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Marcus et les autres

Indignation de Philip Roth paraît en 2008, quand l’écrivain américain (né en 1933) a 75 ans. Quel âge avait-il en 1951 ? A peu près l’âge de Marcus Messner, le fils du boucher kasher, un garçon sérieux, travailleur, un bon fils. Quand il devient étudiant cette année-là dans « un petit collège universitaire de Newark » (ville natale de Roth), la guerre de Corée vient de débuter, et c’est peut-être à cause de cela que son père se met soudain à craindre de le voir mourir. 

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Bienveillant jusqu’alors, à la cinquantaine, Messner se met à harceler Marcus : il lui faut absolument savoir où il est allé, chaque absence de son fils le rend « fou d’angoisse », comme s’il découvrait « avec stupeur qu’un petit garçon grandit, en âge et en taille, qu’il se met à éclipser ses parents, et qu’à ce moment-là, on ne peut pas le garder pour soi, qu’il faut le livrer au monde. »

Au bout d’un an, Marcus ne le supporte plus. Son père le cherche un soir dans l’une ou l’autre salle de billard où il l’imagine sur la voie de la perdition alors qu’il était à la bibliothèque publique. Cette première année universitaire a été « la plus excitante et la plus affreuse » de sa vie : les cours lui plaisent, les étudiants aussi, du même milieu que le sien, et il est devenu joueur titulaire dans l’équipe de base-ball. Mais il lui faut mettre une distance entre son père et lui, et il va poursuivre ses études d’ingénieur à Winesburg dans l’Ohio, « à huit cents kilomètres de la serrure à double tour de notre porte de derrière. »

On lui a attribué la quatrième place dans une chambre avec d’autres Juifs, un regroupement qui lui paraît bizarre : il s’attendait à une chambre de deux et à fréquenter des non-Juifs. Et le voilà obligé d’occuper le lit sous la couchette d’un certain Flusser qui le traite avec mépris. La cohabitation est difficile, son « coturne » se moque sans cesse de lui, ne se lève jamais avant midi, sèche les cours. Et quand Marcus se couche pour dormir, lui met du Beethoven sur son électrophone ou répète son rôle dans La nuit des rois.

Marcus cherche un autre lit vacant sur le campus. En fin de semaine, il travaille comme serveur dans une auberge pour aider ses parents qui ont dû emprunter pour lui payer ses études. Un soir, il finit par craquer et arrache le disque de l’électrophone avant de le jeter contre un mur. Les deux autres essaient de le calmer, pour eux Flusser est « un emmerdeur », c’est tout. Après plusieurs semaines, il trouve enfin un lit près d’un étudiant non-juif de quatrième année, Elwyn Ayers Jr, dont la seule passion en dehors des études est de rouler dans une Touring Sedan La Salle noire de 1940. Un garçon si silencieux que vivre avec lui « revenait pratiquement à vivre tout seul. »

Marcus est le premier de sa famille à faire des études supérieures. Il veut « tout faire dans les règles », seule sa réussite peut justifier à ses yeux le coût de ses études et le sacrifice de sa mère qui a recommencé à travailler dans la boucherie à plein temps. Si la guerre de Corée se prolonge, son diplôme lui vaudrait un statut d’officier. Aussi refuse-t-il les invitations à entrer dans une fraternité. Il est là pour « bosser », pas pour s’amuser. Il a tout de même remarqué une fille au cours d’histoire américaine, « mince et pâle, avec des cheveux auburn foncé » et c’est elle, Olivia Hutton, qui va peu à peu le faire sortir de ses rails.

Banlieue huppée de Cleveland, parents divorcés, Olivia révèle une étonnante audace sexuelle lors de leur premier rendez-vous, et la vie du jeune homme en est chamboulée. C’est à ce moment du récit que le narrateur – Marcus lui-même – nous apprend qu’il est mort à dix-neuf ans : « Est-ce à cela que ça sert, l’éternité, à ruminer les menus détails de toute une vie ? »

Il y a dans ce roman (traduit par Marie-Claire Pasquier) quelque chose de l’atmosphère, de la tension qui règne dans Moïra de Julien Green. Marcus est si rigide sur ses principes qu’il va se mettre à dos, malgré ses excellents résultats, le doyen des étudiants, inquiet de constater qu’il a encore changé de chambre pour se réfugier dans une mansarde – serait-il incapable de tolérer la présence d’autrui ? – et furieux de l’entendre critiquer l’obligation faite aux étudiants d’assister quarante fois à l’office religieux du mercredi pour obtenir leur diplôme.

