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écriture - Page 4

  • Stefansson, Asta

    Jón Kalman Stefánsson raconte dans Ásta (Saga Ástu, traduit de l’islandais par Eric Boury, 2018), l’histoire d’Helga et Sigvaldi, ses parents, mêlée à celle d’Ásta. Ils ont trouvé son prénom dans Gens indépendants, un roman de Halldor Laxness qui les avait fait pleurer. En voyant que sans la dernière lettre, il restait « Ást » (« amour » en islandais), Helga avait accepté le choix de Sigvaldi : « La vie d’Ásta était née de l’amour et elle grandirait entourée d’amour. » Voilà pour les bonnes intentions. Le roman a un sous-titre : « Où se réfugier quand aucun chemin ne mène hors du monde ? »

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    Helga, à peine dix-neuf ans, et Sigvaldi, son aîné « d’une bonne dizaine d’années » ont déjà une petite fille de sept mois quand Ásta est conçue, ils vivent à Reykjavik dans un logement confortable en sous-sol. Les marins faisant grève, cet ouvrier « courageux et robuste » est à présent peintre en bâtiment. Très amoureux de sa femme, il ne résiste pas quand elle lui fait des avances – les scènes de sexualité, crûment décrites, sont nombreuses.

    « Et trente ans plus tard, Sigvaldi tend un peu trop loin le bras avec son pinceau sur son échelle, il perd l’équilibre et en quelques secondes, son corps s’abat sur le trottoir. » Il ferme les yeux, les rouvre, se revoit petit garçon courant et riant, « ses paupières se ferment. » Le défilé des images d’autrefois continue. Une vieille femme pose ses cabas à terre près de lui et lui parle en norvégien – il est en Norvège, à Stavanger, où il habite avec sa seconde épouse, Sigrid, et avec Sesselja, la fille d’Ásta.

    Puis vient la « première lettre d’Ásta », adressée à son « amour » qui s’en est allé. Elle vit à Reykjavik rue Njálsgata, au-dessus de l’appartement d’Anna et Gudmundur qui ont deux enfants, et du sous-sol habité par sa « chère » Björg. Tard le soir, elle écrit à son amant qu’elle l’aime encore et souffre de son absence. Stefánsson  prévient ses lecteurs : « Si tant est que ça l’ait été un jour, il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire, ou comme on dit, du berceau à la tombe. Personne ne vit comme ça. » Son récit sera discontinu de bout en bout. Pour lui, « nous vivons tout autant dans les événements passés que dans le présent. » Il se demande s’il a eu raison de commencer par la conception d’Ásta…

    La voilà soudain « au début des années soixante-dix », « internée en psychiatrie dans une banlieue de Vienne après une tentative de suicide ratée ». Ásta est à Vienne depuis six mois pour étudier le théâtre avec un spécialiste de Bertolt Brecht. Elle a perdu sa nourrice, qui l’a élevée quand sa mère l’a abandonnée, ensuite « celui dont elle préfère ne jamais prononcer le nom » et maintenant sa sœur aînée : « Ceux qui sont aimés des dieux meurent prématurément. »

    L’auteur cite un passage du poème « A ceux qui viendront après nous » :

    Dans les livres anciens, il est dit ce qu’est la sagesse :
    Se tenir à l’écart des querelles du monde et, sans crainte,
    passer son peu de temps sur terre. » (Brecht)

    Sa sœur lui avait envoyé neuf lettres, presque toutes écrites à l’hôpital, et « Ásta n’en a envoyé que trois en retour. » Son aînée ne le lui reprochait pas, elle la savait très occupée par ses études.

    « Si… seulement tu avais la moitié de la gentillesse de ta sœur, tu es aussi invivable que ta gorgone de mère, lui avait dit un jour Sigvaldi, leur père, ou plutôt, il  l’avait vociféré, il l’avait crié, au moment où il avait jeté Ásta dans la cage d’escalier de l’immeuble de la rue Skaftahlid, deux ans après qu’elle avait emménagé chez lui. »

    En psychiatrie, elle passe ses plus belles journées depuis la fin brutale de son enfance, à quinze ans. Après avoir été une élève modèle, elle était devenue une ado rebelle, victime d’un mauvais gars, envoyée pour travailler l’été chez un paysan des fjords de l’Ouest, en guise de redressement. A la vie chaotique d’Ásta se mêle l’histoire de son père, avant sa chute fatale.

