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  • Pourquoi lisons-nous

    « Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ? L’écrivain peut-il isoler et rendre plus vivace tout ce qui dans l’expérience engage le plus profondément notre intelligence et notre cœur ? L’écrivain peut-il renouveler notre espoir de formes littéraires ? Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir que l’écrivain rendra nos journées plus vastes et plus intenses, qu’il nous illuminera, nous inspirera sagesse et courage, nous offrira la possibilité d’une plénitude de sens, et qu’il présentera à nos esprits les mystères les plus profonds, pour nous faire sentir de nouveau leur majesté et leur pouvoir ? »

     

    Annie Dillard, En vivant, en écrivant 

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    Willy Van Riet (1882-1927) Aux pays des rêves

  • Une vie d'écriture

    L’amour des Maytree m’a donné envie de pénétrer davantage dans l’œuvre d’Annie Dillard, romancière, poète, essayiste (née en 1945 à Pittsburgh, Pennsylvanie). En vivant, en écrivant (The Writing Life, 1989, traduit de l’américain par Brice Matthieussent ) introduit en une centaine de pages au cœur d’une vie vouée à l’écriture. « Non-fiction narrative », précise l’écrivaine sur son site, son genre de prédilection.

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    Annie Dillard © life.com

    « En écrivant, tu déploies une ligne de mots. Cette ligne de mots est un pic de mineur, un ciseau de sculpteur, une sonde de chirurgien. Tu manies ton outil et il fraie un chemin que tu suis. » Ainsi débute le premier chapitre, où Dillard décrit l’écrivain au travail, toujours à l’aide d’images concrètes, comme il sied à cette activité manuelle. Une journée d’écriture, c’est physique : monter à l’étage, entrer dans un bureau, ouvrir les fenêtres, se servir de café, et puis lancer l’engrenage.

    Ecrire un livre prend entre deux et dix ans, en général, sauf à considérer les cas hors norme. Le temps d’écrire, le temps de peaufiner une œuvre. Difficile à comprendre pour qui préfère la vie au mot écrit, les sensations que procure la télévision ou le cinéma. « Pourquoi préférerait-on un livre plutôt que de regarder des géants évoluer sur un écran ? Parce qu’un livre est parfois de la littérature. C’est une chose subtile – une pauvre chose, mais qui nous appartient. »

    Annie Dillard raconte ses bureaux : à Cape Cod, une cabane en pin de trois mètres sur trois et demi, sans vue – « Il faut éviter les lieux de travail séduisants. On a besoin d’une pièce sans vue, pour que l’imagination puisse s’allier au souvenir dans l’obscurité. » Elle se souvient du cabinet de lecture individuel dont elle disposait dans la bibliothèque de l’Université de Hollins, en Virginie, pour écrire la seconde moitié de son fameux Pèlerinage à Tinker Creek. L’auteur s’intéresse aussi à l’emploi du temps « qui protège du chaos et du caprice », « filet pour attraper les jours. »

    Annie Dillard a écrit tout un temps « sur une île lointaine » du détroit de Haro, « à quelques encâblures des îles canadiennes », où elle a appris à couper du bois elle-même pour se réchauffer (difficilement). En vivant, en écrivant décrit les aspects concrets de la vie d’écrivain abondent dans . « Si tu aimes la métaphysique, passe ton chemin », lance-t-elle au lecteur. Problèmes de bouilloire, observation d’une phalène, dosage du café, apprivoisement d’une machine à écrire, cela importe aussi pour que la « vision » devienne phrase, page, œuvre.

