Il y a longtemps que je rêvais de voir Missembourg. A Edegem près d’Anvers, ce domaine de sept hectares a vu naître deux écrivains belges : Marie Gevers (1883-1975) et Paul Willems, son second fils (1912-1997). Vie et mort d’un étang (1961) est un livre de Marie Gevers tout entier consacré à Missembourg, où la maison blanche aux trois pignons, sur la plus grande île du huit formé par l’étang, donnait directement sur l’eau au nord-est.
Le pont et la grille vers le château de Missembourg
Une amie, il y a quinze ans, y a rendu visite à un neveu de Marie Gevers, le pianiste Frédéric Gevers. J’ai encore deux noisettes qu’elle m’avait ramenées de là-bas et ses photos qui ont glissé hors du livre retiré de la bibliothèque. J’ai eu la chance, l’été dernier, par la grâce d’une autre amie, de pénétrer à Missembourg, domaine privé (partagé après le décès de la mère de Marie Gevers), dans une des maisons basses construites sur la propriété autour du « château », comme on appelait la demeure de Marie Gevers.
C’est emplie de ces souvenirs que j’ai relu Vie et mort d’un étang. « L’étang », d’abord, où Marie Gevers évoque son enfance auprès de l’eau. Une « pierre gris bleu comme la mer » indiquait quatre mètres au-dessus du niveau de la mer au coin d’un pré. Tout au long de l’année, chacun s’inquiétait du niveau de l’étang et se réjouissait quand la pluie compensait les baisses dues à un été sec. Un trop-plein renvoyait le surplus par un ruisseau de décharge, la Gaute, et « de fossé en fossé » vers l’Escaut.
La façade arrière du château de Missembourg (Wikimedia commons)
Marie Gevers n’est jamais allée à l’école. Sa mère lui a appris le français et un instituteur lui donnait des leçons de calcul à domicile. Elevée en français, comme beaucoup d’enfants de la bourgeoisie flamande à cette époque, elle restera toujours attachée à la part flamande de sa vie et de son village. Verhaeren l’encourage dans la voie littéraire. Tous les thèmes chers à Marie Gevers, romancière et poète, apparaissent dans ce beau texte attentif aux merveilles de la nature qui ont inspiré, entre autres, Plaisir des météores.
Son éloge de la Pluie Tranquille y est un leitmotiv, cette bienfaisante « ondée toujours pareille et toujours renouvelée » : « S’endormir par la pluie tranquille un soir où naît le printemps, c’est déjà une bien belle fête. Mais que, pendant toute l’enfance, la fenêtre, au large ouverte, donne sur une eau paisible, qu’il y ait des arbres proches et que nul réverbère ne trouble l’alliance nocturne de la pluie et du monde végétal, ce sera là un grand privilège, dont la sensibilité, pour toujours, restera imprégnée. »
L’éveil à la beauté du monde, arbres et plantes, oiseaux et poissons, étoiles, est partout dans ce récit. Et aussi les tours en bateau sur l’étang, les fêtes et les drames, les habitudes familiales, les gens qui travaillent sur le domaine, les visites, les expressions transmises de mère en fille, le passage des saisons et des années sans que rien ne laisse présager la mort de l’étang, due à l’installation d’une ligne de chemin de fer à proximité.
Dans la préface de Vie et mort d’un étang dans la collection Passé Présent (rediffusée par Espace Nord), Georges Sion rappelle que Marie Gevers trouvait ce texte paru dans La petite Illustration trop court pour faire un livre (environ 80 pages). Elle n’a envisagé de le publier qu’avec un complément : ce sera « La Cave », son journal tenu du 5 décembre 1944 au 10 avril 1945 dans une cave de Missembourg où ils se tenaient et dormaient pour échapper aux bombardements. Une période très sombre, de guerre et de deuil.
Alors elle écrit pour retrouver « des points d’appui », contre la peur des bombes, contre le chagrin, et toujours dans la proximité du jardin, des éléments, dans la résurgence des souvenirs. Au plus aigu de la douleur, Marie Gevers garde en elle cette faculté d’émerveillement devant la vie, les choses et les gens – petite fille, elle collectionnait les morceaux de verre pour s’amuser à regarder les changements du monde à travers leurs couleurs.
Dans le dernier texte du recueil, « La chambre retrouvée », quelques pages écrites à 75 ans (en 1959), Marie Gevers écrit ceci : « Il faut se sentir fort pour braver une recherche parmi les feuilles mortes du passé, et pour se remémorer les points lumineux. » La lumière de Missembourg, c’est ce qui domine dans Vie et mort d’un étang, de ses livres celui qui m’est le plus précieux.
Commentaires
je n'ai pas lu Marie Gevers mais je viens de noter quelques titres, mais son fils Paul Willems fait partie des lectures qui m'ont comblées
Ce domaine à l'air magnifique
Oui, Missembourg est un havre de verdure, comme tu peux le voir sur mes photos qui n'en montrent qu'une partie. Tu auras compris quel titre je te recommande pour entrer dans l'univers de Marie Gevers.
