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Duras

  • Bars

    « Lui : Vous continuez à aller dans ces bars.

    Elle : Oui.

    Lui : Et à ne pas le dire, vous continuez aussi ?

    Elle : Aussi, oui. (Sourire) Ce que je préférais à tout c’était ces barmen dans ces hôtels vides… L’été ils n’avaient pas le temps de parler avec moi. Mais l’hiver, si. Dans les creux d’après-midi, à l’heure des affaires, on parlait. Ils connaissaient beaucoup de femmes qui étaient comme moi, qui allaient dans les bars. On parlait de ça.

    Lui : Vous n’aviez pas d’amants ?

    Elle : Non. Vous auriez préféré ? »

     

    Marguerite Duras, La Musica Deuxième 

     

  • Une soirée Duras

    Au rayon des souvenirs, une soirée inoubliable au Théâtre du Rond-Point Renaud-Barrault, le 20 mars 1985. Une organisatrice de voyages à Paris hors pair nous avait obtenu des places pour une première : la création de La Musica Deuxième dans une mise en scène de Duras elle-même, avec Miou Miou et Sami Frey. En relisant la pièce, tout me revient. La salle bruissante, le passage devant nous de Barbara avec ses lunettes noires, au bras de Jean Marais, la curiosité de découvrir sur les planches l’actrice de la bande à Patrick Dewaere face à l’amant de Romy Schneider dans César et Rosalie, dont la voix magique allait cette fois sortir d’un être en chair et en os. Que d’émotions !

     

     

    Hall d’un hôtel de province« ce hall est le secteur d’un cercle qui, sur le dessin achevé, coïnciderait avec la surface entière de la salle. Les spectateurs sont donc à l’intérieur de l’hôtel, dans le hall. » Michel Nollet et Anne-Marie Roche (trente, trente-cinq ans) sont revenus pour le prononcé de leur divorce, trois ans après leur séparation, dans cet hôtel d’Evreux où ils ont vécu le meilleur de leur amour, pendant quelques mois, avant de s’installer dans une maison qu’ils n’aimaient ni l’un ni l’autre. Lui entre le premier par la porte-tambour, demande à la Réception un numéro de téléphone à Paris. Elle arrive ensuite, reçoit un télégramme en même temps que sa clé, le lit. Quand le téléphone sonne, elle découvre sa présence. Une voix de femme en off, à peine audible, s’assure d’un retour à Paris le lendemain à l’heure dite. Le téléphone raccroché, il se retourne, ils se regardent. Il parle à son ex-femme des meubles encore au garde-meubles, il veut bien les lui expédier si elle le souhaite – elle ne sait pas encore.

     

    Lui, se levant : Pourquoi ne pas nous parler ?

    Elle : Pourquoi nous parler ?

    Lui : Comme ça, on n’a rien d’autre à faire.

    Elle fait une grimace de dégoût, d’amertume, de tristesse.

    Elle : Rien n’est plus fini que ça… de toutes les choses finies.

    Lui, après une hésitation : Si nous étions morts quand même… La mort comprise, vous croyez ?

    Il sourit. Elle ne sourit pas.

    Elle : Je ne sais pas… Mais peut-être, oui, la mort comprise.

     

    Le dialogue est lancé, le théâtre est devenu ce cercle où tout le monde joue, eux leur rôle, le public le sien, où tout le monde vit ces retrouvailles qui n’en sont pas entre un homme et une femme qui se sont aimés, s’aiment peut-être encore, se disent des choses banales et puis, doucement, réveillent leur histoire qui a mal tourné. Ils osent à peine se regarder, gênés. « Mais la curiosité est plus forte que la gêne. » Des questions brutales fusent.

     

    Lui : Vous vous remariez ? 

    Elle : Qu’est-ce qui s’est passé sur le quai de la gare ?

     

    Ils se souviennent des derniers mois, « l’enfer ».

     

    Elle : C’est quand même étrange, vous ne trouvez pas, qu’on se souvienne si mal ?

    Lui : Certains… moments paraissent mieux éclairés que d’autres… mais je crois que ce qui est derrière ces moments-là fait aussi partie de la mémoire… on ne le sait pas toujours.

    Elle, très directe, mais c’est comme si elle parlait de la mémoire en général et non pas de la leur. Et il y a des moments qui sont en pleine lumière.

