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Rechercher : Le monde des hommes

  • Une phrase de plus

    « Hommes et femmes souhaitent-ils autre chose qu’être écoutés, compris et par-dessus tout aimés ? Si la femme d’aujourd’hui veille davantage à son propre épanouissement qu’autrefois, l’homme aurait tort d’y voir un signe de rejet. Chaque sexe gagnerait à comprendre que ce que l’autre cherche n’est pas radicalement différent. Encore faut-il, pour que cette vérité soit comprise, que chacun s’ouvre à l’autre. Les intentions ou les projets peuvent être parfaitement identiques de part et d’autre mais leur expression émotionnelle totalement opposée. Les différences portent moins sur le fond que sur la forme. Mais combien la forme est importante ! Alors, que faire ? Toujours donner une phrase d’explication de plus. Consacrer une minute supplémentaire à se faire comprendre permet parfois d’éviter plusieurs heures d’affrontement. »

     

    Alain Braconnier, Le Sexe des émotions

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    LUDOVIC BAUËS 1864 - 1937
    Conversation dans les dunes

     

     

     

  • Musiques du monde

    Hubert Haddad possède l’art de nous immerger dans un univers différent à chacun de ses romans et d’y glisser, chaque fois, la contemplation, la douleur et l’interrogation du monde. Après le Japon du Peintre déventail et de , Premières neiges sur Pondichéry (2017) nous emmène en Inde du Sud, à la suite de Hochéa Meintzel, un violoniste de renom qui vient de quitter Israël pour toujours.

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    A Chennai, l’ancienne Madras, il débarque au milieu des odeurs, la tête encore emplie des sons de Jérusalem où, déjouant les espoirs de paix, « rien n’est advenu que violence, rancune et spoliation. » L’ombre de Samra, sa fille adoptive, a bien tenté de le retenir, mais il laisse derrière lui « une vie d’espoir et de colère » : « Je ne suis plus Israélien et je ne veux plus être juif, ni homme, ni rien qui voudrait prétendre à un quelconque héritage. »

    Une interprète est venue le chercher à l’aéroport : Mutuswami est émue d’accueillir le vieux musicien, de s’asseoir près de lui dans le taxi, de voir son étui à violon sur ses genoux. « Vous êtes bien jeune. Et musicienne, je l’entends à votre voix… » Elle a tout fait pour être choisie comme accompagnatrice par le Centre de recherche de l’Académie de musique. Meintzel avait refusé toutes les sollicitations durant ces dernières années – « A quoi bon ajouter du bruit au bruit quand le silence est si précieux » – avant d’accepter cette invitation.

    Dans sa chambre d’hôtel, les bruits de Chennai refluent tandis qu’il rêve de Jérusalem et que revient son cauchemar : l’explosion, une pluie de sang, des sirènes d’ambulance. Le violoniste se souvient d’un jeune boursier du Kerala venu suivre son enseignement à l’Académie de musique de Jérusalem. Nandi-Nandi, un étudiant affable, à la peau noire cuivrée, ne comprenait rien à la société israélienne : « Il y voyait un système de castes bien plus complexe qu’en Inde avec un tiers de parias, dits Palestiniens ». Il était amoureux de sa fille – « C’était avant l’attentat, avant que lui-même cessât d’aimer la lumière du jour sur le visage des jeunes filles. »

    Hochéa Meintzel est habité par le passé, le souvenir de Samra qui « s’était juré d’être fidèle à la musique jusqu’à sa mort », les images de son enfance à Lodz, en Pologne, avant de se retrouver à la rue des Rosiers à Paris, seul survivant du carnage. « Pourquoi faut-il infiniment traverser le même drame ? » Tous les visages des occupants de l’autobus qui descendait la rue du Carmel, un matin de juillet, vingt-sept ans plus tôt, lui semblent « d’une proximité hallucinante ». Semi-inconscient pendant des mois, il avait longtemps espéré que Samra ait survécu.

    Dans la vieille Ambassador qui roule en direction de Pondichéry, Mutuswami se dit jaïniste, « une jaïna émancipée ». Hochéa l’interroge. Une semaine d’immersion musicale à Chennai lui a permis d’écouter des musiques de l’Inde et leurs « infinies variations ornementales ». Mutuswami lui décrit le paysage, les gens, le grand hôtel Kandjar. Ils se promènent sur le front de mer dans le bruit des vagues et des écoliers, des charrettes du marché. Près de la statue de Gandhi, un homme reconnaît Mutuswami, elle présente Hochéa à Anandham qui leur offre des glaces et fait la cour à la jeune femme.

