Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

écriture - Page 4

  • Bien écrire

    garcia marquez,le scandale du siècle,ecrits journalistiques,littérature espagnole,colombie,presse,1966-1984,révolution,écriture,littérature,souvenirs,culture« Mon intention première, quand j’écris ces chroniques, est qu’elles apportent chaque semaine quelque chose à mes simples lecteurs d’élection, sans craindre que les doctes titulaires d’un doctorat puissent y voir des évidences puériles. Mon autre intention – d’exécution plus difficile – est qu’elles soient toujours bien écrites, et cela, je puis le faire sans l’aide de l’autre, parce que j’ai toujours cru que bien écrire est l’unique bonheur qui se suffit à lui-même. »

    Gabriel Garcia Marquez,
    « On demande un écrivain », 6 octobre 1982, El País, Madrid 
    in Le Scandale du siècle

  • Gabo chroniqueur

    Après les articles des années cinquante dont j’ai parlé dans le premier billet sur Le scandale du siècle de Gabriel García Márquez, le premier qui suit, « Mésaventures d’un écrivain » (1966), illustre un ton nouveau dans ses articles : « Ecrire des livres est un métier-suicide. Aucun autre n’exige autant de temps, de travail et une telle consécration au regard de ses bénéfices immédiats. » Gabo, comme je me suis permis de l’appeler pour raccourcir, s’implique davantage dans ses chroniques. Plus d’une a pour sujet l’écriture, les écrivains, la littérature.

    garcia marquez,le scandale du siècle,ecrits journalistiques,littérature espagnole,colombie,presse,1966-1984,révolution,écriture,littérature,souvenirs,cultureculture
    L'affiche du film réalisé en 1979 d'après l'histoire de GGM

    Trois textes relatent des changements politiques historiques en Amérique latine. Au Venezuela, une « conspiration populaire » réussit, en janvier 1958, à faire fuir le dictateur Perez Jimenez. Encouragés, les révolutionnaires cubains firent de même, un an plus tard, pour renverser Fulgencio Batista. García Márquez prit alors pour la première fois l’avion pour La Havane avec d’autres journalistes invités. Puis viennent un récit quasi sur le vif du « Coup d’Etat sandiniste » contre Somoza au Nicaragua et un texte sur « Les Cubains face au blocus ».

    La première chronique pour El País, en octobre 1980, a pour sujet « Le Fantasme du prix Nobel » de littérature. Je suis étonnée que García Márquez ne soit pas cité par Wikipedia parmi les « contributeurs notables » du journal espagnol. Quasi tous les articles qui suivent y ont été publiés, comme « Histoire d’épouvante pour Noël », une visite en famille chez l’écrivain Miguel Otero Silva qui avait acheté un château médiéval en Toscane.

    « La Poésie à la portée des enfants » charge « les mauvais professeurs de littérature » en racontant des « perles » non d’élèves mais d’examinateurs posant des questions saugrenues – « la manie interprétative finit à la longue par devenir une nouvelle sorte de fiction qui touche parfois à l’absurde ». Reconnaissant envers l’institutrice qui lui a appris à lire sans prétendre en savoir plus « que ce qu’elle pouvait connaître » et envers son professeur de terminale « modeste et prudent », le chroniqueur résume : « un cours de littérature ne devrait pas être grand-chose de plus qu’un bon guide de lectures. »

    Je n’oublierai pas l’histoire de « María de mi corazón ». Des années auparavant, il l’avait écrite sous le titre « Non, je suis seulement venue téléphoner ». Il l’avait racontée à un réalisateur mexicain et en a peaufiné les dialogues avec lui. García Márquez s’est dit heureux de voir le film « à la fois tendre et brutal ». Au départ, la voiture de María, vingt-cinq ans, récemment mariée, étant tombée en panne un soir de pluie « torrentielle », María fait signe aux autres véhicules pour qu’on la conduise quelque part où elle puisse téléphoner à son mari. Un autocar s’arrête, début pour elle d’« un drame absurde et injuste qui allait bouleverser sa vie à jamais. » L’article en donne une version plus courte que celle du conte.

