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Rechercher : octobre

  • Tatiana Tolstoï

    Il fallait que je revienne à ce petit livre lu en juillet 2004 dans le train de Moscou à Iasnaïa Poliana : Sur mon père de Tatiana Tolstoï, rédigé en français à l’occasion du centenaire de l’écrivain, en 1928. « En ma qualité de fille aînée, j’ai jugé qu’il m’appartenait de défendre la vérité. Je dois à la mémoire de mes parents de rompre aujourd’hui le silence. Douloureux devoir, certes, car il me faut révéler bien des choses qui, d’ordinaire, ne sortent pas du cercle intime d’une famille. »

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    Tatiana Tolstoï au chevet de son père en 1902

    Tatiana Tolstoï attire l’attention sur l’orthographe française de leur patronyme. « Il n’est toutefois pas sans intérêt de savoir que le nom de Tolstoï s’est toujours écrit en Russie : Tolstoy. Le jour où mon père, contrairement à son habitude, mit un i au lieu d’un y, sa parente Alexandra Andreevna Tolstoï le lui reprocha, en disant qu’il ne fallait pas enfreindre un usage consacré par plus d’un siècle. »

     

    Elle part de cette fameuse nuit d’automne où, à trois heures du matin, Tolstoï quitte secrètement et définitivement sa maison natale. (Il mourra quelques semaines plus tard d’une pneumonie, dans la petite gare d’Astapovo.) Pourquoi ? Pour fuir sa femme qui ne le comprenait pas ? Pour mener la vie simple à laquelle il aspirait, loin du monde ? « Mais il n’y a jamais dans la vie d’un homme une seule raison qui le pousse à commettre une certaine action plutôt qu’une autre. »

     

    Tatiana a été témoin de la vie de son père, avant et après sa crise religieuse. Elle était aussi la confidente de sa mère. Toute sa vie, Tolstoï a voulu « se rendre meilleur ». Moins d’un an après avoir épousé Sophie Bers, dont il était fou amoureux, il observe déjà dans son Journal que les joies de la vie de famille l’ont engourdi, l’absorbent au détriment des « hautes régions de la vérité et de la force ». Tatiana décrit sa mère comme « une nature pessimiste », souvent découragée, prompte à se désoler ; jamais elle ne s’était remise du choc que fut pour elle la découverte du passé de son mari. Sa fille la juge incapable de profiter des moments heureux, et « jalouse de tout et de tous ».

     

    Reprenant le point de vue de son père, sa fille écrit même : « Pauvre enfant ! Elle souffre de toutes ces incohérences qu’elle invente pour se torturer. » Sofia se faisait une certaine idée du mariage et de la famille ; quant à Tolstoï, il ne pouvait se limiter à être « mari et père ». Cependant, « les vingt premières années de leur ménage furent heureuses ». Ses parents s’aimaient, malgré leurs idées différentes. « Ma mère donnait à son mari le meilleur d’elle-même : toutes ses forces et son amour entier. »

     

    Tolstoï « ne prétendait aucunement imposer aux autres sa volonté ». Le déménagement à Moscou, pour les études des enfants, provoque en lui une crise morale. Le sens de sa vie le tourmente, il étudie les religions pour y trouver des réponses à ses questions. Il traduit et compare les Evangiles, et cela débouche sur une véritable conversion. Sa mère, moins douée intellectuellement, moins forte moralement, d’après sa fille, n’a pu le suivre dans cette voie.

     

    La fille aînée des Tolstoï insiste sur le fait que son père ne prêchait ni ne sermonnait personne – « Dans ces temps-là, nous ne le comprenions pas. Ses idées nous effarouchaient sans nous convaincre. » Sa richesse pèse à Tolstoï, il rêve de s’en dégager : « Donner ce que j’ai, non pas pour faire le bien, mais afin de devenir moins coupable. » Leur vie oisive et tranquille à côté de tant de misère lui est insupportable. Irritée par ses nouvelles idées, sa critique de l’Eglise orthodoxe, Sofia refuse de recopier certains textes. Tolstoï retourne alors à Iasnaïa Poliana pour retrouver le calme, ou chez des amis à la campagne.