Tout ira de mal en pis pour Marcus, vous l’avez deviné. Roman d’apprentissage, Indignation (les quatre syllabes d’un chant de guerre chinois qu’il reprend dans sa tête pendant les sermons insupportables) raconte comment la vie d’un garçon qui avait tout pour réussir tourne au cauchemar. On mesure en le lisant l’écart entre les mœurs des années cinquante et les libertés nouvelles qui s’épanouiront sur les campus universitaires vingt ans plus tard. Philip Roth y a mis l’énergie de la jeunesse, avec une telle force qu’il apparaît bien comme un des écrivains majeurs de la littérature américaine. Même sil cessait décrire.

Commentaires

  • à chaque fois je me demande coment tu fais pour écrire de si merveilleux billets, si bien documentés...
    je ne lirai sans doute pas ce livre mais il me semble déjà bien le connaître grâce à toi :-)
    bonne journée!

  • Tu as l'art de me donner envie de lire des livres qui a priori ne m'intéresseraient pas si je ne lisais pas tes billets...J'espère qu'il va paraître ou existe en livre de poche...j'ai bien envie de le lire, là, surtout qu'on parle beaucoup de cet auteur et que je n'ai jamais rien lu de lui (parce que trop mainstream).

  • @ Dominique : Mais oui, pourquoi pas ? Bonne journée, Dominique.

    @ Adrienne : Cette période charnière de la vie est un sujet qui me passionne encore et toujours, j'espère que tu trouveras le temps de le lire un jour, toi qui t'intéresses à tes jeunes pousses.

    @ Euterpe : Oui, ce roman est disponible en Folio. Il me semble que la révolte de Marcus pourrait te toucher. A bientôt, Euterpe.

  • Ce livre semble suivre la ligne d'interrogations sur les décisions qui déterminent fatalement nos vies, thème cher à Mr Roth.
    Comme Euterpe, tu donnes très envie de le lire, merci.

    Pâle soleil sur Palma, toujours aussi froid chez vous?
    Un beso.

  • Questions existentielles, obstacles, choix... C'est cela.
    Toujours aussi froid ici, le vent plus fort que le soleil, semble-t-il.
    Un baiser pour te souhaiter bonne nuit, Colo.

  • Même surprise pour moi, j'ai cherché et trouvé : en argot étudiant, celui ou celle qui partage la même chambre (turne), on l'écrit aussi "co-turne" (en Belgique, on parle de kot et de cokotteur).

  • J'ai eu l'occasion il y a peu de suivre un cours de littérature américaine, en particulier sur les auteurs juifs des USA.

    Philip Roth avait évidemment été abordé et selon le professeur (ancien prof d'univ là-bas), à l'exception des excellents livres des débuts (Portnoy, etc..) les ouvrages plus récents de Roth seraient moins "intéressants", un peu surfaits selon ses mots. Et j'avoue que j'avais au départ ce même sentiment: chaque fois que je me lançais dans un de ses livres, j'en sortais aussitôt.

    Le même professeur place nettement Saul Bellow au-dessus.

    Ceci dit pour simple information. Je devrais d'abord finir un livre de Roth pour émettre un avis personnel mieux fondé.

    J'ai beaucoup aimé le Moïra de Green, pour revenir à Indignation.

  • Merci pour cet éclairage, Christw, ravie de vous retrouver ici. N'ayant rien lu encore de Saul Bellow, je note, bien sûr, cette nouvelle piste pour aborder la littérature américaine. Et remonter aux premiers Philip Roth, sans doute.

  • Bonsoir, j'ai écrit tout le bien que je pensais de ce roman http://dasola.canalblog.com/archives/2010/11/09/19499516.html Un très grand livre. Bonne soirée.

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