Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Textes & prétextes - Page 480

  • Merveilles

    « J’ai déjà raconté les merveilles des trains russes, les petites gares couleur de fraise ou de pistache où ils s’arrêtent, au milieu des forêts, leurs samovars fumants, la géométrie originale des couchettes et le pique-nique interminable mais bien ordonné que l’on consomme à bord des longs parcours, sous les yeux maternels d’une hôtesse qui veille à tout et arrange tout. Ce que je n’ai pas encore révélé, c’est la magnificence de leurs billets, aussi ornés que des billets de banque, affublés du nom pompeux de « documents de voyage », enfermés dans des étuis multicolores ; ce sont de parfaits souvenirs, avec votre auguste nom en lettres cyrilliques, les heures de départ et d’arrivée, le numéro de votre passeport et une infinité de données qui en font un document unique de votre existence. Seul le cachet du visa sur votre passeport peut rivaliser avec lui. » 

    rumiz,aux frontières de l'europe,récit,littérature italienne,monika bulaj,est,europe,russie,rencontres,frontière,culture

    « J’ai reçu beaucoup plus que je n’ai donné. J’ai rencontré quelques salauds, mais les personnes que j’ai trouvées sur mon chemin étaient en grande majorité de braves gens. Beaucoup d’entre elles, surtout les plus pauvres, étaient promptes à offrir à l’étranger un toit sous lequel dormir et à lui faire un petit bout de conduite sur la route. Mais de toutes ces choses, les plus précieuses peut-être, il ne reste plus rien. Sauf des bribes de notes dispersées à travers sept carnets. Je me demande si je serai vraiment en mesure de restituer la densité humaine de ce voyage. »

    Paolo Rumiz, Aux frontières de l’Europe

     

  • Vertikalnaya Evropa

    L’Europe verticale : Paolo Rumiz, écrivain voyageur pour qui Trieste est davantage base que ville, la parcourt de l’Arctique à la Méditerranée dans Aux frontières de l’Europe (La frontiera orientale dell’Europa, traduit de l’italien par Béatrice Vierne). Un « véritable slalom géant aux confins orientaux de l’Union européenne » ou comme il l’écrit aussi dans « Après le voyage », synthèse qu’il commence à rédiger dans le train pour Odessa, trente-trois jours après son départ, « un parcours en zigzag sur la fermeture éclair de l’Europe », déjà six mille kilomètres au compteur (il lui en reste mille). 

    rumiz,aux frontières de l'europe,récit,littérature italienne,monika bulaj,est,europe,russie,rencontres,frontière,culture
    Photo © Le Figaro

    Quand Rumiz fête ses soixante ans, le 20 décembre 2007, la frontière Schengen tombe : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie et Malte entrent dans la Communauté européenne. Avec des amis, il a fait la bringue dans une auberge au milieu des bois, tout près d’un poste frontière piétonnier. Ensemble, avec des Slovènes arrivés de leur côté à minuit, ils réduisent en pièces le poteau « historique » en blanc, rouge et bleu, et un ami juif lui lance : « Et maintenant, vieux barbichu, elle va te manquer, cette foutue frontière ».

    Prophétique pour ce Triestin « posé entre des langues et des cultures, entre la mer et la montagne » et qui rêve de « terres sauvages ». Point de départ : Kirkenes en Norvège où il est arrivé en autocar, « au fond d’un fjord qui a l’air d’un lac ». Six kilos de bagage pour voyager léger et se déplacer facilement. Kirkenes est limitrophe avec la Russie, la Finlande et la banquise arctique. Monika Bulaj, sa compagne de 42 ans, photographe et écrivain, qu’il va accueillir à l’aéroport, est née à Varsovie, parle russe et « possède un talent inné : se faire accepter » partout et par tous. 

    rumiz,aux frontières de l'europe,récit,littérature italienne,monika bulaj,est,europe,russie,rencontres,frontière,culture
    Source : 
    http://blogs.tv5.org/.a/6a00d83452081969e20147e3a445a9970b-320wi

    Le bateau où ils embarquent pêche des crabes géants, monstres introduits par des scientifiques russes dans les eaux de la péninsule de Kamchatka et qui s’y sont multipliés en dévorant tout sur leur passage, jusqu’aux algues des fonds marins. Ces crabes peuvent peser jusqu’à vingt kilos et font les délices des restaurants norvégiens. Le commandant avec qui Paolo sympathise lui offre un gros poisson pour lui souhaiter bon voyage : « dans le Grand Nord, un poisson est un fameux cadeau, c’est le symbole antique de la chrétienté, qui dans le monde russe ne doit jamais être refusé. » Il passera à l’est avec une morue argentée suspendue à son sac à dos.