     

    Leurs enfants assistent aux disputes où leurs parents se blessent mutuellement, « elle » défendant le bien-être de ses enfants et leur bonheur, « lui » son âme. Tatiana : « Je croyais fermement qu’il ne pouvait pas se tromper. Mais quant à cette Vérité qu’il avait trouvée, je ne savais trop ce qu’elle était. » Elle pensait que sa mère aurait dû se soumettre, ne comprenait pas sa résistance.

     

    On retrouve ici les événements relatés par Sofia Tolstoï dans Ma Vie, dont la mort de son dernier né – « Jamais ma mère ne se releva du coup qui lui avait été porté. » Sofia Tolstoï ne retrouvera plus jamais la sérénité, de plus en plus nerveuse, obsédée par ce qu’on dirait d’elle, et c’est une véritable torture morale pour Tolstoï qui rêve de la quitter mais ne peut l’abandonner.

     

    En juillet 1910, Tolstoï rédige un testament secret. Sofia soupçonne qu’on lui cache des choses, fouille dans les papiers de son mari. Il se met à tenir un Journal « pour lui seul », le garde sur lui. La nuit du 28 octobre, il surprend son épouse en train de fouiner dans son cabinet de travail et décide de s’en aller. Il lui écrit une lettre, emballe ses affaires, donne l’ordre d’atteler…

     

    Ses enfants reviennent alors à Iasnaïa Poliana prendre soin de leur mère désespérée. Seule Alexandra sait où se trouve Tolstoï. Quelle angoisse quand Tatiana apprend qu’il est malade, qu’il est mourant ! Un correspondant de La Parole russe leur envoie un télégramme : Tolstoï est chez le chef de gare d’Astapovo, avec quarante degrés de fièvre. Comme il n’y a qu’un train par jour dans cette direction, les Tolstoï commandent un train spécial et se mettent en route avec leur mère.


    A Astapovo, seule Alexandra est admise au chevet de son père, puis Serge, puis Tatiana que son père presse de questions sur sa mère : qui reste avec elle ? « Parle, parle, que peut-il y avoir de plus important pour moi ? » Elle espère qu’il finira par appeler sa femme auprès de lui, mais il craint que son cœur ne le supporte pas. Sofia en est malade : « Dire que j’ai vécu quarante-huit ans avec lui et que ce n’est pas moi qui le soigne quand il va mourir… » Serge recueille les derniers mots de son père : « Serge ! J’aime la vérité… beaucoup… j’aime la vérité. » Tolstoï est inconscient, le 20 novembre 1910, quand sa femme arrive enfin près de lui.


    Tatiana a aimé ses parents, tous les deux ; dans Sur mon père, elle a voulu raconter « l’humble vérité ». Sa mère a survécu neuf ans avant de mourir elle-même d’une pneumonie, entourée de ses enfants et petits-enfants. « Et qui prendrait sur lui de désigner le coupable ? L’esprit peut-il renoncer à défendre sa liberté ? Peut-on faire grief à la chair de lutter pour l’existence ? Peut-on reprocher à ma mère de n’avoir pas été capable de suivre son mari sur les hauteurs ? Ce fut encore plus son malheur que sa faute, et ce malheur l’a brisée. Et mon père était-il coupable d’avoir voulu sauver ce quelque chose dont « parfois il sentait la trace en lui », et de le sauver au prix de sa vie ? »

  • Autour de Train World

    L’estivale du 2 août dernier, « Schaerbeek à toute vapeur », m’a permis d’en apprendre davantage sur les alentours de Train World, où l’exposition Delvaux, prolongée une dernière fois jusqu’au 11 octobre, continue à cartonner. Le guide et historien d’art Christophe Mouzelard n’a pas manqué d’inciter les participants qui ne l’avaient pas encore vue à la visiter – un « must have ».

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    Sur la place Princesse Elisabeth face à la gare de Schaerbeek

    Après la distribution de récepteurs et d’oreillettes, la promenade débute devant la gare, sur le terre-plein de la place Nationale devenue place Princesse Elisabeth (pas l’actuelle, mais Élisabeth de Bavière) en 1900, l’année où elle a épousé le futur roi Albert Ier). Christophe Mouzelard n’a pas manqué de détailler l’histoire de cette petite station Helmet devenue gare de Schaerbeek.

