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S'intéresser à l'art

« — Quel original vous faites ! me dit-il. Vous vous intéressez donc encore à l’art. C’est une préoccupation qui n’est guère de notre temps. 

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Aujourd’hui les artistes et ceux qui les aiment font l’effet d’animaux fossiles. Figurez-vous un megatherium ou un diplodocus se promenant dans les rues de Paris. Voilà l’impression que nous devons produire sur nos contemporains.

Notre époque est celle des ingénieurs et des usiniers, mais non point celle des artistes.

L’on recherche l’utilité dans la vie moderne : l’on s’efforce d’améliorer matériellement l’existence : la science invente tous les jours de nouveaux procédés pour alimenter, vêtir ou transporter les hommes : elle fabrique économiquement de mauvais produits pour donner au plus grand nombre des jouissances frelatées : il est vrai qu’elle apporte aussi des perfectionnements réels à la satisfaction de tous nos besoins.

Mais l’esprit, mais la pensée, mais le rêve, il n’en est plus question. L’art est mort.

L’art, c’est la contemplation. C’est le plaisir de l’esprit qui pénètre la nature et qui y devine l’esprit dont elle est elle-même animée. C’est la joie de l’intelligence qui voit clair dans l’univers et qui le recrée en l’illuminant de conscience. L’art, c’est la plus sublime mission de l’homme, puisque c’est l’exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre.

Mais aujourd’hui l’humanité croit pouvoir se passer d’art. Elle ne veut plus méditer, contempler, rêver : elle veut jouir physiquement. Les hautes et les profondes vérités lui sont indifférentes : il lui suffit de contenter ses appétits corporels. L’humanité présente est bestiale : elle n’a que faire des artistes.

L’art, c’est encore le goût. C’est, sur tous les objets que façonne un artiste, le reflet de son cœur. C’est le sourire de l’âme humaine sur la maison et sur le mobilier… C’est le charme de la pensée et du sentiment incorporé à tout ce qui sert aux hommes. Mais combien sont-ils ceux de nos contemporains qui éprouvent la nécessité de se loger ou de se meubler avec goût ? Autrefois, dans la vieille France, l’art était partout. Les moindres bourgeois, les paysans même ne faisaient usage que d’objets aimables à voir. Leurs chaises, leurs tables, leurs marmites, leurs brocs étaient jolis. Aujourd’hui l’art est chassé de la vie quotidienne. Ce qui est utile, dit-on, n’a pas besoin d’être beau. Tout est laid, tout est fabriqué à la hâte et sans grâce par des machines stupides. Les artistes sont les ennemis.

Ah ! mon cher Gsell, vous voulez noter les songeries d’un artiste. Laissez-moi vous regarder : vous êtes un homme vraiment extraordinaire ! »

Auguste Rodin, L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, Grasset, 1911 (préface).

PhotoMusée Rodin à Meudon

 

Commentaires

  • Merci pour ce très bel extrait. J'avais reconnu la période mais impossible de deviner l'auteur de ces mots. Et le comble : la photo ne m'avait même pas mise sur la piste !

  • ça me fait toujours sourire, d'entendre se plaindre quelqu'un du matérialisme "actuel", de la jeunesse "actuelle", de la politique "actuelle" etc: il me semble qu'à travers les siècles, on a toujours entendu les mêmes plaintes ;-)

  • Ne serait-ce pas sur ton blog que j'avais vu des photos de Meudon ? Je n'ai pas eu le temps de chercher. Bonne journée, Claire.

  • En relisant ces propos de Rodin, si actuels ;-), on ne peut que sourire en effet de notre idéalisation du passé.

  • Heureuse que tu le reçoives ainsi. Que tes nouvelles lectures ou relectures t'enchantent, Dominique.

  • Passionnante cette lettre de Rodin...et les questions qu' elle pose!
    L' art est-ce le bon goût?
    On sent que Duchamp pointe quelque part!
    L' art est-il " naturel" ou un artifice?
    Ce texte me laisse songeur et sur la réflexion.
    Belle et bonne année alors!

  • Merci, Versus, à vous aussi ! Oui, quand j'ai rouvert ce petit livre, ce préambule m'a passionnée par tout ce qui y est dit. Le goût : Rodin ne dit pas "le bon" et ne le sous-entend pas non plus, je le comprends comme "le goût du beau". Comme cette réflexion nous titille en tous sens, plus d'un siècle après.

  • "Nous sommes riches d'objets pauvres" Raoul Vaneigem. Cette assertion proférée par ce cher Raoul m'a accompagnée jusqu'à aujourd'hui. Pour moi l'art, c'est l'intelligence intuitive qui nous met sur la piste d'un au-delà de ce que nous percevons à première vue. Il y a donc des émotions artistiques éphémères et personnelles sans qu'un objet spécifique (quel qu'il soit) soit fabriqué pour cela.
    je ne suis pas sûre d'être très claire :-)

  • Quand, à quelle époque l'art était-il vivant?
    Actuel, intemporel ce magnifique article:l'art comme reflet du coeur, sourire de l’âme humaine, charme de la pensée et du sentiment ...
    Merci!