    Des moments heureux se glissent entre les drames de leur vie. Comme dans les autres romans de Stefánsson , une bande-son accompagne le récit, ainsi que de nombreuses lectures. Sexe, violence, alcool, mais aussi de la poésie, des instants de contemplation, de complicité, des aurores boréales… Cà et là, des grossièretés – « Tu iras loin avec ta chatte » –, des aphorismes – « Le quotidien est la pierre sur laquelle nous bâtissons notre existence. »

    Ásta pâtit, à mon avis, de ce méli-mélo où Stefánsson  nous entraîne à sa manière, avec des débuts de phrase ou des questions en guise de titres. Le texte m’a semblé parfois creux : « Quand il faut rentrer le foin, il faut le rentrer. » Ou « Ça fait du bien à l’être humain d’attendre. Ça le pousse à réfléchir un peu. Et une personne qui réfléchit comprend mieux la vie. » Je suis restée à distance, cette fois. Plus enthousiastes, voici les critiques de Télérama et de Libération. Et vous, qu’en avez-vous pensé ?

  • Garder le silence

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    – Ecrire.
    Cette activité lui semblait être « la quadrature du cercle » – le terme exact qu’il avait employé. En effet, on écrit avec des mots et lui, il recherchait le silence. Une photographie peut exprimer le silence. Mais les mots ? Voilà ce qui aurait été intéressant à son avis : réussir à créer le silence avec des mots. Il avait éclaté de rire :
    – Alors, vous allez essayer de faire ça ? Je compte sur vous. Mais surtout, que ça ne vous empêche pas de dormir.
    De tous les caractères d’imprimerie, il m’avait dit qu’il préférait les points de suspension. »

    Patrick Modiano, Chien de printemps

  • Auster, Baumgartner

    Une fois relu Moon Palace, j’ai ouvert avec une certaine émotion le dernier opus de Paul Auster (1947-2024), Baumgartner (2023, traduit de l’américain par Anne Laure Tissut, 2024). Christine Le Bœuf, la traductrice attitrée des romans de Paul Auster (de L’invention de la solitude à Dans le scriptorium) est décédée en février 2022. Co-fondatrice d’Actes Sud avec Hubert Nyssen, son mari et elle étaient devenus des amis d’Auster et de Siri Hustvedt. Si je m’y attarde, c’est que ce changement de traductrice se ressent. Il m’a fallu du temps pour m’y habituer, en me posant des questions comme celle-ci : quelle est la phrase originale traduite par « Après que Baumgartner a rêvé ce rêve, quelque chose commence à changer en lui », qui ouvre le chapitre trois ? Et comment Christine Le Bœuf l’aurait-elle traduite ?

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    S. Fogg, le héros de Moon Palace, est âgé de dix-huit ans quand il commence des études universitaires à Columbia. S. T. Baumgartner, la septantaine, enseigne encore à l’université de Princeton (New Jersey). Lui aussi signe avec les initiales de ses deux prénoms, Seymour et Tecumseh, le nom d’un chef shawnee que son père plaçait « au-dessus de tout autre Américain » (comme on le découvrira au chapitre quatre), « tout sauf un nom orthodoxe pour le fils d’une famille blanche américaine né au milieu du XXe siècle, a fortiori pour un fils juif américain né à Newark de parents venus de Pologne et des terres à quelques miles à tribord ».

    Baumgartner est dans son bureau au premier étage, mais il a besoin d’un livre resté en bas au salon. Une odeur de brûlé vient de la cuisine : il a oublié d’éteindre sous la petite casserole du cuiseur à œufs, se brûle la main en la prenant, la lâche…Eau froide, torchon. Puis un appel pour annoncer le retard du préposé qui vient relever le compteur, suivi de la sonnerie : Molly lui apporte un livre. La livreuse d’UPS est noire et affiche la même « vivacité radieuse » qui caractérisait Anna, sa femme ; il aime la voir de temps en temps à sa porte, même s’il a déjà une tour de livres non ouverts près d’une pile de livres à donner à la bibliothèque.

    Ce « premier vrai jour de printemps » commence avec difficulté. Un autre coup de téléphone lui annonce que le mari de sa femme de ménage, Mme Flores, s’est coupé deux doigts au travail. Arrive Ed, le préposé qui l’appelle « Boom Garden », aussi il l’invite à l’appeler Sy – le professeur n’aime pas son premier prénom, préfère qu’on l’appelle Sy – Ed, lui, n’aime pas son nom, Papadopoulos, c’est un vrai moulin à paroles. La lumière ne s’allume pas aue sous-sol, Ed brandit sa torche, mais en le précédant dans l’escalier vétuste, Baumgartner dégringole et se fait mal aux coudes et surtout au genou. Drôle de matinée !

