Michael Cunningham qui nous avait tant impressionnés avec Les Heures, inspiré par Virginia Woolf, cite Rilke en épigraphe à Crépuscule (By Nigtfall, 2010), son dernier roman qui vient d’être traduit en français : « Car le beau n’est que le commencement du terrible. »
Rodin, L’âge d’airain (Musée d’Orsay)
Une réception, c’est une présence obligée pour Peter et Rebecca Harris, la quarantaine, tous deux actifs dans le milieu de l’art new-yorkais. Peter dirige une galerie, Rebecca une revue. Bloqués dans un taxi au milieu des embouteillages, ils parlent de Mizzy, Ethan de son vrai nom, aussi appelé « The Mistake » dans la famille de Rebecca. Le petit frère, grand sujet de préoccupation de ses trois soeurs, s’est annoncé, il ne touche plus à la drogue depuis un an et voudrait faire « Quelque Chose dans le Domaine Artistique ».
Après la soirée chez Elena Petrova, brillante et vulgaire, qui sert à ses invités de la vodka spécialement importée de Russie, Peter et Rebecca, mariés depuis vingt et un ans, retrouvent leurs habitudes du soir : un peu de télévision au lit, puis l’amour à la mode de l’un ou de l’autre. Ils habitent un loft à Soho, meublé et décoré avec raffinement mais sans excès, de bon ton. A trois heures du matin, comme d’habitude aussi, Peter, insomniaque, se réveille, se lève et regarde par la fenêtre. Comment sortir de cette routine, repartir à zéro ?
L’appel de son amie Bette Rice, soixante-cinq ans, un dimanche matin, est de mauvais augure : elle voudrait déjeuner avec lui, n’en dit pas plus, mais cela suffit à inquiéter Peter et Rebecca. Ils se souviennent de sa mère morte d’un cancer du sein, évoquent le frère de Peter, mort du sida, en viennent à se confier leurs préférences musicales pour une crémation. Et, en effet, Bette est très malade, elle va fermer sa galerie et propose à Peter de s’occuper d’un jeune artiste très prometteur, le sculpteur Rupert Groff. Ensemble ils vont au Met, où Peter s’arrête, sous le charme, près de L’âge d’airain de Rodin, avant d’aller observer avec son amie le fameux requin de Damien Hirst, la gueule ouverte, dans son aquarium de formol.
Mizzy est arrivé chez eux entretemps. Quand Peter rentre et croit trouver Rebecca sous la douche, plus jeune tout à coup, c’est son frère qui se retourne, pas du tout gêné de se montrer nu. Il n’avait que quatre ans lorsque Rebecca a emmené Peter pour la première fois chez les Taylor à Richmond – une maison, une famille d'intellectuels, un rêve pour Peter originaire de Milwaukee. Chez lui, c’était « ordre, sobriété et culte de la propreté qui décape l’âme ». Son frère (Matthew était gay) s’était d'ailleurs enfui deux jours après le bac pour vivre sa vie à New-York.
Mizzy, l’incorrigible beau garçon, rentre d’un séjour au Japon où il s’est exercé à la contemplation dans un monastère shintoïste. Il voudrait étudier pour devenir conservateur. Sa jeunesse réveille en Peter une autre préoccupation : il s’en fait pour leur fille Bea qui s’est terriblement éloignée de lui ; elle a abandonné ses études et travaille comme employée de bar dans un hôtel de Boston.
Même à la galerie, Peter Harris traverse une sorte de crise existentielle. Il aime son travail, mais d’accrochage en accrochage, doute de plus en plus – « mon Dieu, envoyez-moi quelque chose à adorer. » Une riche cliente lui téléphone : elle ne s’habitue pas à la sculpture installée dans son jardin, voudrait qu’il la reprenne et lui trouve autre chose. Il ne faudra pas la faire attendre trop longtemps, une œuvre de Groff, peut-être ?
A l’appartement, Peter trouve son jeune beau-frère endormi dans un canapé, torse nu, et revoilà l’émotion de l’autre jour devant le Rodin, devant le corps de Mizzy si semblable à Rebecca jeune. Peter, quarante-trois ans, ne sait plus trop où il en est. Le charme troublant de Mizzy se mêle aux souvenirs de son frère aîné, Matthew, dont la beauté l’éblouissait tant, à jamais inaccessible. Lorsque Mizzy réalise que Peter sait qu’il se drogue à nouveau et qu’il va sans doute le dire à Rebecca, ce qui lui mettra toute la famille sur le dos, il l'implore de ne pas le trahir, de lui laisser deux mois pour revenir « à la normale ». Peter, subjugué, cède.