    Une carte manuscrite de Paolo Rumiz, au début de son récit, permet de suivre son itinéraire le long ou de part et d’autre de la frontière orientale de l’Europe, et d’y repérer les étapes essentielles, les lieux, les régions aux noms anciens, les fleuves et les paysages. En minibus, avec d’autres, ils passent les différents contrôles : « Ici, Poutine n’a pas d’Etats tampons entre lui et la forteresse européenne, ce qui fait que la frontière est encore celle de 1945, embouteillée de militaires ». 

    rumiz,aux frontières de l'europe,récit,littérature italienne,monika bulaj,est,europe,russie,rencontres,frontière,culture

    De longues heures de route avant d’atteindre Mourmansk : dans un carnet, Rumiz note ce qu’il voit par la fenêtre, décrit les voyageurs, ses impressions. Dans « la ville la plus septentrionale du monde », il arrive assez fatigué – « à mon âge, voyager sac au dos par les transports publics, c’est de la folie. Mais tant pis. C’est lors des attentes que l’on rencontre le monde. » A la gare où ils achètent leur billet vers le Sud, prise de conscience soudaine des distances : Saint-Pétersbourg est à 27h32’, Vologda à 36h51’, Astrakhan 65h39’…

    « Nous sommes en juin et il fait aussi froid qu’au mois de mars. » Il tremble sous ses vêtements légers. Borée, Barents, Kola, Mer Blanche, Carélie, Baltique, Terres du milieu, La cité des « K », Vistule, Niemen, Carpates, Dniestr, Mer Noire, les titres des treize chapitres balisent ce périple hors du commun, loin des itinéraires de voyages organisés. Des terres boréales où vivent les « vrais hommes » éleveurs de rennes à la douce Podolie (en Ukraine, au-delà des Carpates) où coule le Dniestr, fleuve qu’il juge encore plus grandiose que la Loire ou le Rhin, l’Europe descendue quasi à la verticale est surtout une succession de rencontres exceptionnelles. 

    rumiz,aux frontières de l'europe,récit,littérature italienne,monika bulaj,est,europe,russie,rencontres,frontière,culture

    « A l’est, c’était mieux. Davantage de fraternité, de communication, de curiosité. » Paolo Rumiz et Monika n’oublieront pas Alexandre, l’orphelin sorti de prison ; Mariusz, l’écrivain polonais du lac Onega, l’homme-loup ; Alia, veuve et magicienne des blinis, qui vit du troc ; Adamov, Estonien russophone, leur chauffeur improvisé ou Rita et Volodia, deux vieux Russes qui les accueillent en Lettonie – entre autres. « Le peu qui reste de l’âme européenne habite ici, près des oubliés. Les Russes, les Slaves, les Juifs qui ne sont plus là ; peut-être les Tziganes. »

    « En Russie, tant pis pour qui salue quelqu’un, s’il n’a pas quelques heures à lui consacrer, parce que ce quelqu’un répondra certainement à son salut et l’invitera à fraterniser. » Ni cours d’histoire ni cours de géographie, Aux frontières de l’Europe est une succession d’expériences et surtout de rencontres. Raconter, écouter, apprendre, comprendre. « Chemin faisant. »

  • Sans toi

    Château de Sissinghurst,
    Kent.
    Dimanche 25 avril [24 avril 1932]

    « Ma chère, lointaine, romantique Virginia – oui, effectivement, je regarde la lune se refléter dans les flaques d’eau boueuse de l’Angleterre et je me demande où tu es : en train de glisser au large de la côte damalte (c’est ce que je me dis par moments,) de dépasser Corfou et Ithaque, (et oh Dieu ! quelles associations d’idées tous ces lieux représentent pour moi !) et puis le Pirée et Athènes – (des souvenirs encore) et puis, qu’est-ce qui t’arrive ? car je ne sais rien du tout, voilà la vérité, - l’intérieur de la Grèce, je suppose, lequel reste une région inconnue de moi jusqu’à présent – et a toutes les chances de le rester à moins que je ne m’y rende avec Ethel [Smyth], ce qu’à Dieu ne plaise. Pourquoi ne m’as-tu pas demandé de t’accompagner ? J’aurais tout jeté au gré des vents et je serais venue. Mais tu ne m’as rien demandé.