    García Márquez adore les histoires fascinantes comme celle du vieux jardinier d’Hemingway qui s’est suicidé dans la propriété de l’écrivain à La Havane. Dans « Comme des âmes en peine », il en cite qu’on lui a racontées, et d’autres, écrites, « qui vous éblouissent à la première lecture ». Dans « Encore un mot sur la littérature et la réalité », l’écrivain souligne « l’insuffisance des mots ». Un fleuve, une tempête, la pluie, ce sont des réalités d’une « envergure » phénoménale pour les Latino-Américains, que les Européens ne peuvent guère se représenter.

    C’est dans cet article qu’il parle de « l’espace caraïbe » où il est , où il a grandi, qui n’est pas seulement une aire géographique, « mais une aire culturelle très homogène ». Jamais, écrit-il, il n’a pu écrire quelque chose « de plus saisissant que la réalité. Je ne suis parvenu à rien d’autre qu’à la transposer avec des recours poétiques, mais il n’y a pas une seule ligne dans aucun de mes livres qui ne trouve son origine dans un fait réel. »

    García Márquez écrit sur la télépathie, les fantômes… Il a l’art de raconter des souvenirs : de son « incroyable jeunesse » à Bogota ; d’un passager aperçu à côté d’un chauffeur de taxi à Mexico – invisible quand le taxi s’est arrêté près de lui ; de son « autre moi » dont on a signalé la présence à une conférence qu’il n’a pas donnée, en des lieux où il n’était pas…

    Hemingway (reconnu par Gabo sur le boulevard Saint-Michel à Paris en 1957) et Faulkner (jamais vu) étaient ses deux grands maîtres quand il était jeune, très différents l’un de l’autre : « Faulkner est l’écrivain qui a beaucoup à voir avec mon âme, et Hemingway celui qui a eu le plus à voir avec mon métier. » (« Mon Hemingway à moi »)  « L’avion de la belle endormie » décrit la plus belle femme qu’il ait jamais vue (s’est-il dit à l’aéroport), sans se douter qu’elle s’installerait sur le siège voisin du sien – un épisode vécu qu’il rapproche du chef-d’œuvre de Yasunari Kawabata, Les Belles Endormies.

    Les premiers articles repris dans Le Scandale du siècle relèvent davantage du journalisme que les chroniques hebdomadaires publiées dans El País, où l’écrivain s’exprime avec liberté et fantaisie personnelle. On y découvre les œuvres littéraires les plus importantes à ses yeux, ses remarques sur la traduction, ses conseils en littérature. Le recueil se termine avec « Comment écrit-on un roman ? », la question la plus souvent posée à un romancier. Passionnant.

  • Deux extraits

    « J’avais noté comme une maxime : L’écriture peut naître d’une révolte, devenir un engagement, être une protestation.

    C’est alors que je m’étais dit, n’oublie pas : ou bien on se bat, ou bien on se couche. Comment se bat un écri-vain ? Et une écri-vaine, comment elle se bat, puisqu’on fait la différence ? Ses armes sont-elles différentes de celles d’un écri-vain ? Je veux dire ses livres ? » (pp. 169-170)

    Claudie Hunzinger couverture Grasset.jpeg

    « Le matin, j’ouvrais la porte sur le pré et sur une sorte de bourdonnement mental, non, les abeilles. Une incandescence sonore. Celle du monde. Il était toujours là. Scintillant. Je me disais, personnellement, je ne me sens pas assez déprimée pour manier l’ironie, pas encore assez disjointe de ses débris, même si c’est vraiment classe d’être sans illusions. L’ironie, qu’est-ce que c’est classe. J’aurais aimé être une ironique contestataire. Mais pour moi, il y avait encore un écho, un éclat, un frisson qui se manifestait dans le monde, comme le palimpseste d’un paradis à déchiffrer entre ses débris. Auxquels je tenais, profondément imbriquée.