    Parmi les écrivains cités à propos de l’écriture, il y a Thoreau : « Poursuis, reste avec, encercle encore et toujours ta vie… Connais ton os personnel : ronge-le, enfouis-le, déterre-le et ronge-le encore. » Un étudiant aborde un jour un écrivain connu : « Pensez-vous que je sois un écrivain ? » – « Eh bien, répondit l’écrivain, je ne sais pas… Aimez-vous les phrases ? » Le poète aime la poésie, le romancier le roman, et non « le rôle du poète, sa propre image en chapeau » ! Comme le peintre, l’écrivain aime toute la palette des matériaux qu’il utilise. Gauguin, Tolstoï « apprirent leur champ, puis ils l’aimèrent. »

    Pourquoi écrire, pourquoi lire ? Annie Dillard explique sans prétention ce à quoi elle consacre sa vie. Pas de théorie, du vécu, du concret, beaucoup de simplicité, de puissantes métaphores, un point de vue original loin des sentiers battus. Et pour ceux que le dessin d’une ligne de mots ne passionne pas a priori, il reste un dernier chapitre époustouflant, largement inspiré par Dave Rahm, pilote acrobatique – « L’air était un fluide, et Rahm une anguille ». Annie Dillard l’a admiré lors d’une fête aérienne en 1975, puis elle a pu voler et frôler des montagnes avec lui. Ses arabesques dans le ciel ont à voir avec l’expérience de la beauté, de la création, de l’art : « Admire ce monde qui jamais ne te boude -  comme tu admirerais un adversaire, sans le quitter des yeux ni t’éloigner de lui. »

  • Naples, alors ?

    « J’ai grandi dans l’idée que Naples, si tant est que je m’en sois fait une idée, n’était que superstition, sentimentalisme, allégresse. Et pourtant l’autre version – celle qui privilégie le cynisme, la mélancolie, l’amoralité – tient tout autant du mythe, en plus prétentieux, c’est tout. Le genre de lieu commun qui se voudrait théorie. Ne connaître que le pire d’un endroit, ce n’est pas le connaître. Qu’est-ce que Naples, alors ? La civilisation, la curiosité totalement satisfaite, le style, l’ironie, la magnanimité…L’aptitude à saluer le monde comme un roi du haut d’un tas d’ordures. »

     

    Shirley Hazzard, La baie de midi

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  • Se trouver à Naples

    Vous vous souvenez peut-être du Passage de Vénus ? La romancière australienne Shirley Hazzard y montrait déjà avec sensibilité la manière dont les femmes et les hommes se lient ou se délient, et j’en avais retenu cette phrase : « Les femmes ont une aptitude à la solitude, mais ne veulent pas être seules. » Ce pourrait être un résumé de La baie de midi (1970), traduit de l’anglais par Jean et Claude Demanuelli pour Gallimard en 2010.

     

     

    On y quitte l’Angleterre avec la narratrice pour Naples, où elle arrive comme traductrice sur une base de l’Otan, un automne, et loge par chance dans un hôtel au bord de la mer et non dans un immeuble d’appartements réservé aux militaires. La première fois que son supérieur lui donne quelques heures de liberté, Jenny en profite pour découvrir un peu la ville en se rendant chez le seul contact qu’elle ait à Naples, une femme qu’elle n’a jamais vue, connaissance d’une connaissance, une écrivaine dont quelques ouvrages ont été adaptés avec succès au cinéma.

     

    Dans San Biagio dei Librai, en plein centre de Naples, elle tombe d’emblée sous le charme de Gioconda, une femme plutôt belle, pleine d’endurance et de vitalité, d’une « puissance aussi retenue, aussi peu écrasante que celle d’un arbre majestueux », servie par Tosca, suivie par Iocasta, son chat blanc. A l’intérieur de l’appartement aux plafonds hauts, la Napolitaine l’emmène jusqu’à son bureau « baigné de lumière et jonché de papiers et de livres » ; d’emblée, elles se racontent l’une à l’autre. Jenny, de son vrai prénom Pénélope, était enfant lorsqu’elle a embarqué pour l’Afrique du Sud au début de la guerre, et la femme qui s’occupait d’elle a confondu Penny et Jenny, prénom qui lui est resté. Elle fait à cette inconnue qui pourrait devenir une amie le bref récit d’une « enfance naufragée » puis découvre le lieu idéal de l’appartement, sa terrasse avec vue sur la ville : « D’ici, on voit tout. »

     

    Jenny a quitté son frère Edmund, dont elle a d’abord tenu la maison au Somaliland jusqu’à son mariage avec Norah, une « petite femme catégorique », puis qu’elle a suivi à Londres, après la mort de leur mère. Voir Edmund perdre sa personnalité sous la coupe de Norah lui était insupportable. De comprendre qu’elle était en réalité amoureuse de son frère l’a décidée à accepter ce poste à Naples.