    En attendant, je cultive mon jardin, mais avril me prive de toutes les joies promises : le vent ne cesse de faire rage à toute heure, et la pluie se déverse presque sans arrêt. Un avril aussi sinistre n’avait jamais encore désolé l’Angleterre. Sois donc heureuse de t’ébattre au soleil (du moins je l’espère) de la Grèce.

    J’en suis contente en ce qui te concerne, mais l’Angleterre est vide sans toi. »

    (…)

    Vita Sackville-West à Virginia Woolf, Correspondance 1923-1941 

    Vita-Sackville-West 1934.jpg
    Vita Sackville-West in 1934. Photograph: BBC/Corbis


  • Se voir, s'écrire

    De Téhéran encore : « La Perse a pris une teinte magenta et pourpre : des avenues d’arbres de Judée, des buissons de lilas, des torrents de glycines, des hectares de pêchers en fleur. (…) Et c’est là, qui sait ?, l’une des raisons pour lesquelles j’aime mieux les femmes que les hommes, (même platoniquement,) parce qu’elles se donnent plus de mal pour façonner l’amitié et qu’elles sont plus expertes en cet art ; c’est vraiment leur affaire ; les hommes sont trop gâtés et trop paresseux. » (Vita, 8/4/1926) 

    vita sackville-west,virginia woolf,correspondance,1923-1941,lettres,littérature anglaise,littérature,écriture,amour,culture

    Vita Sackville-West rentre en Angleterre pour l’été, c’est le bonheur des retrouvailles : « Chère Mrs. Woolf, Je tiens à vous dire quel plaisir j’ai eu à passer ce week-end avec vous… Ma Virginia chérie, tu ne peux savoir combien j’ai été heureuse. » (17/6/1926) Elle repart pour la Perse à la fin du mois de janvier. Virginia travaille : « J’ai fermé la porte aux mondanités, je me suis enfouie dans un terrier humide et sinistre, où je ne fais rien d’autre que lire et écrire. C’est ma saison d’hibernation… » (5/2/1927) 

    vita sackville-west,virginia woolf,correspondance,1923-1941,lettres,littérature anglaise,littérature,écriture,amour,culture

    L’enthousiasme de Vita pour l’Asie centrale ne faiblit pas, Virginia lui écrit de Cassis où les Woolf passent leurs vacances pour lui annoncer sa nouvelle coiffure à la garçonne. De retour à Long Barn en mai, sa « très chère petite mule West » est enchantée par la lecture de La promenade au phare. Elle rassure Virginia à propos de ses autres amies : « J’aime te rendre jalouse ; ma chérie, (et je continuerai à le faire,) mais c’est ridicule que tu le sois. » (4/7/1927) 

    vita sackville-west,virginia woolf,correspondance,1923-1941,lettres,littérature anglaise,littérature,écriture,amour,culture
    Photo : http://www.smith.edu/libraries/libs/rarebook/exhibitions/images/penandpress/large/11a_orlando_gaige.jpg 

    Virginia Woolf entreprend alors d’écrire Orlando, son fameux roman inspiré par Vita. En mars 1928 : « ORLANDO EST FINI !!! N’as-tu pas senti une espèce de saccade, comme si on t’avait brisé le cou samedi dernier à une heure moins 5 ? » Quand elle l’aura lu, Vita se dira « éblouie, ensorcelée, enchantée, comme sous l’effet d’un envoûtement », elle en est bouleversée. Virginia lui a fait parvenir le jour de sa publication un exemplaire spécialement relié à son intention et la réponse enthousiaste de Vita lui vaut un télégramme en retour : « Ta biographe est infiniment soulagée et heureuse. » Virginia lui offrira aussi le manuscrit, légué par Vita à Knole (National Trust).

    vita sackville-west,virginia woolf,correspondance,1923-1941,lettres,littérature anglaise,littérature,écriture,amour,culture

