Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

suspense - Page 2

  • Faire surface

    Faire surface (Surfacing, 1972, traduit de l’anglais (Canada) par Marie-France Girod), est « un roman fondateur dans l’itinéraire de Margaret Atwood » (quatrième de couverture). Je vous ai déjà parlé de la grande romancière canadienne, née en 1939, à propos de son roman le plus célèbre, La servante écarlate, adapté au cinéma par Volker Schlöndorff et plus récemment à la télévision. Plutôt qu’Œil-de-chat, j’ai repris dans ma bibliothèque ce roman-ci au titre si juste que je le garde pour ce billet, et peut-être aussi comme mantra.

    atwood,margaret,faire surface,roman,littérature anglaise,canada,nature,amour,famille,quête intérieure,suspense,culture

    Une femme (c’est elle qui raconte) est en route, avec ses amis David et Anna, et Joe, son compagnon, à côté d’elle à l’arrière de la voiture. Elle reconnaît le paysage, les arbres, une ville du Nord canadien qui possède à présent une déviation ; des images, des souvenirs défilent dans sa tête. Ces deux couples forment le quatuor le plus visible de ce roman. Sa mère et ce qu’elle disait, son frère et ce qu’il faisait, son père disparu – « Où qu’il soit aujourd’hui, mort ou en vie, personne ne le sait » – et elle-même constituent un autre quatuor qui joue dans l’ombre une tout autre partition.

    D’emblée, les Américains sont montrés comme des ennemis, eux qui ont fait courir des câbles électriques dans la forêt, pour y installer des fusées – « La ville les a invités à rester, ils faisaient marcher le commerce, ils buvaient sec. » David et Joe profitent du voyage pour tourner leur premier film dont ils ont déjà le titre : « Echantillons aléatoires » : des prises de vue « des choses qu’ils rencontrent, des échantillons pris au hasard ». Elle leur montre au passage la « Villa des bouteilles » aux murs faits de bouteilles assemblées aux culs verts et bruns – ils la trouvent sensationnelle.

    La frontière passée, elle se retrouve sur sa « terre familière, en territoire étranger », reconnaît les odeurs de la scierie, la petite « ville de la compagnie » avec ses plates-bandes et sa fontaine ancienne, puis ils se retrouvent devant une voie bloquée, apprennent qu’il y en a une nouvelle. « Rien n’est plus pareil » : elle ne reconnaît plus le chemin et en souffre, voudrait faire demi-tour, mord dans son cornet de glace pour ne pas pleurer. Plus loin, ils croisent l’ancienne route, elle se repère, ils finissent par y arriver, aperçoivent le lac – « nous y sommes trop tôt, et j’ai l’impression d’être frustrée de quelque chose ».

    Au lieu d’aller boire une bière au motel avec les trois autres, elle les laisse pour une demi-heure. Elle avait besoin d’eux pour faire ce voyage, maintenant elle a besoin d’être seule : « la raison que j’ai d’être ici les déconcerte, ils ne comprennent pas. Tous ont depuis longtemps renié leurs parents, comme on est censé le faire : Joe ne parle jamais de son père et de sa mère, Anna dit que les siens étaient des gens insignifiants et David appelle les siens les Porcs. »

    Voici le village, les bateaux au bord du lac, le sentier de terre battue qui mène chez Paul. De son potager, il répond à son « bonjour » sans la reconnaître, puis le devine quand elle le remercie pour sa lettre et lui demande si son père est revenu : non, il a vraiment disparu, mais il « connaît les bois ». La femme de Paul, Madame, leur prépare du thé, elle la regarde comme si la jeune femme d’une famille réputée « originale et anglaise » était « perdue à jamais ». Elle se souvient des visites ici avec sa mère, tandis que son père parlait avec Paul dehors. Madame soupire sur la mort de sa mère, si jeune.

    Son père est parti en laissant chez Paul la boîte postale de sa fille et les clefs de la maison, son auto. Paul est allé à sa recherche sur l’île, la police aussi, mais ils n’ont rien trouvé. Madame, heureusement, n’interroge pas la visiteuse sur le bébé, elle avait sa réponse prête – « resté en ville ; ce serait la vérité, simplement il s’agit d’une autre ville, il est mieux avec mon mari, mon ex-mari. » Elle n’a pas vraiment envie de revoir son père, ses parents n’ont rien compris à son divorce, à l’abandon de son enfant, ils ne l’ont jamais pardonnée.

