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états-unis - Page 2

  • Jeu dangereux

    Dans Le jeu des ombres (Shadow Tag, 2010, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez), Louise Erdrich raconte la crise d’un couple et d’une famille,  en quelques mois de 2007 à 2008. La narration se partage entre le carnet bleu et l’agenda rouge tenus par Irène, à la première personne, et le récit d’un narrateur externe. Irène America et Gil, son mari peintre, ont trois enfants : Florian, Stoney et Riel.

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    Le jeu est dévoilé dès la première page : depuis la naissance de Florian en 1994, Irène écrit au jour le jour dans un agenda rouge comme celui que Gil lui avait offert alors pour y consigner sa première année en tant que mère. Les anciens sont cachés au fond d’un tiroir et le dernier, elle le sait, Gil s’est mis à le chercher et à le lire afin de découvrir si elle le trompe. Aussi tient-elle à présent un second journal, le « véritable », dans un carnet bleu pour lequel elle a loué un coffre à l’agence bancaire, et c’est là qu’elle écrit en secret.

    En son absence, Gil descend de son atelier pour ouvrir le tiroir du bureau de sa femme au sous-sol. La veille, elle a noté dans l’agenda rouge quelques observations sur les enfants et puis cette phrase : « Je crois que je vais perdre la tête à cause de ce que je fais. » Gil est curieux et furieux de ce que sa femme lui cache. « De dix ans sa cadette », Irène est le sujet de ses tableaux « dans toutes ses incarnations – mince et virginale, une jeune fille, puis femme, enceinte, nue, dans des poses sages ou franchement pornographiques. » Ses portraits se vendent très cher et l’ont rendu célèbre. Gil est fier de pouvoir faire vivre sa famille grâce à son travail.

    Mais depuis des années, leur amour est devenu douloureux, jusque dans leur façon plus violente de faire l’amour. Sa femme lui semble indifférente à son égard et pourtant « Irène avait dû l’aimer énormément pour lui donner des enfants alors que ses racines tribales – un méli-mélo de Klamath, de Cree et de Chippewa sans terres du Montana – n’étaient pas reconnues. » Irène et lui boivent de plus en plus, et trop, ils s’en rendent compte.

    A table, Gil interroge les enfants sur leur journée. Stoney, six ans, a peint. « Euh, des décors. Pour une pièce. » Son père lui demande de reformuler sans « euh » et par une phrase entière, l’enfant vacille, Irène vient au secours de son fils timide. Quand Gil veut savoir où en est son travail sur les ours bruns, Stoney corrige : sur les loups. A ce moment, Irène se souvient d’avoir noté les ours par erreur dans l’agenda et se sent mal. Riel, leur fille, s’inquiète aussitôt pour sa mère, qui monte se faire couler un bain chaud : elle aime le contact de l’eau, sa nudité, la solitude – exister sans être observée l’apaise. Les chiens dorment dans l’entrée, au pied de l’escalier.

    Irène est une femme impressionnante, « élancée, grande, brune de peau », les cheveux en bataille, un maquillage vif quand elle sort avec Gil. Le lendemain, pendant que Gil s’occupe du petit déjeuner, elle rassemble les affaires des enfants, prépare leurs sacs, enfile un énorme manteau pour les emmener à l’arrêt du bus, puis prolonge la promenade avec les chiens, en réfléchissant. « Si Gil ne savait pas qu’elle savait qu’il lisait son journal, elle pouvait y écrire des choses visant à le manipuler. Et même à lui faire du mal. Elle se dit qu’elle commencerait par un simple essai, un hameçon irrésistible. »

    Poser pour Gil lui pèse de plus en plus, vu la manière dont il la représente. « L’image n’est pas la personne, songea-t-elle, ni même l’ombre d’une personne. » Tous deux boivent durant les séances à l’atelier pour supporter la tension. Irène voudrait que Gil retourne voir un psy. Elle regrette que sa mère Winnie Jane, une ojibwé, ne soit plus là. Gil, en s’appropriant son image, marche sur son ombre et elle a beau s’écarter, « impossible de dégager cet écheveau d’obscurité de sous son pied. »

