on emprunte l’avenue juste en face pour se rendre dans le centre. A la Via Julianus, l’office du tourisme nous a donné un plan avec trois parcours bien jalonnés pour découvrir la ville à l’époque romaine, Tongres la médiévale et Tongres la religieuse.

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    Statue de l'empereur Julien, IVe s.

    Nous sommes d’abord allées au Grote Markt (grand-place) où la statue du héros national attire tous les regards : le rusé Ambiorix, chef des Eburons (Ier siècle av. J.-C.), infligea une sanglante défaite aux légions romaines et réussit à échapper à César.

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    Statue d'Ambiorix sur la Grand-Place / Grote Markt

    Des terrasses de la place, on a un beau point de vue sur la tour-beffroi de la basilique Notre-Dame, qu’une immense grue débarrassait de ses derniers échafaudages. Elle est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

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    Portail sud de la basilique Notre-Dame (et accès au Teseum)

    La ville se prépare aux fêtes du Couronnement (« Kroning ») en juillet prochain. « En tant que plus ancien site marial de ce côté des Alpes, des pèlerinages y ont été organisés dès le Moyen Âge. Lorsque la statue de Notre-Dame "Source de notre Joie" a été couronnée en 1890, les habitants de Tongres ont décidé de développer les pèlerinages en fêtes septennales du Couronnement. »

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    Statue de Notre-Dame (noyer, XVe s.) et son formidable décor d'hortensias

    En plus de l’architecture gothique, des vitraux et de l’intérieur remarquables, des autels latéraux finement sculptés, sans parler des grandes orgues, voici le somptueux décor floral réservé à la fameuse statue de Notre-Dame couronnée en 1890 – les drapeaux bleu et or du Kroning flottent déjà partout dans la ville.

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    Vue du couvent de Sainte-Agnès

    Après avoir fait le tour de la basilique, admiré ses façades et portails, nous sommes descendues vers le béguinage Sainte-Catherine. En chemin, j’ai été attirée par le couvent des Filles de Sainte-Agnès : antérieur à 1418, il est un des rares à avoir subsisté. Neuf couvents ont disparu pendant la Révolution française. Au XIXe siècle, l’église a été détruite et le couvent transformé en maison de maître, puis loué et quasi abandonné avant que les autorités flamandes l’achètent et le restaurent.

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    Le printemps dans la cour du couvent de Sainte-Agnès

    Quel endroit paisible ! Tout m’a plu dans le jardin du couvent ouvert aux visiteurs : les arbres fruitiers, les pelouses de pâquerettes et autres fleurettes, les poèmes gravés sur de grandes pierres posées dans l’herbe, les plantes de rocaille sur les toits et les murets le long de la passerelle qui permet d’en faire le tour. Sous un porche, un beau médaillon en relief est daté de 1670.

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    L'agneau est un des attributs de Sainte Agnès, bien qu'il n'y ait aucun rapport étymologique
    entre le grec agnê (à l'origine du prénom Agnès) et le latin agnus (agneau) (Wikipedia)

    Puis voici le Begijnhof aux anciennes maisons de briques avec leur jardinet derrière le mur où sont percées les portes d’entrée. Contrairement aux maisons de bois, celles-ci ont échappé au grand incendie de Tongres en 1677. Les fruits d’un grand verger procuraient des revenus aux béguines. Au XVIIe siècle, leur nombre a quasi doublé : près de 300 ! Il fallait de nouvelles maisons, le verger a disparu. On a planté un tilleul sur la place baptisée « Onder de Linde » (sous le tilleul). Le béguinage a été fermé en 1796, pour en faire un quartier résidentiel. Au XIXe, on y logeait des familles d’ouvriers.

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    Jardinet d'une maison du béguinage, vu à travers le grillage de la porte

    Par la rue Sainte-Ursule, l’itinéraire mène à la tour de la Moerenpoort (porte de Visé), la seule des six portes de la ville qui subsiste de son rempart médiéval long de 4,5 km. L’office du tourisme donne un code pour pénétrer dans la tour qui comporte un petit musée local. Les escaliers donnent accès au toit d’où l’on a une très belle vue sur Tongres et la campagne, région de vergers et de prairies.

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    Entrée du musée gallo-romain

    Il était temps de remonter vers le grand musée gallo-romain. Le parcours chronologique de l’exposition permanente est riche de plus de deux mille objets pour évoquer le passé de Tongres, de l’homme de Neandertal aux Romains : silex, poteries, verreries, outils, tables où l’on peut toucher des objets pour comparer les matériaux, et même personnages en résine grandeur nature. En plus de l’audioguide (adulte ou enfant), des panneaux et de petits films didactiques font vivre tout ce trésor archéologique.

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    Entrée du musée du Béguinage de Tongres,
    classé au titre du patrimoine de l'humanité par l'UNESCO

    Il faudra retourner à Tongres pour visiter les vestiges romains, le Teseum, le musée du béguinage, les alentours… Quelle chance d’avoir eu ce beau temps printanier pour notre excursion !

  • Impulsion

    Cusk jaquette.jpg« Avec le recul, je constate que ce que je ressentais était sans doute simplement dû au choc d’avoir été confrontée à ma nature compartimentée. Il y avait tant de compartiments où j’avais conservé des choses, et je décidais lesquelles montrer aux autres, eux-mêmes isolés dans leurs propres compartiments ! Jusqu’alors, il m’avait semblé que Tony était la personne la moins cloisonnée que je connaisse ; en tout cas, il s’en tenait désormais à deux compartiments seulement : d’un côté ce qu’il disait et ce qu’il faisait, de l’autre ce qu’il ne disait ni ne faisait. Mais j’ai eu l’impression que L était le premier individu que je rencontrais à former un tout entièrement indivisé, et une impulsion me poussait à le capturer, comme on le ferait d’une créature sauvage qu’il est nécessaire de prendre au piège, tandis que je m’avisais dans le même temps que sa nature même consistait à ne pas être capturé, et que je serais tout bonnement contrainte de m’incliner devant lui dans un état d’atroce liberté. »

    Rachel Cusk, La dépendance