    Le lendemain, elle monte chercher le violoniste : « Il neige sur Pondichéry ! » Le vieil homme sent sur son visage « un baiser froid de spectre », on dirait de la neige, en fait c’est une pollution au phosphore due à un naufrage, de la mousse que la tempête déchiquète. Mutuswami n’est pas obligée de rentrer à Chennai et propose de lui servir de guide encore quelques jours, elle aimerait l’emmener à Kochi : « c’est si beau, le Kerala, je vous raconterais ».

    Au premier tiers du roman, les thèmes sont en place : la musique, la violence, la mort, les souvenirs d’Israël et l’interrogation du judaïsme mêlés à la découverte de l’Inde à travers ses parfums et ses sonorités. « Hier est une tombe fraîche où tous les jours se désagrègent, et demain n’y rajoutera qu’un peu de terre. Mais l’heure est tranquille. »

    Nuit et jour, Meintzel est un homme qui écoute, un homme qui se souvient, un homme qui accueille encore la vie, parfois malgré lui. Hubert Haddad, dans Premières neiges sur Pondichéry, raconte et décrit beaucoup. Son récit très poétique porte le flux et le reflux du questionnement intérieur en même temps qu’il ouvre aux émotions des rencontres et des échanges.

    Interrogé sur le style, Haddad écrivait ceci, en 2013 : « Le style c’est l’autre, oserait-on même avancer, la reconstitution par le lecteur des valeurs d’expression et de conception, nécessairement intriquées, mises en jeu dans le texte, sachant qu’il n’existe guère, dans aucune langue, un récit, une nouvelle ou un roman qui ne soit pas subrepticement poème. »

  • La mesure du monde

    C’est bien un roman, traduit de l’allemand ; c’est une histoire vraie, du moins pour les faits ; ce sont Les arpenteurs du monde de Daniel Kehlmann (2005), grand succès international. Les scientifiques connaissent depuis longtemps les noms d’Alexander von Humboldt (1769-1859) et de Carl Friedriech Gauss (1777-1855), l’un grand explorateur, l’autre « Prince des mathématiques ». Pour le grand public, Daniel Kehlmann a croisé leurs vies et construit un roman à la fois très documenté et plein d’humour, Die Vermessung der Welt (La mesure du monde), qui les montre à l’œuvre.

     

    Le récit commence en septembre 1828. Sur l’insistance d’Humboldt, chambellan du roi, Gauss quitte pour la première fois sa ville, Göttingen, pour se rendre au Congrès allemand des naturalistes à Berlin, en compagnie de son fils Eugène. « C’était étrange et injuste, dit Gauss, et une illustration parfaite du caractère lamentablement aléatoire de l’existence, que d’être né à une période donnée et d’y être rattaché, qu’on le veuille ou non. » A leur arrivée, Humboldt tente de le convaincre de ne pas bouger, un certain Daguerre cherchant à immortaliser leur rencontre, mais Gauss s’impatiente et met fin à la pose. 

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    Il y a deux Humboldt, en réalité. Retour aux origines. Sur les conseils de Goethe, leur mère devenue veuve assure aux deux frères une solide formation, pour l’un aux lettres, pour l’autre aux sciences, à raison de douze heures de travail par jour avec des spécialistes. L’aîné, Wilhelm von Humboldt, deviendra un éminent linguiste et philosophe. Alexander, le cadet, opte pour l’étude de la vie, par désir de « comprendre l’étrange obstination avec laquelle elle s’étendait sur le globe terrestre ». A une réception chez son grand frère, Alexander rencontre le professeur Lichtenberg qu’il interroge sur ses écrits en cours. Comme celui-ci travaille à un ouvrage « qui ne parlait de rien et n’avançait absolument pas », Humboldt réplique qu’écrire des romans « lui semblait la voie royale pour garder une trace de l’instant présent dans sa fugacité même. »

     

     

    Ayant décidé de voyager, après le projet avorté d’une expédition avec Bougainville, Alexander rencontre Aimé Bonpland, un botaniste qui adore les plantes tropicales. Ils décident de partir ensemble. « Sur la route vers l’Espagne, Humboldt mesura chaque colline. Il escalada chaque montagne. Il préleva des échantillons de pierres sur chaque paroi rocheuse. » A Madrid, ils obtiennent des fonds du ministre Urquijo, amant de la reine, et toute l’aide nécessaire à leur voyage d’exploration – en lui prescrivant contre l’impuissance une liste d’ingrédients tous exotiques. A Teneriffe, ils escaladent des volcans éteints et Humboldt découvre un dragonnier gigantesque. Débarquant à Trinidad, Humboldt décrit à son frère « l’air lumineux, le vent chaud, les cocotiers et les flamants roses » et ajoute « Je ne sais pas quand cette lettre arrivera, mais veille à ce qu’elle paraisse dans le journal. Le monde doit entendre parler de moi. Je me tromperais grandement si je lui étais indifférent. » 