     

    Dans l’appartement de Gioconda, elle voit partout des photos d’un homme de quarante-huit ans, très sûr de lui. C’est Gianni, l’amant de Gioconda, un metteur en scène qui travaille pour le cinéma. Il l’invite dès leur première rencontre à passer la journée du lendemain avec eux pour essayer sa nouvelle Maserati. Lors de cette excursion à Herculanum, Gianni tente de l’embrasser, ce qui gâche la sortie de Jenny. Gioconda a raison quand elle lui dit, lors d’un déjeuner : « Ca va changer ta vie, ce séjour ici. Naples est un saut. Un passage à travers le miroir. » Quand Jenny s’installe dans un appartement meublé donnant sur la mer au pied du Pausilippe, les deux pièces les plus vastes dont elle ait jamais disposé, ce sont les « premiers moments de pur bonheur » de sa vie.

     

    Un véhicule de l’armée passe la prendre tous les matins, c’est sur le chemin de son supérieur, un colonel sombre et ennuyeux, mais parfois Justin Tulloch, un Ecossais désinvolte, l’emmène dans sa voiture. Il lui fait une cour irrégulière, ils s’entendent bien, Jenny et lui, tout en restant sur la défensive côté cœur. La vie de Gioconda comporte des zones d’ombre. Gianni voudrait qu’elle aille vivre avec lui à Rome, mais elle sait qu’il y voit d’autres femmes, de plus Gianni est un homme marié, qui a deux enfants.

     

    Roman d’analyse, La baie de midi est à Naples ce que Tempo di Roma d’Alexis Curvers est à Rome : le roman d’une ville, de ses paysages, de ses habitants, d’un mode de vie. Naples dans les années cinquante, Naples aux quatre saisons, jusqu’à cet été brûlant – « un caldo da morire » – où Gioconda accepte de rejoindre Gianni à Tripoli, où Jenny tombe malade alors que tous partent en vacances, et qui va tout bouleverser. Shirley Hazzard donne une telle présence à ses personnages que l’on se réjouit de les retrouver d’un chapitre à l’autre, comme si on allait prendre le thé chez eux ou qu’on les accueillait chez soi pour une de ces conversations après lesquelles on a l’impression de respirer plus large, plus profond. Beaucoup d’élégance dans ce roman de lumière et d’ombre, où Jenny va à la découverte des autres, et finit par mieux se comprendre elle-même.

  • Perte

    « Un soir de juillet descendait sur Baden-Baden, ville d’eaux allemande ; au loin sur la Forêt-Noire ou la forêt de Thuringe des nuages violets s’amoncelaient, des éclairs de chaleur zébraient l’horizon ; plus près de la ville, sur les hauteurs environnantes, on apercevait le Château-Vieux et le Château-Neuf aux murs de briques rouges avec leurs tours crénelées ; d’ici quelques jours, nous allons retrouver Anna dans l’escalier de pierre d’un des châteaux, fuyant Fédia, capable après une perte au jeu de lui soutirer leurs derniers sous ; elle grimpe les marches avec légèreté comme si Sonia ou Micha n’étaient pas là, sous son cœur, mais arrivée au second palier elle a soudain un étourdissement, mal au ventre, des nausées, elle doit s’asseoir sur un banc, au vu de tous les promeneurs qui la regardent parce qu’elle est au bord de l’évanouissement ; quand Fédia la retrouve, il tombe encore une fois à genoux devant elle, en public ; elle se cache le visage dans les mains pour échapper aux regards et parce qu’elle est sur le point de vomir ; il se frappe la poitrine en disant qu’il la rend malheureuse, mais ce n’est plus aussi terrifiant qu’avant, elle s’est habituée ; elle lui donne l’argent en sachant qu’il va le perdre au jeu. »

     

    Leonid Tsypkin, Un été à Baden-Baden

     

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