     

    Auraient-ils dû vivre comme ça, à l’hôtel, sans s’installer ? Ils ont fait comme tout le monde : mariage, famille, maison, et puis le divorce, la fin. Mais ils ne savent pas tout de ce qui leur est advenu. Elle lui a caché une tentative de suicide. Des silences s’installent, il est de plus en plus tard, le personnel attend pour éteindre.

     

    Lui : Qu’ils attendent…

    Un silence long.

    Elle : Ca ne sert à rien de parler comme ça, il faut aller se coucher.

    Lui, c’est la première fois qu’il l’appelle par son nom : Anne-Marie… c’est la dernière fois de notre vie…

     

    Après avoir laissé passer du temps, elle se met à raconter, à parler d’un autre homme – « il y avait tous les hommes que je ne connaîtrais jamais » – qu’elle a rencontré dans un autobus, à Paris, qui l’a attendue plusieurs fois devant son hôtel. « Vous savez, c’est tout à fait terrible d’être infidèle pour la première fois… c’est… épouvantable. » Lui, il l’a suivie plusieurs fois quand elle se croyait seule, dans un cinéma, dans un bois – stupéfait qu’elle ne lui dise rien, le soir, de ces sorties solitaires, de cette vie secrète. Sur le quai de la gare, il a voulu la tuer, il avait acheté une arme.

     

    Sur un air de Duke Ellington, on passe de La Musica (1965) à La Musica Deuxième, un second acte écrit vingt ans après le premier. Sans entracte – juste deux minutes où la lumière baisse, où les comédiens fument dans la pénombre, se reposent. De nouveau, une voix de femme au téléphone, inquiète, à qui l’homme répond : « Elle est là. Nous sommes dans le salon de l’hôtel. (Un temps) Nous sommes désespérés. » Le dialogue reprend entre Michel Nollet et Anne-Marie Roche, qui reconnaissent dans les paroles de l’autre des traits de caractère, des affleurements de leur histoire passée. Parfois le tutoiement revient entre eux, brièvement. Dans la deuxième moitié de la nuit, de leur dernière nuit ensemble, « ils se contrediront, ils se répéteront. Mais avec le jour, inéluctable, la fin de l’histoire surviendra », écrit Duras.

    Monique Verdussen, dans une chronique intitulée « Deux actrices de cinéma vont au théâtre, à Paris et à Nanterre » (Jane Birkin dans La Fausse Suivante et Miou Miou dans La Musica), notait le contraste entre « Sami Frey, si violent et si élégant, passionné mais désespéré, très maître de lui et de l’espace scénique » et Miou Miou, malhabile, appliquée, « gauche de ses mains et incertaine de son corps dès qu’elle se trouve debout. Emouvante. Petite souris cherchant refuge. » (La Libre Belgique, 30-31 mars 1985) Faiblesses positives, conclut-elle à propos des deux comédiennes alors inexpérimentées sur les planches (une première au théâtre pour Miou Miou), maladresses et fragilités jamais fortuites. Passé si présent, par la grâce d’une coupure de journal glissée dans un livre, d’une date inscrite sur une page de garde, et surtout d’un texte de Duras qui n’a pas pris une ride.

  • La voici

    « C’est une gloriette qui donne sur le parc vers les tennis. Il y a un piano droit près du divan, Anne-Marie Stretter joue le Schubert. Michael Richard a éteint
    les ventilateurs. L’air pèse tout à coup sur les épaules. Charles Rossett sort, revient, il s’assied sur les marches du perron. Peter Morgan parle de s’en aller,
    il s’allonge sur le divan. Michael Richard, accoudé sur le piano, regarde Anne-Marie Stretter. George Crawn est près d’elle, assis, les yeux fermés. Le parc
    sent la vase, c’est la marée basse sans doute. Le parfum poisseux des lauriers-roses et la fade pestilence de la vase, suivant les mouvements très lents de l’air, se mélangent, se séparent.
    La phrase musicale est déjà deux fois revenue. La voici pour la troisième fois. On attend qu’elle revienne encore. La voici. »

    Marguerite Duras, Le vice-consul

     

    Chères lectrices, chers lecteurs de Textes & prétextes,

     

    Pour vous tenir compagnie – la lumière du Midi m’appelle –, je vous ai concocté huit rendez-vous en mon absence. Une pause printanière. Si l'un ou l'autre billet vous inspire, n’hésitez pas à laisser un commentaire au passage, je serai ravie de le découvrir d’un cybercafé ou à mon retour.