    Le jeu des ombres raconte leur relation de plus en plus difficile et la manière dont leurs enfants, qui le ressentent, se rapprochent les uns des autres pour se rassurer. Chacun a ses trucs : Florian, doué pour les maths, se passionne pour la science ; Stoney dessine ; Riel s’intéresse à son héritage indien et demande à sa mère de le lui transmettre. Dans un désarroi profond vis-à-vis de Gil, dont elle souhaite se séparer, Irène rencontre par hasard May et découvre qu’elle est sa demi-sœur. Quelqu’un qui la soutiendra ?

    La peinture occupe une grande place dans la vie du couple et dans le roman, mêlée à l’amour-haine qui s’exaspère entre mari et femme et inquiète leurs enfants. Que veut vraiment Irène et comment Gil va réagir, espérant qu’elle renonce à l’éloigner, c’est l’enjeu de cette histoire, une guerre psychologique où chacun des protagonistes a sa part secrète.

  • Blessure cachée

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    Siri Hustvedt,  Extraits d’une histoire du moi blessé, 2004 (Plaidoyer pour Eros)

  • Essais personnels

    La quatrième de couverture de Plaidoyer pour Eros de Siri Hustvedt, dont je vous ai présenté les premiers textes il y a peu, annonce avec justesse qu’elle y dresse « avec autant de simplicité que d’humanité la cartographie d’une vocation impérieuse, indissociable d’un parcours très personnel ». Ce recueil d’essais comporte en effet beaucoup plus d’éléments personnels que je ne m’y attendais, et cela dès le premier, Yonder, où elle évoquait son enfance.

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    Siri Hustvedt & Paul Auster © Sébastien Micke (source)

    A la lecture du titre « Franklin Pangborn : apologie d’un comparse », ne connaissant pas cet acteur américain, j’étais prête à sauter le texte quand j’ai repéré un début de paragraphe autobiographique : « Quand j’étais enfant, ma Norvégienne de mère manifestait un respect des formes… ». Par exemple, ne jamais disposer de bougies à table sans avoir allumé les mèches, pour qu’elles soient entamées. Deux pages plus loin, l’empreinte maternelle se concrétise : « devenue une adepte zélée du ménage », Siri Hustvedt aime organiser et ranger, elle explique pourquoi, avant de revenir au personnage titre.

    « Huit jours en corset » est beaucoup plus amusant : elle y raconte une expérience de figurante, avec sa fille, dans le film Washington Square réalisé par une amie, la réalisatrice Agniezka Holland. Habillée d’un corset, d’une crinoline et d’un jupon, elle manque s’évanouir une fois son corset ajusté ; on lui apporte de l’eau et du raisin, elle se remet. Voilà Siri Hustvedt engagée dans une réflexion sur l’image de soi dans le miroir – une vision qu’elle n’aime pas – et sur la sensation très particulière ressentie dans ce corset, sur son air de « girafe à bouclettes » une fois coiffée, sur son rapport avec les vêtements. C’est à la fois drôle et intéressant.

    Etre une femme et parfois, dans ses rêves, un homme, cette ambivalence lui est familière : Hustvedt le raconte dans « Etre un homme ». Rendre visite à sa fille au camp lui sert d’entrée en matière pour « Quitter sa mère » où elle revisite aussi ses propres souvenirs d’enfance. New York, sa ville d’élection depuis les études à Columbia, est au centre de « Vivre avec des inconnus » sur son expérience de citadine. Dans « 9/11 : le 11 septembre, ou un an après », elle raconte comment elle a vécu ces événements et comment les New-Yorkais se sentaient un an plus tard. Comme d’habitude, elle développe un point de vue original dans son commentaire sur les attentats.