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    Sur la place Princesse Elisabeth (vers l'avenue Huart Hamoir), le wagon installé pour l'exposition Delvaux

    Il nous a étonnés en signalant que si la place est bien schaerbeekoise, la gare, elle, se trouve sur la commune de Laeken, donc de Bruxelles-Ville, comme on peut le vérifier à l’Inventaire du patrimoine architectural (auquel il travaille par ailleurs). Serait-ce parce que Léopold II ne voulait pas changer de commune pour prendre le train en venant du château de Laeken? Rien ne le prouve.

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    De la place Princesse Elisabeth, vue vers l'avenue Princesse Elisabeth et l'hôtel communal au bout

    Une des six avenues rayonnantes qui partent de la place, l’avenue Princesse Elisabeth, ouvre une perspective impeccable vers l’Hôtel communal de Schaerbeek. C’est à l’ingénieur des travaux Octave Houssa qu’on doit les plans d’aménagement du quartier Monplaisir-Helmet, où nous nous trouvons.

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    A l'entrée de la gare, l'ancien dépôt des bagages

    Avant d’emprunter le souterrain qui mène aux quais, un coup d’œil au petit bâtiment à gauche de l’entrée de la gare : c’est l’ancien dépôt des bagages, conçu par le même architecte, J. F. Seulen, et dans le même style « relevant de l’éclectisme teinté de néo-Renaissance flamande » (IPA). Nous sortons à la voie 7, d’où l’on a un bel aperçu du site, pour d’autres explications sur la gare, les auvents d’origine, les signaux…

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    La gare vue du quai de la voie 7

    Nous découvrons que notre guide est un passionné du chemin de fer et de Train World : il rappelle les prouesses réalisées pour y amener deux locomotives exceptionnelles, la Pays de Waes et la 12 (la seule conservée sur six). Avant le choix de Schaerbeek pour ce fantastique musée du train, la SNCB avait proposé Ostende ou Tour & Taxis.

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    Avenue Mon Plaisir, trois maisons de J.V. Schaik

    En sortant de la gare, nous empruntons à droite l’avenue Mon Plaisir, du nom de l’ancien domaine Monplaisir où vécut Charles de Lorraine. Seul le côté schaerbeekois est bâti ; sur l’autre, un large trottoir bien aménagé longe le chemin de fer. L’immeuble d’inspiration art déco aux numéros 91-93 a été bien rénové, mais c’est à l’angle de la rue Maurice des Ombiaux (écrivain) qu’un ensemble de maisons mérite plus d’attention.

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    A l'angle de l'avenue Mon Plaisir et de la rue des Ombiaux, maisons de J.V. Schaik

    « Ensemble de six maisons de rapport de style éclectique mâtiné d’Art nouveau géométrique, architecte J. V. Schaik, 1909-1910 » (IPA) : de la façade en briques jaunes rehaussée de briques vertes jusqu’à l’angle et de même de l’autre côté dans la rue des Ombiaux (plan sur le site de l’IPA), ainsi que sur l’immeuble d’angle en face, nous observons la richesse de ces façades asymétriques et très travaillées.

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    45, avenue Mon Plaisir

    Plus loin, du 55 au 43, une belle enfilade de maisons bourgeoises de 1904 illustre le style éclectique alors en vogue. Leurs similitudes et leurs différences – toujours ce désir de se distinguer du voisin – sont dues à l’architecte A. De Craene. Le 45 a remporté le concours de façade organisé par la commune en 1906.

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    Enfilade de petites maisons, avenue Mon Plaisir

    Du 21 jusqu’à l’angle du boulevard Lambermont, une enfilade de six maisons beaucoup plus modestes mène à l’ancien hôtel « In het boerineke » (1907) qu’on ne peut manquer quand on passe à sa hauteur, à pied ou en voiture. De style néo-Renaissance flamande, bien restauré, il porte son nom à l’angle ; il suffit de lever la tête pour apercevoir sous le pignon la statue de « La petite fermière ». Avec ses briques orangées rehaussées de pierre bleue et ses ornements, ce bâtiment embellit l’entrée dans Schaerbeek.