  • Belle citation, que je lis pour la première fois, merci. "Intelligence intuitive", "émotion", ce sont des mots que j'associe aussi à l'art, mais il est si difficile de décrire ce ressenti, en effet.

  • L'art est vivant, les artistes créent - à conjuguer à tous les temps.
    Heureuse que cet extrait te parle autant qu'à moi. Bonne soirée, Colo.

  • C'est impressionnant de voir à quel point ce texte pourrait être écrit de nos jours, sans une retouche. Peut-on en déduire que c'est un mouvement amorcé depuis longtemps et qui trouve son paroxysme aujourd'hui, avec la spéculation effrenée sur l'art ?

  • N'est-ce pas ? La foi dans le progrès et dans la science prenait un formidable élan à la belle époque, à comparer peut-être aujourd'hui avec la confiance (aveugle ?) dans les développements technologiques.
    Quant au marché de l'art, un des domaines où se manifeste la dérive financière actuelle, un galeriste en parle très bien dans un article de Libé, "L'art sous la coupe des spéculateurs", voici le lien : http://www.liberation.fr/culture/2011/06/02/l-art-sous-la-coupe-des-speculateurs_740011

  • Merci pour le lien, j'avais vu cet article que j'avais trouvé très édifiant et instructif, hélas !

  • Voilà un extrait qui me parle !
    Oui à l'art tel que Rodin le conçoit, tel que vous le concevez.

    J'aime beaucoup le mot de Vaneigem proposé par Zoé Lucider, "riches d'objets pauvres": et laids, sans âme. Ils n'ont pas le temps d'en acquérir une qu'il temps de les remplacer, mêmes s'ils sont un peu beau.

  • Merveilleuse, cette complicité au-delà du siècle. Le XXe verra bientôt l'essor du design, mais c'est une autre histoire.

  • Découvert à quinze ans, par la grâce d'un professeur qui demandait à chaque élève de présenter un artiste - très souvent fréquenté depuis en son magnifique Hôtel Biron, mais jamais encore à Meudon, je ne sais pourquoi.

  • Heureux de vous lire, d'apprendre des mots que je ne connaissais pas ("mégathérium" "diplodocus") et de découvrir L'Art. Que je ne manquerais pas de chercher lors de prochain passage par Filigra… (opus, excusez-moi, je ne sais pas si je peux citer des maisons de vente de livres…)… je peux?… alors je termine: nes… Voilà!…

    Et Bonne année à tous.

  • Aujourd'hui on pourrait parler de "l'art" du plastique qui a tout envahi. Tout se ressemble,jusqu'aux jouets des enfants qui ne sont plus des assemblages de pièces moulées, créés au micron près par des machines, des ordinateurs le plus souvent.
    La seule main de homme qui les a touchés est celle de l'ouvrier qui a transpiré huit heures par jour derrière sa machine à "injecter" ces minuscules billes multicolores "basiquement" colorées
    Même les vêtements, les paires de chaussures, les emballages des aliments ont toutes les mêmes couleurs "flashy" , criardes et tape-à-l'oeil pour attirer comme des mouches les "consommateurs" que nous sommes tou(te)s devenu(e)s.
    L'art se perd derrière les écrans plasma et les écrans tactiles des téléphones greffés devant nos yeux. La "réalité virtuelle" a remplacé la réalité tout court. Les arbres ne sont plus que des dessins '2D" industriels réalisés à la chaîne dans des studios glacés et les animaux de la nourriture en puissance pour les géants de l'agroalimentaire.

    A l'heure où l'agressivité est devenue le principal mode d'expression , où le snobisme et la cupidité de "posséder" une ouvre pour son seul plaisir personnel passe bien avant celui de le faire partager au plus grand nombre, je me demande si "l'art" ne sera pas bientôt un mot oublié comme bien d'autres , solidarité, exemple, respect...

    Car pour être un "artiste" il faut ressentir, observer, avoir des choses à dire, à faire partager des sentiments à exprimer, s'intéresser à la nature, aux autres et pour l'apprécier également.

    Très beau Dimanche Tania et merci encore pour toutes ces découvertes. On ne s'en lasse jamais.

  • Ça me fait plaisir, Armando, de te lire, de vous lire ici (si vous préférez le vous). Très bonne année, si bien commencée dans le nouveau format de vos nuages de photos !

  • Rodin a bien pressenti ce fourvoiement industriel auquel l'impression tridimensionnelle va sans doute encore offrir de nouveaux débouchés (à côté d'autres réalisations formidables, en médecine par exemple).
    Je vous souhaite, Gérard, du beau, de l'authentique, du juste et du paisible, une aimable nouvelle année. Bon week-end !

  • En réaction au sourire d'Adrienne : moi de même ! Je ne voudrais pas dire de bêtise, mais il me semble qu'un grand philosophe se demandait où allait le monde quand il voyait les jeunes de son temps qui ne pensaient qu'à faire la fête, boire et forniquer... Je crois que les choses n'ont pas vraiment changé et qu'on doute toujours de l'avenir qui nous attend quand on voit ce qui nous entoure.

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