Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vienne - Page 2

  • Un tabac à Vienne

    Le tabac Tresniek de Robert Seethaler a déjà fait le tour de la blogosphère. J’y poserai tout de même ma petite pierre à propos de ce roman (Der Trafikant, traduit de l’allemand (Autriche) par Elisabeth Landes) qui raconte l’histoire de Franz Huchel, un jeune homme de dix-sept ans qui quitte la cabane de pêcheur où il vit avec sa mère pour aller travailler au service d’un ami à elle, Otto Tresniek, qui tient un tabac dans le centre de la capitale autrichienne.

    seethaler,robert,le tabac triesnek,roman,littérature allemande,autriche,vienne,années 1930,nazisme,freud,apprentissage,culture

    Vienne, 1937. Dans la boutique minuscule bourrée de journaux, revues, cahiers, livres, cigares et cigarettes « et autres menus articles », le buraliste assis derrière le comptoir lui fait bon accueil. Pour faire le tour du magasin, il se déplace sur des béquilles (il lui manque une bonne partie de la jambe gauche), indique à Franz sa place – un tabouret près de l’entrée – et sa première activité : « aiguiser sa cervelle et (…) élargir son horizon, autrement dit, (…) lire les journaux » – selon Tresniek, « le fondement même de l’existence du buraliste ». Le garçon logera dans la remise à l’arrière.

    Depuis qu’on lui a attribué ce bureau de tabac en 1919, Tresniek est devenu « une institution » fréquentée par des clients de passage mais surtout par des habitués. Franz apprend à les observer, à retenir « leurs habitudes et leurs marottes », à connaître ceux qui demandent à jeter un coup d’œil dans le « tiroir » des « revues galantes ». Comme promis, il écrit chaque semaine une carte postale à sa mère.

    En octobre, le buraliste pense encore que l’engouement pour Hitler est une bonne chose pour le commerce des journaux et que tout cela n’empêche pas les gens de fumer. C’est alors que l’entrée d’un vieux monsieur à barbe blanche bien taillée dans le magasin fait se dresser Tresniek « comme un diable de sa boîte » pour servir à « monsieur le Professeur » ses cigares préférés et le journal : Sigmund Freud en personne.

    Le jeune Franz veut tout savoir de ce « docteur des fous » à qui Tresniek prévoit des ennuis (« c’est un youpin »). En ville, il a vu pour la première fois des Juifs en chair et en os et ne sait trop que penser à leur sujet, mais ce professeur célèbre l’attire et quand il voit qu’il a laissé son chapeau sur le comptoir, il se précipite pour le rattraper, le lui rendre et même lui porter son paquet jusque devant sa porte.

    Leur conversation en chemin sera la première d’une longue série. Voilà quelque chose d’intéressant à raconter à sa mère ! Sur les conseils du professeur, qu’il a interrogé sur l’amour, Franz se décide à sortir plus souvent en ville « pour tenter de trouver son bonheur avec une fille à son goût ».

    Au Prater, près de la Grande Roue, on peut boire une bière, visiter le palais des glaces, observer les attractions et les promeneurs du dimanche. Sur une balançoire, il voit le plus beau visage de fille qu’il ait jamais vu, « petite tache rose dans le bleu immense du ciel », celui d’une fille rieuse à l’accent de Bohême, vite d’accord pour qu’il l’accompagne au stand de tir où elle lui déclare effrontément : « T’sais pas tirer, mais t’as un beau p’tit cul ! »

    Voilà les ingrédients de cette histoire qui tient surtout par l’évocation de Vienne au temps de la montée du nazisme. On se doute que les personnages n’en sortiront pas indemnes. C’est le personnage du buraliste Tresniek qui m’a le plus touchée. Les naïvetés du garçon qui fait ici son apprentissage de la vie et de ses rencontres avec Freud ne sont pas tout à fait à la hauteur du sujet, mais Le tabac Tresniek de Robert Seethaler (né en 1966) est un roman agréable à lire, peut-être davantage pour de jeunes lecteurs.