    Pendant qu’il se repose à la cuisine, Baumgartner se revoit étudiant, à vingt et un ans, et se rappelle la première fois qu’il a vu Anna dans un magasin, « la jeune fille aux yeux scintillants qui voyaient tout », revue huit mois plus tard, le début de leur relation. Cinq ans plus tard, ils se sont mariés : « sa vraie vie débute, la seule, l’unique », qui a pris fin neuf ans plus tôt quand Anna a plongé dans la houle du Cape Cod et croisé une vague monstrueuse qui lui a brisé la nuque. Il ne faut pas poursuivre dans cette voie-là, se dit Baumgartner en regardant le jardin de derrière où un merle vient d’attraper un ver de terre.

    Baumgartner est un roman sur la vieillesse et le deuil, sa couverture donne le ton. En pensant aux doigts recousus de M. Flores, Baumgartner étudie le syndrome du membre fantôme pour « sa capacité à servir de métaphore de la souffrance humaine et de la perte ». Depuis la mort d’Anna, il est devenu un « demi-homme » qui a mal. Il a des trous de mémoire. Qu’il ne l’ait pas empêchée de retourner à l’eau le ronge, mais elle « faisait ce qu’elle voulait quand elle voulait ». « Tout peut nous arriver à tout moment », il en a pris davantage conscience.

    En fouillant le bureau d’Anna, qui écrivait et traduisait de son côté, il trouve un texte autobiographique, « Frankie Boyle ». Elle lui avait raconté cette histoire de jeunesse, il est néanmoins bouleversé « d’entendre la voix d’Anna s’élever du papier ». « Fou de chagrin » les premiers mois, il a sélectionné les meilleurs des poèmes qu’elle avait écrits et les a fait publier. Puis il a repris ses cours, revu ses amis. « Vivre, c’est éprouver de la douleur et vivre dans la peur de la douleur, c’est refuser de vivre. » Un rêve où Anna lui parle le réconforte et l’aide à aller de l’avant, à envisager de prendre sa retraite pour vivre une vie « indépendante et sans entraves », écrire tant qu’il le peut. On lira plus loin une courte fable de Baumgartner sur l’écriture et le temps qui file, intitulée « Sentence à vie ».

    Baumgartner déteste vivre seul. Deux femmes vont jouer un rôle dans sa nouvelle existence. D’abord Judith Feuer, professeur d’études filmiques à Princeton, qui s’est rapprochée de lui après avoir divorcé. D’un milieu aisé comme Anna Blume dont elle était assez proche, elle est très différente. Ensuite Beatrix Coen, une jeune chercheuse qui voudrait écrire sur l’œuvre d’Anna Blume et s’enquiert de l’existence d’autres poèmes, d’autres textes non publiés.

    « C’est peut-être la dernière chose que je vais écrire », avait confié Paul Auster au Guardian en 2023, à propos de Baumgartner. Dans une belle évocation de l’écrivain et de l’œuvre (La Libre Belgique), Jacques Besnard note les nombreux points communs entre l’auteur et son dernier personnage. En 2018, Paul Auster et Siri Hustvedt étaient les invités de François Busnel à La Grande Librairie (à revoir ici). Interrogé sur France Culture cette année-là, Auster disait ce qui sans doute est aussi le mantra de Baumgartner : « Je veux vivre. Je suis tellement heureux d’être arrivé à cet âge. Je me lève chaque matin : encore une journée m’est donnée, alors allons-y. » Merci, Monsieur Auster.

  • Vie privée

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    Avec le Journal d’Anne Frank, j’ai appris qu’on pouvait écrire et que ça faisait du bien et qu’on se sentait moins seul. Dès cette lecture, lecture et écriture allèrent d’amble dans ma vie. […]

    Tenir un journal fut mon premier geste pour sortir de l’enfermement dans lequel je vivais. Je n’en sortis pas tout de suite, évidemment. Mais quel premier pas ! Je pouvais écrire ce que je voulais, rêver comme je le voulais : je l’écrivais dans mon cahier et personne ne pouvait me demander des comptes. Ce fut le début de ma vie privée. »

    Marie Gillet, Ma vie était un fusil chargé. Comment les livres m’ont sauvé la vie

  • Un fusil chargé

    Sous un très beau titre emprunté à Emily Dickinson, Ma vie était un fusil chargé, Marie Gillet raconte à la première personne un cheminement personnel. « Comment les livres m’ont sauvé la vie », le sous-titre, exprime avec force ce qui est en jeu dans ce récit : comment, contre toute attente, grâce à la lecture, elle est arrivée à vivre « sa » vie.