    Les Nicolson en poste à Berlin, Virginia ira cette fois leur rendre visite, au grand plaisir de Vita, mais elle en reviendra avec la grippe et malade pour des semaines. Vita s’en désole, prend régulièrement de ses nouvelles, lui décrit la délicieuse Pensione qu’ils ont dénichée pour leurs vacances à Rapallo – « Pourquoi vit-on ailleurs que dans le Sud ? »

    vita sackville-west,virginia woolf,correspondance,1923-1941,lettres,littérature anglaise,littérature,écriture,amour,culturehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Ch%C3%A2teau_de_Sissinghurst

    Ce sera un grand soulagement lorque Harold Nicolson démissionnera de la carrière diplomatique pour d’autres activités en Angleterre. Vita se lance bientôt dans la restauration du château quasiment en ruine de Sissinghurt, à laquelle elle consacre beaucoup de temps, ce qui ne l’empêche pas de voyager avec Harold, notamment pour des conférences aux Etats-Unis. Les années passent et les deux femmes continuent l’une et l’autre à écrire, avec succès, à se voir et à s’écrire.

    vita sackville-west,virginia woolf,correspondance,1923-1941,lettres,littérature anglaise,littérature,écriture,amour,culture
    Vita et Virginia à Monk's House, 1933

    Les restrictions à l’approche de la seconde guerre mondiale touchent davantage les Woolf à Londres que Vita à la campagne, au moins dans un premier temps. Elle leur envoie du beurre, du pâté pour Noël. Quand Virginia s’inquiète de ce que devient leur amitié, Vita la rassure : « Ma Virginia chérie, tu es très haut sur les barreaux de l’échelle – toujours » (25/8/1939) 

    vita sackville-west,virginia woolf,correspondance,1923-1941,lettres,littérature anglaise,littérature,écriture,amour,culture

    Dans leur entourage, la curiosité s’exprime de temps à autre sur la vraie nature de leur relation, questions que Vita et Virginia éludent. Leurs maris savent pertinemment à quoi s’en tenir ; les autres, ça ne les regarde pas. « Il faut que je me procure un assortiment d’encres teintées – lavande, rose, violette – pour nuancer la signification de ce que j’écris. Je constate que je t’ai donné à entendre beaucoup de significations erronées en ne me servant que d’encre noire. C’était une plaisanterie – ce sentiment que nous dérivions loin l’une de l’autre. Mais c’était sérieux, ce désir que j’avais que tu m’écrives. » (Virginia, 19/1/1941) 

    vita sackville-west,virginia woolf,correspondance,1923-1941,lettres,littérature anglaise,littérature,écriture,amour,culture

    Rien ne laisse supposer à Vita que ce sont leurs derniers mois de correspondance. La dernière lettre de Virginia, le 22 mars, parle de perruches : « Est-ce qu’elles meurent toutes en un instant ? Quand pourrons-nous venir ? Dieu seul le sait – » Six jours plus tard, Virginia Woolf se noyait dans l’Ouse. Longtemps après, Vita écrivit à Harold qu’elle aurait pu la sauver – « si seulement j’avais été sur place et si j’avais pu savoir l’état d’esprit vers lequel elle évoluait. »

  • Plutôt fâchée

    Lundi [7 juin 1926]                                                    52 Tavistock Square, W.C. 1

    « Pas grand-chose de nouveau. Plutôt fâchée – Aimerais avoir une lettre. Avoir un jardin. Avoir Vita. Avoir 15 petits chiots à la queue coupée, 3 colombes, et un peu de conversation. La soirée chez les Sitwell a été un four noir. J’en avais fait mention pour te donner à croire que tu étais une péquenaude – et ça a marché. Ça m’a confirmée dans mon opinion que les réceptions des autres ont un mystère et une aura que les nôtres n’ont pas. Ecris-tu de la poésie ? Si oui, alors explique-moi où est la différence entre cette émotion-là et l’émotion de la prose ? Qu’est-ce qui te porte vers l’une, et pas vers l’autre ?... » 

    Virginia Woolf à Vita Sackville-West, Correspondance 1923-1941 

    Virginia_Woolf,_Tavistock_Square,_London.JPG

    Buste de Virginia Woolf à Tavistock Square, Londres,
    par Stephen Tomlin (installé en 2004)