Crépuscule raconte l’histoire d’un couple qu’un trublion vient perturber lors d’un passage à vide. La jeunesse, la beauté, la liberté hors normes de Mizzy fascinent ses proches, quoiqu’ils en pressentent les dangers. Cunningham le montre à travers le désarroi et le désir de Peter, inquiet de son attirance pour Mizzy mais obsédé par lui. Jusqu’où ira-t-il ? Et quand parlera-t-il vraiment à Rebecca ?
Bien que l’homosexualité ne soit pas forcément une clé pour lire son œuvre, on ne peut s’empêcher de penser que Michael Cunningham, en mettant Mizzy entre eux, questionne ses personnages aussi sur ce plan, un révélateur. Dommage que l’intrigue soit trop prévisible et les situations fort conventionnelles. Reste une évocation de l’art (surtout du marché de l’art) et de la littérature – loin des subtilités de Thomas Mann dans La Mort à Venise, entre autres citations – par un écrivain qui aurait aimé peindre et dessine ici des états d’âme, des émotions, les non-dits des rapports humains. Il s’en dégage une romance plutôt qu’un roman.
Commentaires
Bonjour Tania ,
Je connais votre art de résumer les romans. Et là dans ce que vous relatez je ne ressens qu'une chose : l'ennui ! Comme une littérature désabusée, dans un monde fait d'art figé, de sentiments superficiels. Où le luxe et le chic ont l'air d'avoir raboté les sentiments , les avoir réduits à une surface plane et lisse.
Autant j'ai été attiré par le roman de Virginia Wolf "suis-je snob?" , autant là je pense que je ne lirai pas "Crépuscule".
J'en suis restée aux "Heures" le milieu de l'art ne me tente pas vraiment et quelques critiques acerbes de ce livre m'ont un peu découragé.
Romance plutôt que roman c'est un coup de griffe gentil mais efficace !
Ton avis rejoint ceux que j'ai pu lire par ailleurs, une déception par rapport à ses premiers romans. Il y a tellement à lire que je ferai sans doute l'impasse sur celui-ci.
Fr. Jacquin :
- La beauté me surprend encore
Voilà pourquoi j'hésite
A propos de tout."
@ Gérard : Cela se sent si fort ? Eh bien, Gérard, quel lecteur vous êtes, en plein dans le mille - un roman sur l'ennui, c'est tout à fait ça.
M'y suis-je ennuyée ? Oui. J'ai pour habitude de ne pas parler des livres qui ne me parlent pas du tout, et je partage cette lecture parce que Cunningham aborde ici des questions que j'aime voir approfondir, sur la vie de couple, sur le désir, sur notre rapport avec l'art aujourd'hui. Mais cela reste trop en surface.
Il y manque l'authenticité, comme dans un passage où le galeriste, à la suite d'un accident de transport, ose ouvrir l'une des toiles emballées et ficelées qu'il avait exposées telles quelles, proposées ainsi par l'artiste, et voit sa curiosité déçue.
@ Dominique : Le livre a aussi reçu des critiques élogieuses, mais trop de pages sonnent creux.
@ Aifelle : Déception, oui, d'un écrivain dont j'attendais davantage. Traverserait-il, comme Peter Harris, un passage à vide qu'il masque, comme son personnage, en faisant "comme si" ?
@ JEA : Je ne connais pas l'auteur de cette phrase, mais j'aime bien son mystère.
Tania, lorsque tu mets un commentaire chez moi, ne mets plus mon prénom mais mon pseudonyme "Petit Belge". Mon blog défendant l'unité de la Belgique, je n'ai pas que des amis et Youri cherche à savoir qui se cache derrière le Journal d'un Petit Belge. Aussi je préfère être prudent. Merci de ta compréhension.
Passe une bonne semaine.
@ Un petit Belge : Désolée d'apprendre ce problème, cher petit Belge. Bonne continuation à ton blog.