  • Ses parents

    geiger,arno,tout va bien,roman,littérature allemande,autriche,vienne,maison,famille,générations,culture« Ingrid observe ses parents (à la dérobée ?) : D’un côté l’incarnation du parfait patriote, à qui des puissances contraires rendent la vie dure et qui ne peut s’empêcher de craindre que l’esprit impur, par des interstices et des sutures éclatées, ne s’insinue dans l’âme autrichienne. De l’autre la femme au foyer déjà concassée par le moulin du mariage, arêtes un peu émoussées, flûtiste et apicultrice, qui se tient soigneusement à l’écart de tous les conflits, ou plutôt non, attendez, qui fait seulement semblant de se tenir à l’écart, mais cherche en même temps à arrondir les angles, à l’arrière-plan, et dont on peut dire au bout du compte, pour être juste, qu’elle obtient davantage de son mari comme ça, sans y toucher, qu’Ingrid avec sa franche révolte. »

     

    Arno Geiger, Tout va bien

  • Près de Vienne

    Arno Geiger, dans Tout va bien (Es geht uns gut, 2005, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay), nous entraîne au cœur d’une famille autrichienne à travers l’histoire d’une maison ou plutôt de ses habitants, sur trois générations. Un roman devenu un best-seller, couronné par le Deutscher Buchpreis 2005. 

    geiger,arno,tout va bien,roman,littérature allemande,autriche,vienne,maison,famille,générations,culture

    En 2001, l’année de référence – en alternance avec de nombreuses incursions dans le passé, jusqu’en 1938, une série de journées particulières –, Philipp découvre que dans la villa de sa grand-mère Alma dont il vient d’hériter près de Vienne, le grenier est dévasté par les pigeons qui l’ont envahi. Il fait visiter la maison à Johanna, son amante, qui aimerait savoir d’où vient le boulet de canon à l’extrémité de la rampe d’escalier et n’en revient pas qu’il n’en sache rien – « Toi et ta maudite indifférence. »

     

    Pourtant l’écrivain y a séjourné avec sa sœur Sissi dans les années soixante-dix, l’été après la mort de leur mère, quand leur grand-père « n’était déjà plus ministre depuis très longtemps et passait ses journées à donner le change, un pauvre vieux qui remontait ses pendules tous les samedis soir et faisait de ce rituel un spectacle auquel ses petits-enfants avaient le privilège d’assister. »

     

    Johanna l’interroge aussi sur des photos, découvre le visage de l’oncle Otto, des parents de Philipp, « pas précisément ce qu’on appelle un mariage heureux », dit-il mais il ne tient pas à parler d’eux : « Je me préoccupe de ma famille dans l’exacte mesure où cela m’est profitable. – Autant dire pas du tout. – Autant dire ce que tu veux. »

     

    Quand elle repart en vélo (Johanna ne se résout pas à se séparer de son mari), il rêvasse assis sur le perron, pense à ses grands-parents dont le premier enfant est mort au combat en 1945, et la seconde, sa mère, s’est brouillée avec eux en épousant très jeune un jeune homme de six ans son aîné, « pas précisément un parti idéal ». Un des jeux de société que son père avait inventés dans sa jeunesse avait connu le succès, « Connaissez-vous l’Autriche ? »

     

    Première remontée dans le temps avec Alma en mai 1982, inquiète dès le réveil pour Richard : son mari perd la tête et elle doit le surveiller tout le temps. Elle aime commencer sa journée très tôt, « avoir la maison et le jardin pour elle pendant quatre heures », s’enquérir de la météo avant de s’occuper des abeilles dans le rucher. « Le mieux, c’est de vous forger peu à peu une carapace » lui a conseillé le Dr Wenzel. (Dans Le vieux roi en son exil (2012), Arno Geiger raconte la maladie d’Alzheimer de son père.)

     

    En 1938, « Monsieur l’ingénieur Richard Sterk, directeur adjoint des centrales électriques, Vienne » veillait à ce que son épouse ne remarque pas sa liaison avec la bonne d’enfants, qu’il se reprochait de poursuivre. Un jour, la police l’avait emmené au commissariat pour plusieurs heures de garde à vue, on l’avait interrogé puis sommé de signer un engagement à renoncer à toute activité politique. Son fils Otto, lui, trouvait ça bien d’être devenu allemand, et que des avions lâchent de petites croix gammées en aluminium.

     

    Alma est en train de consoler leur fille, Ingrid, tombée en jouant, quand un camarade d’université, plus vu depuis des années, débarque chez Richard, en uniforme impeccable. Il lui demande de retirer sa plainte contre une société de gardiennage et de surveillance, vu « les changements considérables qui attendent le pays ».  Richard n’est pas d’accord, et se voit alors menacé à mots couverts, il en tiendra compte.