    « Les Bostoniennes : propos personnels et impersonnels » m’a donné fort envie de relire ce gros roman d’Henry James lu vers mes vingt ans et dont j’avais complètement oublié la couverture Folio typique du féminisme de ces années-là. Sept cents pages en petits caractères, mazette ! (Cela devrait exister, un site d’archives qui montrerait la succession des illustrations choisies par les éditeurs au fil des années, on y reconnaît des époques.) Siri Hustvedt écrit qu’elle a vécu « des années en compagnie des personnages et des récits de James » et qu’ils ne la quittent pas. Sa lecture de L’ami commun de Charles Dickens – Siri Hustvedt a rédigé une thèse sur Dickens à Columbia en 1986 – m’a laissée en dehors de « Charles Dickens et le fragment morbide ». Je n’ai pas lu ce roman.

    Plaidoyer pour Eros se termine avec « Extraits d’une histoire du moi blessé ». On y apprend que Siri Hustvedt est née prématurément et a passé quinze jours en couveuse. « J’ai été séparée de ma mère pendant les premiers jours de ma vie et je pense aujourd’hui que cette expérience se trouve à l’origine d’une personnalité particulière. » Elle dit avoir toujours porté en elle « l’impression d’être blessée » et  relie cette impression à diverses problématiques vécues : les nombres qui la faisaient souffrir « terriblement », la solitude durant ses années d’école où elle était harcelée (un mot qu’elle n’emploie pas), des migraines depuis l’âge de vingt ans – « mon système nerveux était instable », entre autres.

    L’autrice raconte des moments forts qui ont marqué sa destinée, son plaisir à lire et à écrire, des rencontres. A plusieurs reprises, dans le recueil, elle parle de Donald Woods Winnicott, pédiatre et psychanalyste britannique dont les idées l’ont aidée. J’ai pris un plaisir particulier à son récit du 23 février 1981 : sa première rencontre avec le poète Paul Auster (le romancier m’est familier, il serait temps de lire ses poèmes). Ils ont souvent parlé ensemble du besoin d’écrire – « Mon mari a dit souvent : « Ecrire est une maladie. » ». Ella a « peur d’écrire, aussi ». « Le moi blessé est-il le moi qui écrit ? Le moi qui écrit est-il une réponse au moi blessé ? » Bref, un recueil d’essais à lire, si l’on s’intéresse à cette écrivaine si singulière, à la littérature, à l’exploration du « moi ».

  • Exactement

    hustvedt,siri,plaidoyer pour eros,littérature anglaise,etats-unis,essais,réflexion,enfance,famille,érotisme,sexualité,gatsby le magnifique,fitzgerald,culture« Après le décès de mormor [grand-mère maternelle en norvégien], je suis sortie avec ma mère de notre maison dans le Minnesota, et elle m’a dit que le plus étrange, dans la mort de sa mère, c’était que ne fût plus là quelqu’un qui n’avait jamais voulu pour elle que ce qu’il y avait de mieux. Je me rappelle exactement où nous nous tenions, debout dans le jardin, quand elle a dit cela. Je me souviens du temps estival, de l’herbe un peu roussie par la chaleur, de la forêt à notre gauche. C’est comme si j’avais inscrit ses paroles dans ce paysage en particulier, et ce qui est curieux, c’est que, pour moi, elles y sont toujours inscrites. »

    Siri Hustvedt, Yonder (Plaidoyer pour Eros)

    Rik Wouters, Femme écrivant (détail)

  • Yonder, Eros, Gatsby

    Laissons Tchekhov un moment, le temps d’ouvrir Plaidoyer pour Eros de Siri Hustvedt (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf) : une douzaine d’essais, un genre où elle excelle. Dans les deux premiers – Yonder (mot anglais souvent traduit par « là-bas ») et Plaidoyer pour Eros –, la réflexion générale est reliée à son expérience personnelle. Le troisième, Les lunettes de Gatsby, propose une lecture très intéressante du célèbre roman de Fitzgerald. Ils datent de 1997-1998 (avant Souvenirs de l’avenir et Vivre penser regarder).