    Amicalement.

     

    Tania

     

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  • Se perdre à Calcutta

    Lire Marguerite Duras, c’est lire autrement et même écouter. « Marguerite pense
    que la parole est un bruit humain et pas seulement un message intellectuel. Si elle s'obstine à écrire, c'est parce qu'elle croit que, par-delà les mots qu'elle utilise, elle peut atteindre une autre réalité, indicible. (...) Cette conception de l'écriture, elle la nommera l'approche de l'ombre interne, là où se situent les archives du soi »
    , commente Laure Adler dans sa passionnante biographie de Duras. La relire, avec son écriture syncopée, son maniérisme, c'est entrer dans son rythme et laisser parler l’imagination puisque le lecteur, comme l’auteur, selon l'écrivaine, doit créer l’histoire qui n’est pas faite, disons, pas explicite. Le vice-consul (1965), un roman à lire donc aussi entre les lignes pour inventer, rêver.

     

    Duras, Le Vice-consul lu par M. Lonsdale.JPG

     

    Ils sont trois à se perdre à Calcutta : la mendiante (déjà présente dans Un barrage contre le Pacifique), le vice-consul, Anne-Marie Stretter (femme de l’ambassadeur de France). « Elle marche, écrit Peter Morgan. » Première phrase. Un des amis d’Anne-Marie écrit un livre sur une jeune fille chassée par sa mère parce qu’elle est enceinte. Elle ne trouve pas la direction de la Plaine des Oiseaux dont on lui a parlé, retourne chez elle à Battambang, s’y prosterne devant ses parents qui l’ignorent, repart.

     

    A l’ambassade de France, on invite en dernière minute à la réception l’ex-vice-consul à Lahore, Jean-Marc de H. Cela fait cinq semaines qu’il a été rappelé à Calcutta après de graves « incidents », il y attend sa prochaine affectation. Il observe les allées et venues d’Anne-Marie Stretter qui traverse le parc de l’ambassade, qui fait donner de l’eau fraîche et les restes aux affamés de Calcutta, qui abandonne sa bicyclette contre le grillage des tennis. Charles Rossett, depuis peu aux Indes, examine avec l’ambassadeur le dossier du vice-consul qui a reconnu les faits qu’on lui reproche. Il a tiré dans les jardins de Shalimar, il y a eu un ou des morts (personne ne précise), on parle de dépression nerveuse. Selon M. Stretter, c’est « dans l’enfance » qu’il faut chercher une explication. Et pour tenir le coup à Calcutta, en période de mousson, se rendre dans les îles, conseille-t-il à son nouveau premier secrétaire. Sa femme va régulièrement à la villa sur le delta, avec ses amis  anglais – d'aucuns disent ses amants. « Tout Calcutta sait-il ? Tout Calcutta se tait. Ou ignore. »

     

    La mendiante accouche vers Oudang. Dès qu’elle le peut, elle se remet en route, suit le Mékong. Elle a entendu parler d’enfants adoptés. Malgré un pied blessé, elle arrive au marché où viennent parfois des femmes blanches. Elle sourit à l’une d’elles, accompagnée de sa fille, les suit jusqu’à leur villa, leur fait comprendre par gestes qu’elle ne peut garder l’enfant. « C’est fait : l’enfant a été prise et emmenée à la villa. » La jeune fille se repose dans le jardin, observe ce qui se passe entre la femme, la fille et l’enfant. On lui apporte à manger, de quoi soigner son pied. Après, elle s’en ira pour Calcutta. Peter Morgan veut rendre compte de sa faim, de cette marche pendant dix ans, de la misère et de la folie de la mendiante. « J'ai connu personnellement cette femme, dira Marguerite, j'avais dix ans. Elle me faisait très peur. » (Laure Adler)

     

    Avant la réception, le vice-consul se rend au Cercle où il est attendu par le Directeur. Ils se racontent leurs souvenirs d’école, « le bonheur gai » des mauvaises blagues de potaches. Puis il faut mettre un smoking pour se rendre à l’ambassade : Anne-Marie Stretter, en noir, accueille les invités près du buffet. Charles Rossett raconte au vice-consul ce qu’on sait d’elle : elle lit beaucoup, elle s’occupe de l’éducation de ses trois filles, elle s’éloigne souvent pour quelques jours, elle a des amants. Il y a dix-sept ans, l’ambassadeur l’a enlevée à un administrateur général, c’est une femme « irréprochable » – « Rien ne se voit, c’est ce que j’appelle irréprochable à Calcutta ».