    A chaque fois, dehors, je n’ai pas honte de trouver, malgré l’évidence, que le monde est une perfection. » (pp. 245-246)

    Claudie Hunzinger, Un chien à ma table

    * * *

    Au moment de programmer ce billet, j’apprends que Coumarine, dont le blog était en pause depuis un an et demi, a pris son dernier envol ce 7 juin 2023.
    Ces extraits auraient pu plaire, il me semble, à cette passionnée d’écriture qui signait ses livres de son nom, Nicole Versailles. En guise d’hommage.

    Tania

  • Un chien à sa table

    En apprenant le prix Femina attribué à Claudie Hunzinger pour Un chien à ma table, j’ai pensé à Bambois, la vie verte, lu dans les années septante, première lecture « écolo ». Une dizaine de livres ont été publiés depuis lors chez Grasset, parmi lesquels La Survivance (2012) paraît proche de ce roman-ci. Je m’attendais à y trouver une bonne dose de radicalité, mais pas autant de désespoir ou, disons, de divorce avec la société. Comme la perception du monde a changé en un demi-siècle !

    claudie hunzinger,un chien à ma table,roman,littérature française,écologie,montagne,nature,culture,couple,vieillesse
    Hunzinger vue par Françoise Saur (2 juin 2012) © Claudie Hunzinger, Françoise Saur

    Dès le début, chaque mot est posé au plus juste : une femme « assise au seuil de la maison face à la montagne de plus en plus violette », ressent la présence des végétaux, des roches, de l’air annonçant la pluie, tandis qu’une ombre approche au crépuscule. « Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ; chacun son écosystème. Le mien, fenêtres ouvertes sur la prairie. Le sien, rideaux tirés jour et nuit sur cette sorte de réserve, de resserre, de repaire, de boîte crânienne, mais on aurait pu dire aussi de silo à livres qu’était sa chambre. »

    Ils sont deux à se tenir compagnie depuis près de soixante ans, deux à observer le chien haletant et tremblant qui s’est réfugié à ses pieds, roulant sur le dos, le ventre « piqueté de tétons ». Un nom lui vient « en un éclair » : « Yes ». La chienne, une race de berger selon Grieg, a été salement maltraitée. Pas de tatouage, des tiques, un bout de chaîne métallique cassée autour du cou. Elle vide une assiette, une gamelle d’eau, en vitesse, puis file au dehors.

    Claudie Hunzinger décrit peu à peu l’endroit où Grieg et Sophie se sont installées trois ans plus tôt, aux Bois-Bannis : une ancienne bâtisse sur un replat, là où la moraine s’est immobilisée « des millénaires auparavant ». Forêts, lisières, clairières offrent « des réservoirs de baies, de moelles, de sèves et de sucs puissants ». Pour le reste, le supermarché de temps en temps.

    Et les voilà à se raconter les chiens de leur vie, de Perlou, la première, jusqu’à Babou, morte trois ans plus tôt. Grieg avait aimé les chiens « à responsabilité, nobles, dressés à la conduite des troupeaux », devenus ensuite « des amis désœuvrés qui logeaient à la maison ». – « Alors, comme ça, tu aurais voulu un chien à toi, a repris Grieg, un secrétaire pour écrire la biographie de Sophie Huizinga ? »

    Il adore l’appeler « écri-vaine », avec un « tiret subliminal », pour la titiller, ou « ma Biche » dans les bons jours. Son affaire à lui, c’est la lecture – « habitant dans les livres, survivant grâce à la littérature ». Elle, elle écrit, et surtout elle sort : « je voulais le dehors, sans cesse aller dehors, pleuvoir, neiger, pousser, tourbillonner à gauche, à droite. »

    Son sac, sa parka, ses Buffalo aux pieds pour la première fois, elle se rend à Lyon où on l’a invitée à parler de son dernier livre, Les Animaux. Passé, présent, le récit ne s’encombre pas de transitions, le puzzle d’une vie se dessine, de la découverte de la maison et de la prairie en fleurs – « fragment d’holocène négligé par le capitalisme » – au TGV où elle se prépare à parler pour les arbres et pour les bêtes, de son « histoire vue par une femme qui déplace le centre vers les marges et les caches profondes sur le point de s’effondrer elles aussi ».