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    « Mon père m’a demandé un jour si je savais ce que signifie yonder. J’ai répondu qu’à mon idée, yonder était synonyme de there, là. Il a souri et m’a dit : « Non, yonder, c’est entre ici et là. » Cette brève explication lui revient souvent à l’esprit, lié à l’image qu’elle s’en fait : du haut d’une colline, elle regarde un arbre isolé dans la vallée, entre ici et au-delà, yonder tree. « Le fait qu’ici et  glissent et s’inversent en fonction de l’endroit où je me trouve a pour moi quelque chose d’émouvant dans la double révélation qu’il apporte des relations ténues entre les mots et les choses, et de la miraculeuse flexibilité du langage. »

    A partir de là, Siri Hustvedt remonte à son enfance, quand sa carte personnelle ne comptait que « deux régions : le Minnesota et la Norvège, mon ici et mon là. » Née aux Etats-Unis, elle a parlé norvégien, la langue maternelle de sa mère et des grands-parents de son père, avant de parler anglais. L’autrice explore la part de Norvège dans sa vie, aussi liée à « mormor », sa grand-mère maternelle (le mot norvégien signifie « mère-mère »). Yonder évoque l’espace maternel et l’espace paternel dans lesquels elle a grandi. Ses lectures y ont leur place, et aussi « les lieux de la lecture », voire de l’écriture : « La fiction vit dans une zone frontière entre le rêve et la mémoire. »

    Le texte éponyme, Plaidoyer pour Eros, est né d’un échange sur le règlement qui venait d’être promulgué au collège d’Antioche  [collège privé dans l’Ohio] selon lequel, sur le campus, un consentement verbal était nécessaire à chaque étape d’une rencontre sexuelle. Siri Hustvedt examine la complexité du désir physique, distingue liberté sexuelle et érotisme, se rappelle quelques expériences personnelles au « théâtre » de la séduction : « La sincérité n’est pas en cause ici ; presque tous, nous jouons « pour de vrai ». Par le langage des vêtements et des gestes, par la parole elle-même, nous nous imaginons tels que l’autre personne nous verra, faisant d’elle le miroir de notre propre désir […] ». Elle appelle à « ne pas oublier l’ambiguïté et le mystère, à reconnaître dans les affaires du cœur une constante incertitude. »

    Dès l’entrée en matière des Lunettes de Gatsby, j’ai bu du petit lait en lisant comment Siri Hustvedt évoque « la magie de ce livre », lu et relu : « Gatsby le Magnifique a laissé aussi sa trace dans mon oreille – la trace d’une musique enchantée, de chuchotements, de rires, et de la voix de la narration même. » J’ai souvent ressenti, dans la fiction romanesque et aussi au cinéma, dans quelques films, ce charme particulier qui nous enveloppe quand le narrateur ou la narratrice nous conduit dans l’intrigue du roman. Et en particulier ce Nick Carraway qui nous raconte l’histoire de Gatsby, son voisin.

    Hustvedt n’avait pas été surprise, en apprenant dans une introduction à une édition de poche, « que Fitzgerald en avait écrit une première version à la troisième personne. Le fait de réduire le récit à la voix d’un personnage qui fait partie de l’histoire permet à l’auteur d’habiter plus pleinement les interstices de ce récit. » Des détails qui n’en sont pas, « l’homme aux yeux de hibou » ou les « yeux binoclards » de T.J. Eckleburg sur un panneau publicitaire, sont soulignés dans cette merveilleuse analyse de Gatsby le Magnifique, un éloge de la fiction et de la manière dont celle-ci devient « réelle » pour ses lecteurs.