Tout me parle dans ton billet, c'est un écrivain que je ne connaissais pas. Tes photos évoquent un havre de paix où l'on doit se sentir bien.
je suis très heureuse que tu nous fasses profiter de cette visite! merci Tania
@ Aifelle : Je suis heureuse de te faire découvrir ce lieu mythique pour la littérature française de Belgique. Et j'espère que tu liras un jour Marie Gevers, dont l'oeuvre est très riche.
@ Adrienne : Partager une visite, c'est revisiter, quel plaisir ! Bonne soirée, Adrienne.
Je suis éblouie par ce que je viens de lire ici. Un grand merci. Je vais lire les livres de cet auteur... Moi aussi, j'aime la pluie.
"Mon père consultait chaque soir son baromètre :
- Rien à faire. Beau fixe.
Et l'on soupirait." (Marie Gevers, Vie et mort d'un étang)
Vivre dans un tel lieu suscite des émerveillements propices à l'écriture d'un livre. Le visiter est un cadeau qui vous permis de vous en imprégner mieux: je vous envie un peu de ce privilège alors que tant d'endroits, plus proches, sont rarement accessibles ou restent définitivement fermés aux visiteurs.
Je ne me suis pas approchée du château (j'ignore qui l'habite à présent), j'ai emprunté quelques allées aux alentours, respiré l'ambiance de ce havre de verdure, regardé les arbres et le jardin d'un vieux monsieur qui passait son dernier été dans une maisonnette du domaine. Une journée pleine d'émotion, riche en souvenirs.
Je ne connaissais pas cette auteure, cet article donne envie de la découvrir. Vie et mort d'un étang serait une bonne première lecture ?
Le domaine semble être un très bel endroit, très apaisant.
Absolument, Mina. Je lis ce récit dans le même enchantement chaque fois que je le reprends.
Merci pour ce très bel article, Tania. Je ne connaissais ni ce lieu, ni cette auteure, mais tous ce qui est dit d'eux nous pousse à vouloir les découvrir !
Marie Gevers était très attachée à sa région natale, c'est le décor de tous ses romans, et elle montre la vie simplement, en poète, ce qui la fait toucher, il me semble, à l'universel.
Je reviens dans la blogosphère et quel plaisir de me promener à vos côtés. C'est une chance une enfance dans de telles lieux. je ne connaissais pas cet écrivain, vous me donnez envie de lui rendre visite. Merci
Un étang, ça peut mourir? Je croyais que ça s'étendait indéfiniment.
@ Zoë : Bonsoir, Zoë, heureuse de vous retrouver ici et d'éveiller votre intérêt pour cette grande dame des lettres belges.
@ La bacchante : Les Gevers le croyaient aussi, confiants dans le renouvellement des saisons, mais l'assèchement du sous-sol en vue de la construction d'un viaduc pour le chemin de fer a entraîné la mort lente de l'étang.
Merci de nous faire découvrir cet endroit peu connu. Je connais Marie Gevers de nom, mais je ne l'ai jamais lue. Bon dimanche Tania.
Espérons que Missembourg soit préservé encore longtemps - une maison-musée peut-être un jour ? Bonne soirée à toi.
cela a l'air d'un lieu magique!
bonne soirée!
Il l'est, et encore davantage à travers les récits de Marie Gevers.
On diait que mon premier commentaire n'est pas passé. Juste pour vous(te) dire que je découvre ici un beau blog au style très personnel et que je vais continuer à m'y promener !
Merci, Anne, et bon succès à votre mois sur les écrivains belges.
Hier, avec mon épouse, grande lectrice de Marie Gevers, nous avons voulu faire un pèlerinage au domaine de Missembourg où avait vécu cette autrice qui y était si enracinée et si attachée. Quelle ne fut pas notre stupeur de découvrir un domaine saccagé, loti en parcelles, et une demeure complètement vidée, dont il ne reste que les murs extérieurs. On nous a dit qu'un jeune entrepreneur en avait fait l'acquisition pour le transformer probablement en centre de bien-être. Le saviez-vous ? En tout cas, notre désolation était grande à la vue de ce spectacle où pelleteuses et bulldozers s'acharnaient à détruire ce site emblématique.
Quelle tristesse !
Désolée d'apprendre cela, merci pour votre commentaire. D'autres maisons avaient été construites sur le domaine pour certains membres de la famille, mais j'ignorais tout de cette vente à un entrepreneur et du lotissement,
C'est si dommage que ce patrimoine n'ait pas été classé par la région flamande, d'autant plus que ce lieu emblématique vit dans les livres de Marie Gevers et de Paul Willems. Il continuera à y vivre pour leurs lecteurs.