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    A l'angle de l'avenue Mon Plaisir et du boulevard Lambermont, In het Boerineke

    Du pont van Praet (jadis métallique et tournant pour laisser passer les bateaux sur le canal, actuellement en béton armé et réaménagé pour permettre l’accès au centre commercial Docks Bruxsel), on a une vue d’ensemble du site ferroviaire. Puis nous revenons sur nos pas pour nous intéresser aux rues adjacentes.

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    rue Joseph Van Camp

    La rue Joseph Van Camp et la rue Max Roos portent les noms de deux industriels propriétaires des terrains sur lesquelles elles ont été tracées et bâties peu après 1900. Toutes les maisons de la rue Van Camp ont été construites pour Max Roos, une enfilade particulièrement cohérente. Rue Max Roos, des immeubles à appartements de style Beaux-Arts, d’inspiration française, laissent largement entrer la lumière. Quel contraste entre la façade claire du 45-47 et son opposée, noircie par le temps, alors qu’elle comporte les mêmes matériaux !

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    rue Max Roose, deux immeubles de A. Laenen (45-47 et 22)

    Le même architecte, Antoine Laenen, a dessiné ces trois immeubles d’angle dans les années 20, en pleine période art déco (comme celui de l’autre côté de la rue). Un nettoyage serait le bienvenu aussi à l’angle de la rue Georges Garnir : l’immeuble à appartements moderniste de l’architecte Josse Franssen, pour l’entrepreneur H. Ruttiens, date de 1945.

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    rue Max Roose (en face du 22 et 26-28)

    Décidément, il y a plus de découvertes architecturales à faire dans ce coin de Schaerbeek qu’on ne l’aurait cru – par exemple, une belle enfilade de maisons avec logettes dans l’autre tronçon de la rue Maurice des Ombiaux. De retour sur la place devant la gare, nous recevons des explications sur les maisons qui l’entourent et sur l’avenue Huart Hamoir dont j’ai déjà parlé par ailleurs.

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    rue Maurice des Ombiaux

    Suivons donc notre guide qui rappelle l’affaire Jacques Georgin, un assassinat politique en 1970 (une stèle mémorial est située plus haut dans l’avenue), et aussi l’affaire Dreyfus dont deux protagonistes ont donné leur nom à l’avenue Zola et à l’avenue Colonel Picquart qui partent de la place Princesse Elisabeth.

  • Virginia 1939-1941

    Et voici le dernier volume du Journal de Virginia Woolf. De sombres années – la guerre éclate – et si elle s’y sent vieillir, avec des accès de dépression, les hauts et les bas qui se succèdent dans son Journal depuis des années n’annoncent pas pour autant son suicide, le 28 mars 1941. Ses ultimes notes du 24 mars reflètent ses préoccupations habituelles, avec ces derniers mots : « L. est en train de tailler les rhododendrons… »

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    Portrait de Virginia Woolf par Gisèle Freund, 1939

    Mais revenons en janvier 1939. Peu avant ses 57 ans, Virginia se retrouve parfois « nez à nez avec l’idée de la mort et de la vieillesse » et se réjouit d’encore conjurer l’âge par son « génie créatif – toujours en ébullition ». Ce mois-là, la guerre d’Espagne fait la une : « Franco aux portes de Barcelone ». Dans l’autobus, Leonard et elle énumèrent les livres qu’ils voudraient écrire « s’il (leur) était donné de vivre encore trente ans. »

    Freud s’est réfugié à Londres, ils rencontrent à Hampstead ce « très vieux monsieur tout ridé et rabougri, avec des yeux clairs comme un singe » qui lui offre un narcisse. Ils parlent d’Hitler, de la guerre. Mais lors d’une soirée donnée par son frère Adrian, Virginia s’amuse : « C’est une sorte de libération qu’engendre le port d’un masque. On se grise, on s’abandonne au désir de n’être plus son « moi » habituel. Tom s’épanouit au milieu des lumières et de l’agitation, tout autant que moi. »

