Après m’être passionnée pour le récit de Sofia Tolstoï, vous avouerai-je ma difficulté de passer à autre chose ? On sort d’un grand livre avec un regard transformé, une sensibilité particulière. Une atmosphère, des questions, des caractères continuent d’irriguer la mémoire. Est-ce cela qui rend l’esprit un temps indisponible ?
Comment entrer dans un livre ? J’ai pris ici le parti de ne pas parler de ceux qui me déplaisent ou m’indiffèrent, lus ou abandonnés. Il est rare que cela m’arrive coup sur coup et pourtant c’est le cas ces jours derniers. Le premier, dont j’ai poussé l’intrigue jusqu’à son terme, « pour voir », m’a agacée par la grossièreté du vocabulaire – « connard, gros connard » – et des situations stéréotypées, trop en surface. Le second, d’un écrivain auquel j’ai consacré déjà plusieurs billets, commence si lentement, son narrateur promène un regard si désabusé sur ce qui l’entoure, que je l’ai planté là – sur la pile « retour à la bibliothèque ».
Que se passe-t-il au seuil d’un texte qui nous fasse franchir cet espace liminaire ? Début en plein action, première phrase magique, ton qui capte d’emblée, dépaysement ou au contraire reconnaissance, beauté du phrasé, multiples sont les voies du commencement. Un été, vous en vous souvenez peut-être, j’en avais choisi quelques-uns, de ces incipits qui m’ont directement ouvert un chemin de lecture, même si, sans doute, il n’en va pas forcément de même pour les autres lecteurs. L’entrée en matière est décisive, je ne vous apprends rien.
Mais déjà bien avant de lire, comme avant de voyager, nous passons par une phase d’anticipation : une critique dans le journal ou sur un blog nous a mis la puce à l’oreille, ou la quatrième de couverture, bien que je m’en méfie généralement. Un éditeur nous a séduite par la couverture, cela arrive. Un nom, un titre titillent au premier regard, sans que l’on mette le doigt sur la raison de cette résonance particulière.
Quelque chose se passe, au moment de choisir un livre, dans une librairie ou une bibliothèque. Comme lorsque nous rencontrons quelqu’un pour la première fois, le courant passe – ou non. C’est mystérieux, impalpable, intuitif. Le livre et son contenu ne sont pas seuls en cause, je le sais. Il faudrait dire aussi nos résistances, nos engouements, nos partis pris, nos souplesses et nos raideurs, nos couleurs et nos goûts, bref, esquisser notre autoportrait en lectrice.
Commentaires
J'avais bcp aimé lire de Alice Ferney 'Dans la guerre'
Là j'ai commencé Paradis Conjugal, et.... oups les premières pages sont "décourageantes"...
Je ne suis pas sûre de mordre à ce livre... et donc d'en continuer la lecture.
Aimer un auteur dans UN livre, ne donne pas forcément l'assurance d'aimer d'autres livres de cet auteur...
C'est un billet intéressant, il oblige à se poser de bonnes questions concernant ses gouts de lecture
J'avais bcp aimé le style de Alice F dans le premier livre cité... ce style je ne le retrouve pas (encore) dans celui que je lis;-((
@ Coumarine : Je n'ai pas lu "Dans la guerre" et j'ai aussi eu du mal à entrer dans "Paradis conjugal", mais je l'ai tout de même lu jusqu'à son terme, sans doute étais-je dans de bonnes dispositions. Il en faut, pour lire.
Tu as raison, un livre d'un écrivain n'est pas l'autre - parfois je m'en réjouis (le plaisir d'un nouveau chemin), parfois je m'en désole (et c'est sans doute que je recherchais le même ou le proche).
Ton commentaire me rappelle cette nécessité d'être "disponible" devant un texte, sans quoi l'on ne devient pas lectrice ou lecteur. En quoi cela consiste ? Ce serait aussi un sujet à approfondir.
Bonne journée, Coumarine.
Sophie Chérer :
- "Nous sommes devenus des livres en cachette. La cachette, c'est nous. Les livres sont dedans, sous les espèces de la mémoire et du murmure et de la voix. Ils sortent quelquefois. Nous tournons leurs pages en parlant."