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    Le génie de Gauss se révèle d’abord à son maître d’école, qui lui donne à additionner tous les nombres de un à cent, ce qui devrait prendre un certain temps. Gauss, huit ans, donne vite la réponse – 5050 – en observant que cent et un font cent un, nonante-neuf et deux aussi, etc., soit cinquante fois cent un. Le maître convainc son père de l’inscrire au lycée, puis le jeune homme obtient une bourse, grâce au professeur Zimmermann, conseiller à la cour du duc de Brunswick. Un voyage en ballon lui fait voir la terre d’un point de vue nouveau : des points, des lignes, « la légère courbure de l’espace ». Pour Gauss comme pour Humboldt, « La lumière, ce n’est pas la clarté, mais le savoir ! »

     

    Kehlmann nous entraîne donc à la suite de ces hommes épris de connaissance et d’exactitude. Les aventures de l’explorateur sont plus spectaculaires que les intuitions du mathématicien, mais le romancier nous les rend proches, accessibles malgré leur solitude intellectuelle, faute d’interlocuteurs à leur mesure, et l’excentricité de leur comportement. « Des faits et des nombres, (…) eux seuls pouvaient peut-être sauver l’homme » pense Humboldt en prenant de l’âge. Pour Gauss, deux fois marié, ayant charge de famille et soucis de santé, « on ne marchait plus bien, on ne voyait plus aussi bien, et on pensait si lentement. Vieillir n’avait rien de tragique. C’était ridicule. »

  • Matins du monde

    L’écrivain Michel Le Bris, qui a créé il y a vingt ans le festival « Etonnants voyageurs » à Saint-Malo, a dû annuler l’édition de cette année en Haïti*, pour les raisons que l’on sait. En 2008, son roman La Beauté du monde a été retenu pour le Goncourt, attribué finalement à Atiq Rahimi pour Syngué Sabour. Pierre de Patience… La beauté du monde : comment résister au titre de ce gros roman ? 

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    http://www.safarimuseum.com/
    The Martin and Osa Johnson Safari Museum

    Les images, au début, de la savane africaine où s’ébranle un troupeau d’éléphants filmés par Martin Johnson, caméra à l’épaule, rappellent le film de Sidney Pollack inspiré par La ferme africaine de Karen Blixen, Out of Africa, lorsqu’elle vole en compagnie de Denys Finch Hatton. Si la Danoise est brièvement évoquée par Le Bris, son amant, en revanche, joue les délicieux confidents auprès d’Osa Johnson, l’héroïne, l’aventurière, l’âme du récit de Michel Le Bris après avoir été celle des films de son mari. Un couple qui a réellement existé.

    Modeste auteur d’un conte animalier et d’un récit pour adolescents, la jeune Winnie est engagée en 1938 pour écrire une biographie de la fameuse « légende moderne de l’Amérique ». C’est Osa qui a choisi cette jeune fille « jamais sortie de Wyaconda » parce qu’elle la jugeait capable de la comprendre vraiment, elle, une fille de Chanute (Kansas) devenue star. Et voilà Winnie au milieu du Tout-New-York : « Journalistes, photographes, chroniqueurs mondains, éditeurs, gens de cinéma, personnalités de la mode, membres du Muséum, gloires de l’exploration, ils étaient tous là, sous les lambris brillamment éclairés du Waldorf Astoria », où on expose aussi dans un décor « furieusement africain », la collection « Osafari » de vêtements de sport, avant l’entrée en scène d’Osa – « à elle seule, un album de clichés africains, un dépliant touristique, un catalogue de produits à l’africaine ».

    Les premiers contacts déçoivent Winnie : un regard « absent, et froid », une femme qui boit trop, à qui manque son mari, ce Martin Johnson qui un jour a cassé son rêve de jolie maison pour famille nombreuse, obsédé par l’idée de « partir, faire le tour du monde ». D’abord sept longues années de galère, raconte Osa, un premier film sur les cannibales, pour continuer là où s’était arrêté Jack London, dont Martin avait été l’élève et l’employé.