    Elle adore discuter, quitte à se retrouver « à bout de nerfs à force d’avoir parlé », alors elle reste des jours sans ouvrir son Journal. Le meilleur remède, pour elle, c’est d’aller se promener. En mars enfin, elle termine « la première mouture de Roger » : « Il se pourrait bien qu’il y ait dans ce livre un frémissement de vie… ou ne serait-il qu’un amas de cendre et de poussière ? »

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    Portrait de Leonard Woolf par Vanessa Bell (sœur de V. Woolf)

    Quand Leonard a de la fièvre et s’alite, elle s’inquiète ; une grippe, un rhume la dépriment. Les deux semaines à Monk’s House en avril sont marquées par les tensions politiques, les déclarations d’Hitler, les réactions : « Hommes, femmes, enfants, tous sont prêts à affronter la guerre, si guerre il y a. » – « Déclaration de Chamberlain à la Chambre aujourd’hui. La guerre n’est pas pour demain, je suppose, mais elle se rapproche. »

    Ses projets littéraires ? Ecrire « des livres courts, vifs, serrés » et « s’attacher aux livres de qualité » plutôt que lire des écrits quelconques ou trop bavards. Elle rend compte un jour d’une conversation intime : Leonard lui a dit « qu’il était plus attaché à (elle) que (elle) à lui », qu’il accordait plus d’importance qu’elle à leur vie commune et qu’il préférerait mourir le premier. « Selon lui, j’évolue beaucoup plus dans un univers à moi. »

    A Londres, la démolition des maisons voisines leur fait chercher un autre endroit à louer pour échapper au bruit. Ce sera le 37, Mecklenburgh Square. Mais c’est au 52, Tavistock Square qu’a lieu, en juin, la séance à laquelle nous devons les portraits de Virginia Woolf par Gisèle Freund, un coup de son amie Victoria Ocampo qui lui amène la jeune photographe parisienne avec « tout son attirail ». Virginia, furieuse, ne peut échapper à la séance de pose. Une après-midi odieuse et contrariante, écrit-elle, mais « une photographie grandeur nature, aux couleurs naturelles et pleine de vie. »

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    © Enslin Du Plessis (1894–1978), Mecklenburgh Square, Winter, Southampton City Art Gallery

    A la fin du mois, la mère de Leonard fait une chute, semble s’en remettre – « l’immortalité des vampires » note Virginia, consciente d’être cruelle mais soucieuse pour sa belle-sœur Flora qui « va se faire sucer son sang goutte après goutte pendant bien des années encore. » Mrs. Woolf décède quelques jours plus tard : « je regrette la mort de cette ardente vieille dame qu’il était si assommant d’aller voir. Tout de même, c’était un personnage (…) ».

    Leur séjour d’été à Monk’s House est un temps gâché par un différend au sujet de la serre souhaitée par Leonard et de son emplacement. Une fois de plus, Virginia juge intéressant « de décrire l’avènement de la vieillesse et la lente approche de la mort », « une expérience prodigieuse, pas aussi inconsciente, du moins dans son avènement, que la naissance. » 

    Le 1er septembre, Hitler attaque la Pologne. « La guerre fond sur nous ce matin. » Convaincus de vivre leurs dernières heures de paix, ils écoutent les nouvelles : « J’ai passé deux heures à coudre des rideaux. Un bon tranquillisant. » C’est la pire expérience de sa vie, son cerveau est en panne et elle sent « s’échapper tout le sang de la vie ordinaire ».

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    Portrait de Virginia Woolf par Gisèle Freund, 1939 (Portraits d'écrivains)

    Pour travailler, elle propose ses services au New Statesman, au Times. Leonard et elle redeviennent journalistes. L’atmosphère a changé, « tout est suspendu ». Elle note que sa main frissonne « comme une feuille de tremble », mais est bien décidée à ce que « Roger » soit « entre les mains de Nessa d’ici Noël – à tout prix. » « Il est impossible d’échapper à la guerre à Londres. (…) C’est un Moyen Age à rebours, où les grands espaces et le silence de la nature seraient transposés au milieu de cette forêt de maisons noires. » Ils séjournent de préférence à Rodmell qui leur offre « l’espace, la concentration, la liberté. »