Ce n'est pas chose facile de s'extraire d'un livre aussi prenant que celui que tu viens de quitter. Les suivants n'ont peut-être pas toutes leurs chances, la barre a été placée très haut. Ton billet fait réfléchir.
J'ai essayé plusieurs fois d'écrire un commentaire, sans succès. Alors je résume un peu ce que je voulais dire... et j'espère que cette fois-ci sera la bonne! Ce billet m'a beaucoup interpelée, comme je viens de finir un roman passionnant, très simple à lire, mais fascinant ("Les amants du Spoutnik" de Haruki Murakami). Je me demandais comment je parviendrais à passer à autre chose, à un autre espace, un autre temps, une autre atmosphère. Comment parvenir à quitter les personnages? J'avais une grande appréhension, probablement une crainte d'être déçue après avoir été si satisfaite. J'ai lu plusieurs titres, lu quelques résumés et voilà que je tombe sur "Automne allemand" de Stig Dagerman et que je sais, après les trois premières phrases, que c'est ce qu'il me faut maintenant. Je reviens à votre idée de disponibilité, car je pense qu'il en est très souvent question. Et que c'est un élément qui permet de revenir à un texte abandonné un jour lorsque la disponibilité n'y était pas. Alors on redécouvre et c'est magnifique! Ca m'est arrivé récemment avec "Le chevalier inexistant" d'Italo Calvino.
Je m'y suis reprise à trois fois avec des années entre chaque tentative pour lire "Au dessus du volcan", livre extraordinaire.
Mais cette difficulté pour passer d'un livre qui vous a profondément "occupée " pendant plusieurs jours ma parait saine. Ainsi ne passe-t-on pas d'un amour à l'autre sans temps de latence propre à ressourcer le désir.
Je comprends bien ce que tu dis si bien... et cela me rappelle de bons souvenirs.
J'ai beaucoup lu et je ne lis plus. Le désir s'est envolé sans que je m'en aperçoive. Pourtant, je garde cette grande joie de la librairie ! J'entre, un titre m'acccroche, je prends le livre dans les deux mains, j'admire la couverture et je le retourne comme un beau fruit pour lire son joli dos. J'en lis deux, trois et puis je sors. Mon "voyage" s'arrête là.
C'est "mystérieux, impalpable, intuitif" mais un peu triste, non ? Vous avez un remède docteur Tania ?
@ JEA : Serait-ce pourquoi laisser parler les livres est plus joli que "parler comme un livre" ?
@ Aifelle : Tu m'as bien comprise - mais c'est reparti, tu verras demain.
@ Jeanne : Il faut parfois quelques minutes pour que le commentaire s'affiche, je suis désolée. (Cela m'arrive aussi par ailleurs, et j'essaie de prendre l'habitude de copier avant d'envoyer, au cas où.) Votre remarque sur Murakami me rappelle d'autres lecteurs qui ne le quittent plus, tout un univers passionnant à explorer en réserve pour moi... Dagerman aux titres forts - « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » - est encore à rencontrer aussi. Bonne lecture, Jeanne.
@ Zoë Lucider : Oui, cela peut arriver aussi avec un livre de grande réputation, qui reste derrière la vitre.
@ MH : Que répondre, MH, sinon que je partage ta tristesse ? Ne plus jamais pouvoir entrer dans un livre, cela me semble lié à un bouleversement majeur en soi, si on a aimé lire. Comme si on se refuse quelque chose à soi-même, qu'on n'arrive plus à mettre sa vie entre parenthèses pour laisser la musique du texte prendre toute la place.
Mais j'aime beaucoup ta "joie de la librairie", ce picorage jouissif vécu comme une invitation au voyage. Je te souhaite de lever l'ancre un de ces jours.
Un temps pour lire le billet en hochant la tête d'assentiment, un temps pour lire les commentaires dans lesquels je me reconnais, en particulier celui de Jeanne
J'ai la même sensation au sortir d'un livre puissant qui marque pour toujours, tout devient fade, insipide, sans grâce
Je n'arrête pas de penser à Marguerite Yourcenar qui dit que toute sa vie elle a lu 2 fois les livres, deux lectures enchainées, sitôt le livre fermé elle recommence pour le lire autrement hors de l'émotion, hors de la précipitation ....