     

    Charles Rossett invite la femme de l’ambassadeur à danser, c’est ce qu’il faut faire lorsqu’on est reçu à l’ambassade. Elle lui parle de livres, de la lumière, de Venise, de la musique ; elle joue du piano. Il y a beaucoup d’hommes autour d’Anne-Marie Stretter, l’ambassadeur lui-même invite Charles Rossett à se joindre au cercle des intimes qui l’accompagnent à la villa. Le vice-consul dont tout le monde parle, effrayé par sa réputation, son visage au regard mort, sa voix blanche, danse lui aussi avec elle et lui parle un peu. A elle, peut-être, il dirait de ce qui s’est passé à Lahore. Quand la femme de l’ambassadeur distribue des roses aux invitées, le signal du départ, le vice-consul s’attarde, insiste pour terminer la soirée avec elle, avec ses amis. Mais elle refuse – « je prends la vie légèrement » – et il se fait éconduire, crie et vocifère dans la rue, sans que personne ne s’en émeuve vraiment à part Charles Rossett, à qui le vice-consul s’est confié.

     

    Marguerite Duras, avec la mendiante devenue folle sur les chemins d’errance ou dans la boue des fleuves, évoque l’Inde des miséreux à ciel ouvert, en contraste avec l’ambassade et ses jardins entourés de grillages pour tenir à distance lépreux et mendiants, l’hôtel Prince of Wales et son luxe, la villa du delta. Les personnages du Vice-consul vont d’un endroit à un autre, leurs mouvements sont indiqués, leurs gestes. (Un scénario de commande, Nuit noire Calcutta, matrice du roman, a déclenché son désir de devenir cinéaste.) Dans leurs conversations, ils parlent souvent des autres. La souffrance afffleure, ne s’exprime pas. Duras disait de ce roman « qu'il était le premier de sa vie, le plus difficile, le plus risqué car il énonçait l'amplitude du malheur sans jamais évoquer les événements visibles qui l'avaient provoqué.  » (Laure Adler, Marguerite Duras, VI. Les traités de la perdition : de Lol V Stein à Aurelia Steiner) L’un est amoureux, l’autre plein de désir, une femme verse des larmes mais prétend que ce n’est rien. Et finalement rien n’est dit. C’est étrange et envoûtant, ce manège des apparences, de la vie mondaine, et celui des secrets soigneusement gardés, dans la misère aussi, chacun dans son brouillard de solitude.

  • Quatre cahiers

    Conservés dans « les armoires bleues de Neauphle-le-Château » où elle a longtemps vécu, les quatre Cahiers de la guerre de Marguerite Duras contiennent des ébauches de récits, des souvenirs, le journal de sa vie pendant la guerre et des textes divers, inédits jusqu’en 2006. Duras avant Duras.

    Le cahier rose marbré, le premier, prépare Un barrage contre le Pacifique (1950), inspiré par le désastre de sa mère en Indochine. Enseignante et veuve de fonctionnaire, celle-ci avait cru leur fortune faite en obtenant du gouvernement général une concession de rizières. Toutes ses économies y étaient passées. Mais elle ignorait que la mer, régulièrement, noyait ces terres, et que les crabes auraient raison, jour après jour, des barrages qu’elle ferait construire pour protéger les plantations.

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    La mère et l’argent émergent de ces années-là, indissociables : « (…) ma mère nous avait inculqué un sentiment quasi sacré de l’argent. Sans lui, on était malheureux. » Quand Marguerite a quatorze ans, son frère aîné, qui étudiait en France, revient. Habituée aux coups de sa mère, « quand ses nerfs la lâchaient », elle doit subir alors la violence du frère aîné, ses injures à ce point continuelles qu’elle écrit à leur sujet : « Je ne peux les entendre sans qu’il me monte jusqu’à l’âme le goût même de ma jeunesse, elles ont le nimbe des étés passés à jamais, des colères vives et crues de mes quinze ans. »

    Cette enfance sauvage ne lui permet pas de s’intégrer dans la société blanche de Saigon, où elle découvre avec étonnement « l’amabilité » - « Je la croyais l’apanage de la richesse et du bonheur. » Sourire, bavarder, Marguerite ne l’a pas appris, et au pensionnat d’Etat où sa mère veut qu’elle fasse de bonnes études - « Je croyais en ma mère à l’égal de Dieu » - son arrogance, son accoutrement (casque colonial puis feutre d’homme, escarpins noirs vernis, robes sacs décolorées par les lessives) la séparent des autres.