    Contre le vieillissement, elle veut « aborder constamment de nouvelles choses. Casser le rythme, etc. » Son Journal de 1940, elle l’écrit sur de grandes feuilles volantes, non plus le matin, mais le soir : une « douleur oppressante dans la tête », incontrôlable ; une promenade à travers le marais, « un moment rare sur fond de guerre » ; les fortes gelées de l’hiver ; la rupture dans leur vie du fait de vivre à la campagne, « un changement beaucoup plus radical que n’importe quel déménagement. »

    Une mauvaise grippe en mars lui laisse « les jambes molles comme de la cire », elle voudrait se sentir plus vigoureuse. Actualité, rencontres, soucis familiaux, décès, écriture, le Journal relate les choses de leur vie, dont cette réflexion de Leonard un jour : « suffisamment d’essence dans le garage pour se suicider au cas où Hitler l’emporterait ». Ils discutent du suicide avec leurs amis. Parfois le désespoir les envahit.

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    La publication de la biographie de Roger Fry, en juillet, la trouble à l’avance – « Chacun de mes livres contient un peu de la fictive V. W. que je porte comme un masque de par le monde. » Son appréhension s’évanouit aux premiers compliments, comme à chaque fois.

    Les raids aériens se rapprochent de Rodmell. Un jour d’été, ils s’aplatissent sous un arbre sans oser traverser le jardin. Puis le calme revient, les parties de boules. Alertes, informations, brefs passages à Londres, la vie n’est pas drôle, mais elle est moins difficile à la campagne. Bien que les bombardements éprouvent les nerfs, elle arrive encore à écrire « P. H. » (futur Entre les actes), avec plaisir.

    En octobre, elle passe une bonne journée avec Vita, elles sont pleinement réconciliées. Virginia apprécie sa manière de vivre, son humour, son affection. La guerre a mis fin aux « corvées » mondaines, ce qu’elle juge positif. Ce mois-là Tavistock Square est bombardé, puis Mecklenburgh Square : ils sauvent des gravats quelques livres et objets – expérience de la dépossession –, les 24 volumes de son Journal sont sauvés.

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    « Je suis à présent une spécialiste du mental. Je veux jouir de chaque jour qui passe. » (15 novembre) En décembre, elle fait le bilan, note qu’elle a moins d’énergie qu’autrefois et la main qui tremble. « Et c’est une journée où chaque branche est d’un vert très clair et où le soleil m’éblouit. » Quelques jours après : « Je note avec un certain effroi que ma main se paralyse. Pourquoi ? Je l’ignore. »

    1941 commence sous la neige et des températures glaciales. Elle décrit encore une fois les collines, les arbres, se répétant un vers : « Posez votre dernier regard sur toutes choses charmantes… » (Walter de la Mare) Mais à la fin du mois de janvier, note avoir engagé la lutte contre la dépression – « Cette lame de désespoir ne réussira pas, je le jure, à m’engloutir ».

    Les pages du Journal s’espacent, ce seront les dernières : seulement trois dates en février, deux en mars. Le 8 mars : « Je note simplement ce mot de Henry James : « Observez inlassablement. » Observer les prémices de la vieillesse. Observer la cupidité. Observer mon propre découragement. »

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    Lettre d'adieu à Leonard (traduction)

    Le Journal est fini. Que dire des derniers jours ? Virginia Woolf a réussi à terminer Entre les actes, mais elle envoie des lettres très négatives à ses proches. A Vanessa : « L’horreur a recommencé. » Leonard est inquiet. Le 27 mars, il emmène Virginia chez une amie médecin. Le lendemain matin, elle se noie dans la rivière Ouse, des cailloux dans les poches – sa canne est restée sur la berge. On retrouvera son cadavre environ trois semaines plus tard. Leonard enterrera ses cendres sous un des grands ormes de Monk’s House.

     Relire le Journal de Virginia Woolf – 11

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  • Virginia 1923-1927

    Le Journal de Virginia Woolf de 1923 à 1927 éclaire la création de ses œuvres célèbres : Mrs. Dalloway (qu’elle appelle longtemps Les Heures) et La Promenade au Phare – et puis Orlando, inspiré par Vita Sackville-West, qui prend forme comme une histoire amusante à écrire, une détente par rapport aux essais. Le Journal aborde tant de sujets que je m’en tiendrai aux signets glissés çà et là dans ce volume trois.