    Pas d’altérité, pour elle, face au monde animal, une « connexion immédiate et totale » : « née comme ça », Sophie s’est ressentie longtemps « comme une anomalie, pas née dans la bonne espèce ». Consciente, à la fin de la rencontre littéraire, d’avoir brouillé les frontières en portant ces « grolles monstrueuses » (les mêmes que celles de Brigitte Fontaine), elle se sent au début d’un processus de réveil, après quelques mois à traîner, et se réjouit d’explorer encore la montagne, malgré les limites de l’âge. Au retour, Grieg l’attend devant la maison, la petite chienne hirsute à ses pieds : Yes est revenue, joyeuse, joueuse.

    Un chien à ma table est le roman d’un compagnonnage entre elles deux, entre eux trois, sans compter l’ânesse, de jour et de nuit, puisque Grieg qui jusqu’alors dormait dans sa chambre lui a proposé de dormir ensemble. Elle leur a fabriqué en bas un sommier avec des paquets de journaux (Le Monde) empilés entre quatre planches, énorme lit conjugal où Yes, très vite, trouve sa place.

    Leur maison est un abri où affronter le chaos du monde et aussi leur vieillesse. Un centre autour duquel explorer tout ce que vivent la flore et la faune, en ces temps où « la sixième extinction animale de masse est en cours ». Observer la terre et le ciel, épier voire accueillir les rares passants. Un mode de vie ramené à l’essentiel, à l’écart, dans une grande méfiance de la société. Ecrire pour dire ce que signifie « être au monde intensément ». Les livres comptent énormément pour eux deux.

    Nourri de vécu, de lectures, d’immersion dans le monde vivant, Un chien à ma table (titre inspiré par Un ange à ma table de Janet Frame) est un roman déroutant, provocateur, magnifique. La vie s’y réinvente au contact d’une chienne attachante, en liberté.

  • Marches

    tenenbaum,par la racine,roman,littérature française,deuil,famille,musique,rencontre,écriture,culture juive,culture« Emigré italien de longue date, maçon de formation, Giuseppe d’Alessi a été marbrier trente et quelques années. De l’atelier au cimetière, et du cimetière à l’atelier, il a travaillé pour établir les morts dans la maison du monde. Une fois à la retraite, il s’est senti une dette envers les vivants. Pour l’honorer, il n’avait que ses outils et ses mains. Sans rien demander à personne, il s’est attelé à la tâche de tailler des marches dans les rochers du bord de mer.
    – Combien d’escaliers nous avez-vous offerts ? a demandé Luce.
    – Je ne compte pas en escaliers, mais en marches. Chacune permet d’assurer le pied. Les dalles des pierres tombales pour le repos des disparus, et les degrés de mes marches pour la tranquillité de ceux qui vont vers la mer.
    – Alors, combien ?
    Il sourit à nouveau, découvrant une bouche en si mauvais état qu’on l’imagine contraint à une nourriture hachée ou moulinée.
    – Eh bien, depuis onze ans, j’ai taillé deux mille huit cent quatre-vingts marches. Vous êtes les premiers à le demander !
    Luce s’assied sur la sienne, et caresse la pierre :
    – Les promeneurs l’ignorent peut-être, mais les marches, elles, à n’en pas douter, se souviennent. »

    Gérald Tenenbaum, Par la racine