    Dans la “jungle urbaine” de New York, en 1920-1921, les Johnson attirent les regards avec leurs deux singes, Kalowatt et Bessie, qui ne les quittent pas. Martin est ambitieux. « Chevaucher la puissance du monde, ou se noyer ! » disait Jack London. Après le temps du livre venait celui du cinéma, pensait Martin. Quand un soir de 1920, il reçoit l’invitation de l’Explorer’s Club, à l’initiative de Carl Akeley, un naturaliste passionné par l’Afrique et le projet d’un grand Hall africain au Muséum, Martin exulte. « Comment expliquer, interroge Andrews, leur ami explorateur, que certains naissent ainsi, rongés de nostalgie, à croire qu’une part d’eux-mêmes leur manque, sans laquelle ils ne peuvent vivre, et qu’il leur faut traquer, en vain, jusqu’au bout du monde ? » Ce dernier rêve de retourner en Mongolie, dans le désert de Gobi dont il est tombé amoureux.

    Martin, à seize ans, a décidé de « vivre de la photo ». Dix ans plus tard, il a épousé Osa pour vivre son rêve avec elle. Tandis qu’il rencontre tous ceux qui peuvent l’aider à financer son grand projet – filmer les animaux sauvages en Afrique, « le Paradis, juste avant la Chute » –, Osa découvre la vie new-yorkaise dont Le Bris se plaît à reconstituer les ambiances, les personnalités en vue. La première partie du roman ressuscite l’époque, explicite les motivations, la longue préparation des Johnson à leur voyage au Kenya en 1921 et 1922.

    Et c’est ensuite, là-bas, que le roman se déploie. Aux descriptions très documentées du New York des explorateurs succède une aventure personnelle, la vie d’un couple en Afrique pour la première fois, le souffle coupé par « la beauté du monde ». A Nairobi, ils font la connaissance, entre autres, de Finch Hatton. Osa s’étonne des récits de chasse contés par tous les amateurs de vie sauvage. Pourquoi la violence se mêle-t-elle à l’approche et à l’admiration des animaux sauvages ? Plus douée que Martin pour la chasse, elle cèdera pourtant elle-même à l’ivresse du moment où le tireur ne fait plus qu’un avec sa cible.

    Le Bris raconte tout : les conditions et les problèmes matériels de l’expédition, les errements, les attentes, les rencontres, les émerveillements, les tournages manqués, les images inattendues. A travers la découverte de l’Afrique, peuples, animaux, paysages, c’est la quête des premiers âges du monde, du Jardin d’Eden, par un homme et une femme que cette expérience nouvelle tantôt unit tantôt sépare. C’est splendide. Nous partageons leurs matins du monde enchanteurs, leurs nuits aux aguets, un bain solitaire dans le lac « Paradis »« un lieu n’est pas un lieu si vous ne l’habitez pas ».

    La troisième partie de La Beauté du monde, plus courte, montre que le retour n’est pas si aisé après un tel périple : « Voyage-t-on, en vérité, pour voyager, ou pour avoir voyagé – et que des mondes naissent, au retour, dans les mots prononcés, les images montrées ? » Il faudra que le film, le récit prennent forme, que New-York les reçoive. A Winnie de raconter la légende des « amants de l'aventure », à Le Bris d’exprimer comment «  au mystère du voyage répondait d’étrange façon celui de la littérature ».

    * * *
    * « Mieux vaut allumer une chandelle dans l'obscurité,
    que maudire l'obscurité. »
     (Confucius) :
    l’appel à agir pour Haïti, à lire sur le blog de Doulidelle.

  • Entre deux mondes

    Stéphanos tient une petite épicerie sur Logan Circle à Washington. Il est le narrateur d’un roman émouvant de Dinaw Mengestu, Les belles choses que porte le ciel (2006, prix du Premier Roman étranger 2007, traduit de l’américain par Anne Wicke). Tous les jeudis, ses amis Joseph et Kenneth viennent l’y retrouver. Ils se sont connus dix-sept ans auparavant, quand ils étaient tous les trois de nouveaux immigrants engagés comme bagagistes au Capitol Hôtel. 

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    Kenneth est toujours bien habillé : ce grand Kenyan devenu ingénieur se soucie de la bonne tenue du commerce de son ami, le conseille, l’encourage à ouvrir sa boutique très régulièrement. Joseph – Joe du Congo – travaille à présent comme serveur et boit trop. Avec Stéphanos, d’origine éthiopienne, ils jouent depuis quelque temps « au coup d’Etat » : lancer un nom de dictateur africain, ensuite trouver le pays et l’année.