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    Quelques jours après la mort de Katherine Mansfield, Virginia décrit sa réaction : « A cela, j’ai ressenti – quoi au juste ? Un brusque soulagement ? Une rivale de moins ? Puis de la confusion à constater si peu d’émotion. Et peu à peu un vide, une déception ; et enfin un désarroi auquel je n’ai pu me soustraire de tout le jour. Lorsque je me suis mise au travail, il m’a semblé qu’écrire n’avait aucun sens. Katherine ne me lirait pas. Elle n’était plus ma rivale. Puis un sentiment plus généreux me vint : Ce que je fais là, je le fais mieux qu’elle ne l’eût fait, mais où est-elle, elle qui faisait ce dont moi je suis bien incapable ! »

    En mars, Leonard Woolf devient directeur littéraire de La Nation : inattendu, et une sécurité financière bienvenue. A la fin du mois, ils se rendent en France puis en Espagne où ils séjourneront une semaine en Andalousie chez Gerald Brenan, un voyage d’un mois pendant lequel Vanessa s’installe avec sa famille à Monk’s House.

    Le reproche fait à Virginia par certains de ne pas savoir créer de personnages la préoccupe : a-t-elle le pouvoir d’exprimer la réalité ? n’écrit-elle que sur elle-même ? « J’aurais beau répondre à ces questions dans le sens le moins favorable, il ne m’en resterait pas moins cette fièvre d’écrire. » – « Pour en revenir aux Heures, je prévois que ce sera une lutte terrible. Le thème est si étrange et si puissant ! » (Elle veut y exprimer la vie et la mort, la raison et la folie, critiquer le système social.)

    Une autre fièvre la prend : « il nous faut quitter Richmond pour nous installer à Londres ». Elle voudrait en convaincre Leonard. A quarante ans passés, ses talents « ne vont plus se recharger d’eux-mêmes », la vie en banlieue ne la satisfait plus, elle a l’impression de « passer à côté de la vie ». Leonard « détient le vieil obstacle inébranlable : (sa) santé. » Virginia imagine tout ce qu’elle pourrait faire si elle n’avait pas chaque fois un train à prendre pour aller en ville et s’aventurer « parmi les humains ».

    « Aller toujours de l’avant, voilà mon principe pour vivre, et je m’efforce de le mettre en pratique, quoiqu’en paroles plus qu’en actions, je l’avoue. Ma théorie est que, lorsqu’on atteint quarante ans, on accélère le pas ou on ralentit. Inutile de dire ce que je préfère. »

    Un jour d’octobre, « à des fins psychologiques », elle raconte « un soir de pluie et de vent » où elle n’a pas trouvé Leonard à la gare. Folle d’angoisse, surtout après l’arrivée du dernier train qu’il était censé prendre, incapable d’attendre, elle décide de se rendre à Londres. A peine le billet acheté, voilà Leonard, « plutôt gelé et d’assez mauvaise humeur » – elle va se faire rembourser et pendant qu’ils rentrent, elle se dit : « Dieu merci, c’est fini. J’en suis sortie. Terminé. » L’expérience a été si étrange et intense qu’elle en souffrira quelques jours, elle a senti « comme une menace latente ».

    3 janvier 1924 : « Demain je monte à Londres, à la recherche d’une maison. » Le 9, elle signe un bail de dix ans pour le 52, Tavistock Square : « Londres, tu es le joyau des joyaux, le jaspe de la gaieté. »* – musique, conversations, amitiés, panoramas de la ville, livres, éditions, un je ne sais quoi d’essentiel et d’inexplicable, tout cela est maintenant à ma portée, alors que j’en ai été privée depuis août 1913, lorsque nous avons quitté Clifford’s Inn pour une série de catastrophes qui faillirent mettre fin à mon existence et qui, j’ose le penser, auraient fait le malheur de Leonard. » (* William Dunbar, Hommage à la Cité de Londres)