     

    En 1945, Peter, un garçon de quinze ans, rôde avec sa section des Jeunesses hitlériennes dans Vienne en ruine, le jour où les bolchevistes y entrent. Leur chef de section les défie stupidement et Peter, blessé dans l’aventure, voit l’un des jeunes y perdre la moitié de la tête, l’autre ses entrailles. Quand il se réfugie chez un oncle, on lui donne à manger et à boire mais on ne veut pas qu’il reste, à cause des Russes – « mieux vaut être neutre désormais ». C’est de ce Peter qu’Ingrid, la fille de Richard et d’Alma, la future mère de Philipp, va tomber amoureuse plus tard, c’est lui qu’elle épousera au grand dam de ses parents qui n’obtiendront d’elle qu’une chose, qu’elle termine ses études de médecine.

     

    Tandis que les deux ouvriers envoyés par Johanna nettoient le grenier, Philipp débarrasse peu à peu la maison de ce qui l’encombre, conteneur après conteneur,  les laisse récupérer ce qui les intéresse, les laisse s’incruster, tout en rêvassant beaucoup sur le passé, le présent, le cours du temps, et sur cette femme qui n’apparaît dans sa vie que pour en repartir.

     

    Hésitations politiques, années de guerre, histoires de famille, de couple, Tout va bien nous révèle peu à peu les destinées des différents protagonistes de cette famille autrichienne. Philipp, qui veut avant tout se débarrasser des vieilleries, leur survit dans une singulière passivité. C’est un roman sur la mémoire et avant tout sur l’oubli, selon son auteur.

     

    Arno Geiger, né en 1968, ranime un siècle de vie quotidienne, ordinaire au premier abord, mais derrière les murs d’une maison, au sein d’un pays, tant de choses se passent – qu’on n’arrive pas toujours à partager, à dire, qui font partie bon gré mal gré de ceux qui les habitent.

  • Pourquoi moi ?

    « – Pourquoi moi ?
    – Parce que vous êtes complètement inconnu, expliqua le colonel Massinger. Genève ressemble à un cloaque d’espions, d’informateurs, d’agents, et autres émissaires. Buzz, buzz, buzz. Tout Anglais, quelle que soit son histoire, est enregistré dans les minutes qui suivent son arrivée. Noté, étudié, examiné et, tôt ou tard, exposé.
    – Je suis anglais 
    », rétorqua en toute logique Lysander, s’efforçant de garder un visage impassible. « Il est donc évident que cela se produira aussi pour moi. 
    – Non, déclara le colonel avec un léger sourire qui découvrit ses dents jaunies. Parce que vous aurez cessé d’exister. 
    – En fait, j’aimerais bien une tasse de thé, après tout. »

    William Boyd, L’attente de l’aube

    boyd,l'attente de l'aube,roman,littérature anglaise,suspense,espionnage,théâtre,vienne,londres,genève,art,psychanalyse,sexe,culture


  • Acteur et espion

    Excellent cru dans l’œuvre de William Boyd, L’attente de l’aube (Waiting for Sunrise, 2012, traduit de l’anglais par Christiane Besse) raconte les aventures de Lysander Rief, acteur et espion malgré lui, entre Vienne, Genève et Londres, de 1913 à 1915. 

    boyd,l'attente de l'aube,roman,littérature anglaise,suspense,espionnage,théâtre,vienne,londres,genève,art,psychanalyse,sexe,culture

    A Vienne, en août 1913, un jeune dandy se rend à son premier rendez-vous chez le Dr Bensimon. Dans la salle d’attente, il se laisse persuader par une jeune femme elle aussi « à l’évidence anglaise malgré son teint exotique », de la laisser passer en premier, « une urgence ». Quand la porte du cabinet s’ouvre, un homme grand et mince en sort et Miss Bull, s’y précipite en pleurnichant. « Elle m’a l’air un peu dangereuse », dit le lieutenant Alwyn Munro après s’être présenté.

    Rief consulte pour un problème d’ordre sexuel. Fiancé à une grande et belle actrice, il n’ose fixer la date de leur mariage à cause de ses ennuis. Bensimon lui conseille en premier lieu de noter ses rêves, ses pensées furtives, « tout et rien ». Au magasin de fournitures qu’il lui a recommandé, Lysander choisit un carnet à son goût juste avant de se retrouver en face de la petite Miss Bull, à présent souriante – sculpteur, pas sculptrice, insiste-t-elle. Elle vit à Vienne avec le peintre Udo Hoff et lui demande son adresse pour l’inviter à l’une de leurs soirées. 

    boyd,l'attente de l'aube,roman,littérature anglaise,suspense,espionnage,théâtre,vienne,londres,genève,art,psychanalyse,sexe,culture