Pour des raisons de fatigue je lis moins en ce moment, la concentration n'y est pas et du coup j'abandonne plusieurs livres
Dans ce cas j'ouvre un de ceux qui m'accompagnent : je sais que je vais y trouver un espace, un souffle , un plaisir : le formidable Palomar d'Italo Calvino que j'ai lu grâce à Colo, Annie Dillard toujours près de ma main , un petit bout de Montaigne
@ Dominique : Deux lectures enchaînées ! Merci, Dominique, de me faire connaître cette double lecture à la Yourcenar qui me tente très fort. Deux lectures successives feraient sans doute deux billets différents, je vais expérimenter la formule un de ces jours.
Désolée de te savoir si fatiguée, c'est vrai qu'alors on manque de concentration et d'endurance pour arriver au bout d'un livre. Rouvrir un livre de chevet, n'importe où, c'est aussi une belle suggestion que je retiens.
Bonne soirée et bon courage pour tout.
Comme Zoé, je pense qu'une période de "latence" est saine après un livre marquant pour en achever "la digestion" :-)
Le temps est précieux, si je n'accroche pas au départ, j'abandonne, à moins qu'on me prévienne pour m'inciter à la persévérance.
Bonne prochaine lecture Tania !
Pour les plus vieux ( comme moi) , il y a avait Les émissions télé de Bernard Pivot "Apostrophes" il y avait "l'Assiette anglaise" de Bernard Rapp qui nous mettaient l'eau à la bouche .
J'ai très souvent été attiré par tel ou tel auteur , telle ou telle histoire . Je me rappelle Bernard Werber( encore un Saint Bernard) et ses "fourmis" qui nous a plongé dans un monde qu'on ne voit jamais , celui qu'on écrase sans s'en rendre compte et qui m'a fasciné longtemps .par la suite j'ai été un peu déçu avec ses "tanatanautes".
Il y a des livres qui font partie de notre histoire , s'y inscrivent et nous "hantent" toute notre vie . Il y en a d'autres qui nous laissent indifférents , qu'on remet sur l'étagère et qu'on ressort un jour .Il y en a encore d'autres dont on se demande bien pourquoi on s'était tant "entiché" à une certaine époque .
Ils nous modèlent mais nous ressemblent aussi .
@ Fifi : Sans doute. Merci, Fifi. Comme tu peux le voir, j'ai retrouvé l'appétit.
@ Gérard : Bien sûr, "Apostrophes" et "Bouillon de culture" et encore "Double je", "L'assiette anglaise" et "Un siècle d'écrivains" - c'était passionnant ! Les livres se mêlent à notre vie, nous nourrissent, nous hantent - cf. la citation de Sophie Chérer ci-dessus. Bonne journée, Gérard.
Merci Tania pour cette analyse très juste. Un bouleversement qui se nomme peinture : des livres "cachés" en nous et dont les pages défilent en images, présentes et à venir.
@ MH : Oh merci pour ce cadeau, MH, une porte ouverte sur tes peintures ! Je me suis promenée longuement sur ton site à travers ces six années en images, de "C'est le regardeur qui fait le tableau" au "Grand livre", et j'y retournerai pour découvrir les séries et surtout regarder plus à l'aise. Quel univers fantastique ! J'aimerais beaucoup voir tes oeuvres "en vrai".
Ben... pour le vrai, tu sais où me trouver ;-)
C'est bien d'oublier l'émotion d'un livre avant d'en commencer un suivant, comme de ne regarder qu'un seul film à la fois. Je trouve que cet après la lecture est une période féconde, quand les personnages nous hantent encore et que nous avons la connaissance de toute l'intrigue, il y a des intentions de l'auteur qui se dévoilent soudain, qui demandaient du temps avant de les percevoir. La répétition immédiate de la lecture a sûrement sa saveur, mais elle prend beaucoup de temps. Il est plus facile de voir un film deux fois, ou davantage.
@ Ariane : "Une période féconde", c'est bien cela. Notre regard en est nourri, tout se décante.