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    Tavistock Square

    Les Woolf se réinstallent à Bloomsbury à la mi-mars, dans cette grande maison de quatre étages où ils occupent les deux derniers, des avocats louant le reste, et la Hogarth Press le sous-sol. 5 avril : « Pourquoi tant aimer cette ville ? Elle est pourtant cruelle et son cœur est de pierre. » Les commerçants ne les connaissent pas, il faut s’habituer au bruit. Le Journal en pâtit, les notes s’espacent. Et puis, l’euphorie revient : « Londres vous ensorcelle. J’ai l’impression de poser le pied sur un tapis magique, de couleur fauve, et d’être aussitôt transportée en pleine beauté, sans même bouger un doigt. Les nuits sont étonnantes, avec tous ces portiques blancs et les larges avenues silencieuses. »

    Les Heures l’accaparent – « Et j’apprécie de pouvoir l’écrire à Londres, un peu parce que, comme je l’ai dit, toute animation me soutient, et parce qu’avec mon cerveau d’écureuil en cage, c’est une bonne chose que d’être empêchée de tourner en rond. Et puis je gagne infiniment à rencontrer des êtres humains quand je veux, sans attendre. Je puis entrer ou sortir en flèche, échapper ainsi à ma stagnation. » – « Leonard n’apprécie pas tellement que je me poudre le nez et que je dépense pour ma toilette. Tant pis ! J’adore Leonard. »

    Vita et elle sont de plus en plus proches. Son père l’invite à Knole en juillet – « Sa Seigneurie habite au cœur d’un énorme gâteau. » « Tous ces ancêtres et ces siècles, tout cet argent et cet or ont produit un corps parfait. Vita fait penser à un cerf ou à un pur-sang – sauf le visage, avec sa lippe ; elle n’est pas non plus d’une intelligence très vive. Mais pour ce qui est de son corps, il est parfait. » Virginia trouve sa nouvelle Séducteurs en Equateur « assez intéressante. Il est vrai que j’y vois mon propre visage. » « Oui, je l’aime bien, je la prendrais bien dans ma suite de façon permanente (…) »

    Mrs. Dalloway se termine – « Elle était là. » Au printemps 1925, les Woolf se rendent à Cassis. Au retour, Virginia replonge dans le courant, écrit, lit : « Ce qu’il y a de remarquable chez Proust, c’est cette combinaison d’extrême sensibilité et d’extrême acharnement. (…) Il est aussi solide qu’une corde de violon et aussi subtil que la poussière des ailes du papillon. » Certaines préoccupations reviennent. La mort : « J’aimerais quitter la pièce tout en parlant ; inachevée, une phrase banale resterait en suspens sur mes lèvres… » L’argent : « J’ai entrepris de gagner trois cents livres avec ma plume cet été, de quoi installer une salle de bain à Rodmell et un fourneau bouilleur. » Le succès de Mrs. Dalloway la rend plus dépensière : robe, collier de verroterie, nouvelles bottines pour se promener dans la campagne.

    Un mal de gorge, un rhume, et elle se réfugie « au plus profond de (sa) vie, c’est-à-dire de cette entière confiance entre L. et (elle) » où reprendre des forces. En décembre, elle s’impatiente : aucun signe de Vita. Le 21, après trois jours à Long Barn avec Leonard : « J’aime Vita. J’aime être avec elle, j’aime son opulence (…) Bref, elle est ce que je n’ai jamais été : une vraie femme. » Vita fera naître Orlando, « jeune noble ».

    Elle lui écrit si souvent que le Journal de 1926 ne commence que le 19 janvier, et le nouveau cahier, le 8 février, toujours en vue de ses mémoires – « A soixante ans j’entreprendrai d’écrire ma vie. » Virginia Woolf travaille à La promenade au phare : « j’écris maintenant plus vite et plus librement qu’il ne m’a jamais été donné de le faire dans toute ma vie ».

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    Le Journal de 1927 sera encore plus court, et aussi ses cheveux coupés : « J’ai pour la vie les cheveux courts. » Voyages à Cassis, en Italie. L’enthousiasme de Nessa pour La promenade au phare l’émeut : « Elle dit que c’est un portrait étonnant de notre mère ; par un portraitiste suprême. » Virginia se réjouit d’être enfin prise au sérieux, de peut-être devenir « un écrivain célèbre ». Elle dispose de son « premier argent personnel » et les Woolf, de leur première automobile. « Un automne très heureux. »

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