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    « De tout temps à jamais, Maman n’a jamais lu. » La première partie tourne autour d’une opposition flagrante, durant son enfance, entre sa mère qui ne lisait pas et le clamait haut et fort et le reste de la famille, le père et les enfants connus pour être de grands lecteurs. Si « des casse-pieds » insistaient pour qu’elle s’en explique, elle répondait qu’elle n’aimait pas ça et concluait, après un silence, « Voilà. »

    Pour sa fille, d’autres raisons paraissent évidentes. Sa mère aimait bouger, elle ne pouvait « rester sans rien faire » et tenait son ménage à la perfection. « Lire, c’est se taire. » Or sa mère aimait parler, rire, jouer, cuisiner, chanter, manger, sortir… Était-ce qu’elle détestait les livres ou qu’elle en avait peur ? Son mari, irréprochable et courtois en société, était un véritable tyran domestique qui lui interdisait de toucher à ses livres et l’accusait sans cesse de s’en être approchée.

    Constamment dans l’autorité et la surveillance, son père traitait sa mère d’illettrée, d’ignorante et elle avait abdiqué, sans plus répondre à ses jugements. Elle savait lire, était allée à l’école, mais n’avait pas pu faire d’études, « elle qui aurait tant aimé apprendre ». Aucun des enfants n’osait contredire le père et la défendre – « la lâcheté de ceux qui veulent à tout prix faire partie du groupe des élus ».

    « J’ai lu. J’ai aimé lire. J’aime lire encore. » Marie Gillet sait ce qu’elle doit aux livres : « En me sortant de la violence, de la haine, de la vengeance, de l’enfermement et du néant, ils m’ont appris à vivre, c’est-à-dire à aimer. » Ma vie était un fusil chargé est dédié à sa mère, elle aurait tant voulu pouvoir le lui offrir.

    Place à ses débuts de lectrice ensuite : les livres tenus en main avant de savoir lire, les images qui racontent des histoires merveilleuses auxquelles elle n’a jamais cru. L’observation des lettres, examinées sur tous les supports. La petite fille qui ne sait pas encore lire les voit enfermées dans des livres, comme elle dans son coin, mais les lettres ne sont pas seules, elles, serrées les unes contre les autres.

    « Si on avait su, on ne t’aurait pas eue », disait sa mère. Et quand le reste de la famille était de sortie : « On ne peut pas t’emmener » ou « Tu restes à la maison », « Tu ne touches à rien ». On se moquait d’elle tenant un livre sans images, sans se douter de ses « conversations avec les lettres dans les livres ». Les contes de fées étaient pour elle sans intérêt, trop peu crédibles, mais les lettres, que d’histoires elles lui racontaient ! Par exemple, « le b et le d étaient fâchés puisqu’ils se tournaient le dos », « ceux qui avaient des jambes, les f, g, j » aimaient se promener, etc. Belle description de l’imaginaire enfantin.

    Puis vinrent les mots, le dictionnaire « d’un grand secours » – un monde – , et enfin les livres qu’elle lisait dans son coin. Elle n’était que « tolérée » dans cette maison, comme son père le répétait, et quand elle disait savoir lire, on la traitait de tous les noms, jusqu’à la mettre sous l’eau froide ou l’enfermer dans le noir pour la calmer. « C’est pourquoi ma vie est devenue un fusil chargé. Chargé contre moi. Mon pauvre Papa et les siens étaient tout pour moi et moi, je n’étais rien. J’ai voulu être dans ce tout. Je me suis donné la mission d’être parfaite et de sans cesse me corriger afin d’être adoubée à mon tour. »

    Pour Marie Gillet, la lecture a d’abord été une performance : lire beaucoup, lire vite, tout lire d’un auteur. Puis « la Société secrète des Livres » est venue à son secours pour qu’elle s’accepte telle qu’elle était, « imparfaite ». Ceux qu’elle nomme « les livres-chevaliers » l’ont sauvée, chacun à sa manière, lus et relus à différents âges : le Journal d’Anne Frank, Souvenirs pieux de Marguerite Yourcenar, Une année à la campagne de Sue Hubbell, Le silence de la mer de Vercors et Le Comte de Monte-Christo d’Alexandre Dumas.

    Celle qui ne pouvait avoir sa propre opinion, qui a découvert avec Anne Frank ce que c’est que de vivre dans une famille aimante, a fini par comprendre qu’un autre monde existait en dehors de sa famille mortifère et que « jusqu’au bout, on peut changer, on peut aller mieux pour vivre enfin sa propre vie et, au final, mourir en bonne santé mentale. » Ma vie était un fusil chargé est un témoignage poignant de la résilience et du pouvoir des livres. Le chemin de lecture de Marie Gillet est devenu chemin d’écriture.