    Elle-même se décrit comme « petite et assez mal faite », « brûlée par le soleil » et le visage ingrat, taciturne et buté où traîne un « mauvais regard que ma mère qualifiait de venimeux. » Un Annamite, pourtant, s’intéresse à elle, le personnage de L’amant (1984). Laid et ridicule aux yeux de Marguerite, Léo a le chic pour s’habiller à l’européenne, il a vécu à Paris, et surtout il possède une magnifique voiture, une Morris Léon-Bollée. Son argent fait rêver la famille Donnadieu, qui cherche à en tirer le maximum de profit, bien que la mère interdise à sa fille de coucher avec Léo, ce qui la déclasserait irrémédiablement. « Je pensais qu’un jour je ne serais plus battue ni insultée, qu’on m’écouterait, que je serais belle et brillante, riche, que je ne circulerais que dans des limousines, que peut-être quelqu’un d’autre que Léo m’aimerait. »

    Dans les cahiers suivants, préparatoires de La Douleur (1985), il s’agit principalement de l’attente angoissée, interminable, du retour de Robert Antelme, que Marguerite Duras a épousé en 1939. Résistant, il a été arrêté et déporté en 1944. A la fin de la guerre, partout en France, les femmes, les mères, comme elle, guettent un signe de vie des prisonniers. Les jours passent, sans information. Certaines jouent les courageuses, d’autres désespèrent, sans honte : « Les gens qui attendent avec dignité, je les méprise. Ma dignité attend aussi, comme le reste, elle a bien le temps de revenir, s’il est mort, ma dignité n’y pourra rien. » Même lire, Marguerite n’y arrive plus. « Je n’en peux plus. Je me dis : il va arriver quelque chose ce n’est pas possible. Je devrais raconter cette attente en parlant de moi à la troisième personne. Je n’existe plus à côté de cette attente. » Plus loin, « S’il meurt, la beauté du monde meurt et il fera nuit noire sur ma terre. »

    Quand il réapparaît, Robert Antelme, qui écrira L’Espèce humaine, un des livres-clés de la littérature concentrationnaire, ne pèse plus que trente-huit kilos et ne supporte qu’un peu de bouillie. Après trois semaines de repos et de soins, il recommence à manger, et c’est tout le spectacle de sa digestion qu’elle décrit crûment, en détail, fascinée par les quantités dont il se remplit, dont il se vide, dans une lente et bouleversante reconstitution de soi.

    Puis viendront des heures claires, près de l’enfant qu’elle a de Dionys Mascolo (avec qui elle vit après son divorce d'avec Antelme dont elle a eu un enfant mort-né). « Il a ri de nouveau et j’ai engouffré ma tête dans la capote de la voiture pour capter tout le bruit du rire. Du rire de mon enfant. » Dionys qui peut passer des heures à regarder la mer explique « que c’était à force de regarder un même spectacle, sans cesse renouvelé, qu’on arrivait à passer de la curiosité à l’intérêt, que c’était cela, voir. » C’est lui aussi qui la met au défi : « Un jour viendra où je répondrai à Dionys une phrase définitive. Cela fait quatre ans que je la cherche, mais je ne l’ai pas trouvée. » Duras est à la recherche de la phrase juste, cette phrase dont on dit aujourd’hui, « c’est du Duras ».

    « On ne dit pas devant moi du mal de Duras » explique Dominique Autié sur son blog où j’ai emprunté la photo de Duras. Pourquoi cette photo ? Parce que ce soir-là, le 28 septembre 1984, j’étais sur un lit d’hôpital, en soins intensifs, et qu’une bonne fée fit en sorte qu’on m’amène dans mon box une télévision pour me distraire de la seconde nuit que je devais y passer. Je me souviendrai toujours de cette magie : Duras, seule invitée de Pivot pour Apostrophes, concentrée sur ses réponses, parlant de son œuvre, de l’art et de la mort. Il y a parfois du concret qui nous relie à un écrivain, comme le montre bien Pierre Assouline dans une note récente à propos du manteau de Proust.