    Dans ses « Investigations autobiographiques », Lysander Rief note le trouble né de cette rencontre. A Vienne, il préfère éviter les contacts et en particulier avec l’un des « êtres blessés, imparfaits, déséquilibrés, déréglés, malades » qui vont chez le Dr Bensimon. A la pension de Frau K, il prend des leçons d’allemand chez un vieux professeur de musique. Un lieutenant qui loge là aussi lui signale qu’il peut coucher avec la servante pour vingt couronnes. Si leur logeuse, qui classe tout en « bien » ou « agréable », représente la Vienne de surface, polie avant tout, en dessous « le fleuve coule, sombre et puissant – Quel fleuve ? – Le fleuve du sexe. » 

    Tôt ou tard, quand il rencontre quelqu’un, Lysander est amené à reconnaître qu’il est le fils de Halifax Rief, acteur connu, mort quand il avait treize ans. Sa mère, Lady Anna Faulkner, 49 ans, s’est remariée. Mais c’est un épisode de 1900 qui hante Lysander, un jour d’été où, surpris par sa mère – à quatorze ans, il s’était endormi à moitié déshabillé dans un bois après s’être masturbé – il se tire d’embarras en accusant le fils du jardinier, renvoyé sur le champ. Bensimon, disciple de Freud, se targue de pouvoir guérir Lysander grâce au « parallélisme »,  une sorte de réinvention imaginaire de l’épisode traumatisant, sujet de son « opus magnum » : « Nos vies parallèles, une introduction ».

    boyd,l'attente de l'aube,roman,littérature anglaise,suspense,espionnage,théâtre,vienne,londres,genève,art,psychanalyse,sexe,culture
    Paul-Gustave Doré, Andromède

    Entretemps, au vernissage d’Udo Hoff,  Lysander reconnaît l’affiche originale de « Andromeda und Perseus », un opéra de Toller, l’image provocante qu’il a vue partout déchirée dans Vienne : « une femme pratiquement nue, les mains pressées sur les seins » menacée par un dragon à la langue fourchue de serpent tendue en direction de ses parties intimes. Impossible à présent de ne pas y reconnaître Andromède, Miss Bull en personne. Celle-ci voudrait le sculpter, trouve son visage « des plus intéressants ». Lundi, 16 heures, à son atelier ? Il accepte.

    Dans l’atelier aménagé dans une vieille grange, loin de la maison où elle vit avec Udo, Hettie lui sert un verre de madère avant de passer aux choses sérieuses, une fois qu’il se sera déshabillé – elle ne sculpte pas le corps vêtu. Décontenancé, ne voulant pas paraître collet monté aux yeux de cette « gamine » artiste, Lysander se soumet, s’efforce de paraître détendu en songeant à un monde parallèle. Miss Bull lui montrera son dessin, une étude très détaillée de ses organes génitaux, juste avant de l’entraîner au lit. Il surprend Bensimon, à la séance suivante, en lui apprenant que tout a parfaitement « fonctionné » avec cette femme pas du tout son genre ! Et le voilà engagé dans une liaison, à l’insu du peintre jaloux, et même après avoir découvert que le disciple de Freud fournit de la cocaïne à « l’effrontée ».

    Le destin de Lysander bascule quelques mois plus tard, quand la police viennoise vient l’arrêter : il est accusé de viol par Hettie Bull, enceinte de quatre mois, c’est le peintre qui a porté plainte contre lui. Ridicule, pense Lysander, convaincu de pouvoir démontrer l’existence d’une liaison consentie, lieux de rendez-vous, billets et lettres à l’appui, mais la police ne transige pas jusqu’à ce que Munro, venu lui rendre visite en prison, l’informe que l’accusation a été modifiée en « attentat à la pudeur », ce qui autorise le versement d’une caution par l’ambassade anglaise où il sera confiné jusqu’à son procès.

    S’ensuivra l’évasion rocambolesque qui ramène Lysander à Londres. Il y reçoit une facture énorme du Ministère de la Guerre qui lui sera rappelée quelque temps plus tard : Munro vient l’arracher au régiment d’infanterie où il s’est engagé. On a besoin de lui et de ses talents d’acteur connaissant l’allemand pour résoudre une affaire de courrier codé. 

    Lisez L’attente de l’aube pour découvrir les tenants et les aboutissants de ces complexes affaires de cœur, de sexe et de haute trahison : un suspense de plus de quatre cents pages en format de poche où William Boyd déploie tout son talent de romancier – parfait pour les vacances.