    L’arrivée d’une nouvelle voisine apporte un peu de sel à la vie routinière de l’épicier. Le quartier change. Judith – une Blanche dans ce quartier noir et pauvre ! – fait restaurer la belle maison de briques à quatre étages abandonnée depuis dix ans près de chez lui, et s’y installe avec sa fille métisse, Naomi. Mrs. Davis, qui habite en face, se méfie : « Pourquoi, d’après vous, une femme comme ça peut avoir envie de vivre ici ? » – « C’est un pays libre, Mrs. Davis. Les gens peuvent vivre où ils le veulent. »

    La fillette de onze ans vient bientôt traîner à l’épicerie de « Monsieur Stéphanos » et lui réclame des histoires. Quand il a lâché ses études pour ouvrir cette épicerie, il y a dix ans, Stéphanos a déçu son oncle, Berhane Sélassié, qui l’avait pris en charge à son arrivée et lui souhaitait un avenir brillant. « De fait, je n’étais pas venu en Amérique pour trouver une vie meilleure. J’étais arrivé en courant et en hurlant, avec les fantômes d’une ancienne vie fermement attachée à mon dos. Mon objectif, dès lors, avait toujours été simple : durer, sans être remarqué, jour après jour, et ne plus faire de mal à qui que ce soit. » Tenir une épicerie, c’était aussi avoir du temps pour lire – un livre tous les deux jours en moyenne.

    Un soir, Judith l’invite à dîner chez elle. En congé pour un an, elle enseigne l’histoire politique ; des disputes continuelles avec le père de Naomi les ont amenés à se séparer. Naomi une fois couchée, Judith montre toute la maison à Stéphanos. Quand il s’en va, elle l’embrasse brièvement. Comme le pressentaient ses amis, il en est tout « enamouré ».

    Son récit fait le bilan d’une vie qui s’englue, se ranime, se décourage, se reprend. Les bonnes résolutions sont précaires. Les rencontres heureuses semblent trop fragiles pour garantir un avenir. L’épicerie périclite. Joseph, l’ami de Stéphanos, lui a fait découvrir ce vers parfait dans L’Enfer de Dante : « Par un pertuis rond je vis apparaître / Les belles choses que porte le ciel. » Au professeur dont il suivait le cours sur le symbolisme de Dante, Joe avait expliqué « que personne ne peut mieux comprendre ce vers qu’un Africain » parce que c’est ce qu'ils ont vécu. « L’enfer quotidien, avec seulement quelques aperçus du ciel par moments. »

    Lumière des journées sombres, la petite Naomi procure au jeune épicier le pur bonheur de lire pour elle, tout haut, Les Frères Karamazov, entre les passages des clients, de plus en plus rares. Mais une lettre d’avocat l’a prévenu des trente jours qui lui restent pour évacuer les lieux, à la suite des loyers non payés – « prévisible », selon Kenneth.

    Nous découvrons peu à peu les circonstances dans lesquelles Stéphanos a dû quitter l’Ethiopie, l’arrestation de son père qui a menti sur l’âge de son fils aîné pour le protéger (à cause des tracts d’étudiants trouvés dans leur maison), ses premiers pas dans la société américaine. Nous suivons la relation entre Judith et son voisin avec les mêmes doutes et les mêmes craintes qu’eux. Noël est une période terrible pour qui a « conscience d’une existence solitaire et creuse ».

    Dans le quartier de Logan Circle, la tension monte. La restauration des maisons anciennes et l’arrivée de nouveaux arrivants plus riches entraînent leur lot d’augmentations du loyer, d’expulsions. Des pétitions sont lancées. Et bientôt des pierres. Dinaw Mengestu, né en 1978 à Addis-Abeba, a fui l’Ethiopie en pleine révolution deux ans plus tard, avec sa famille. A travers le personnage bouleversant de Stéphanos l’épicier, le journaliste américain devenu romancier raconte ce que c’est que de « vivre » ainsi. J’ai pensé en le lisant à La dernière larme du lac Kivu, de Patrick François, récit traversé des mêmes espoirs et des mêmes douleurs de l’exil.

    « Que disait toujours mon père, déjà ? Qu’un oiseau coincé entre deux branches se fait mordre les ailes. Père, j’aimerais ajouter mon propre adage à ta liste : un homme coincé entre deux mondes vit et meurt seul. Cela fait assez longtemps que je vis ainsi, en suspension. » Et aussi : « Nous essayons de faire de notre mieux. »