    Chargée de quelques provisions, elle retrouve les autres au bar. Evans, « un gros Américain laconique », les conduira sur le lac : « La presqu’île est là où je l’ai quittée, en saillie sur le rivage de l’île. On n’aperçoit même pas la maison à travers les arbres, quoique moi je sache où elle se trouve ; mon père était pour le camouflage. »

    Nous voilà embarqués dans une intrigue tissée de nombreux fils. Découverte de la vie au plus près de la nature dans la maison familiale où l’on se chauffe au bois, où l’on se nourrit des conserves et de ce qui pousse au potager, où les WC sont au bout d’un sentier. Réminiscence de l’enfance, de la jeunesse pour la narratrice, qui cherche dans la maison et aux alentours des signes qui la mettent sur la voie de son père – « A tout moment, l’impression de perte, de vide, peut s’emparer de moi, eux la maintiennent à l’écart. »

    Questionnement et jeux amoureux : Joe tient à elle plus qu’elle ne tient à lui, David et Anna qui sont mariés, eux, jouent au jeu de la jalousie, elle toujours occupée à retoucher son maquillage sans lequel elle ne plaît pas à David, lui sans cesse dans l’allusion sexuelle, lorgnant vers toutes les femmes à sa portée. La narratrice ne leur a jamais parlé du bébé. Devenue « ce que l’on appelle une artiste commerciale, ou, quand le travail se fait plus prétentieux, une illustratrice », elle dessine pour son cinquième livre, sans grande inspiration.

    La pêche, le canoë, le soleil de juillet, le lac, les arbres, la vie simple – les autres décident de rester une semaine de plus ; il faudra leur trouver des occupations. C’est alors que va s’insinuer le malaise : l’impression d’être observée, de ne pas être en sécurité – son père est peut-être devenu fou, il pourrait réapparaître, ou bien des visiteurs inopportuns, des prédateurs. Paul leur apporte des légumes, accompagné d’un amateur pour la propriété, membre d’une Association de protection de la nature. Le danger peut aussi venir d’elle-même, qui ne cesse de remonter le cours de sa vie, de se parler intérieurement, de voir ou de chercher des signes, des pouvoirs.

    atwood,margaret,faire surface,roman,littérature anglaise,canada,nature,amour,famille,quête intérieure,suspense,culture

    N’en disons pas davantage. « Faire surface » : « Remonter à l’air libre pour respirer, après être resté quelque temps sous l’eau » ou, au figuré, « reprendre contact avec le réel après un passage à vide, une dépression » (entre autres définitions du TLF). Cette expression correspond dans tous les sens possibles aux enjeux de ce roman captivant : tout en suivant les traces de son père, l’héroïne y poursuit une quête solitaire qui exclut peu à peu les autres, l’ouvre à un monde secret à la fois familier et sauvage. Une plongée sous les apparences, quitte à en perdre le souffle.

  • Un moi disparu

    carol oates,joyce,le mystérieux mr kidder,roman,littérature américaine,suspense,conte,culture« Vous pensez que j’ai des vues sur vous, chère Katya ! Je le sais, je lis dans vos pensées, qui jouent si clairement, si purement, sur votre visage. Et vous avez raison, ma chère : j’ai des vues sur vous. J’ai une mission pour vous, je pense ! Si vous êtes bien elle.
    – « Elle » ? Que voulez-vous dire ? bégaya Katya, ne sachant pas si Mr Kidder parlait sérieusement, ou si c’était encore l’une de ses plaisanteries énigmatiques.
    – Une belle demoiselle – digne de se voir confier une mission capitale. Pour laquelle elle serait généreusement récompensée, le moment venu. »
    Katya serrait toujours le sac contre sa poitrine. Effrayée et perdue. Et pourtant son cœur battait d’une attente fiévreuse.
    « Il y a un mot allemand –
    Heimweh, nostalgie. C’est un sentiment puissant, un peu comme un narcotique. Le regret intense de chez soi, mais pas seulement… d’un moi disparu, peut-être. Un moi perdu. La première fois où je vous ai vue dans la rue, Katya, c’est ce que j’ai éprouvé… j’ignore absolument pourquoi. » 

    Joyce Carol Oates, Le mystérieux Mr Kidder

  • Un conte cruel

    Dès la première rencontre entre Katya Spivak, seize ans, et Marcus Kidder, soixante-huit ans, devant une boutique de luxe à Bayheard Harbor (New-Jersey), Joyce Carol Oates suggère que Le Mystérieux Mr Kidder (2009, traduit de l’anglais par Claude Seban) aura tout l’air d’un conte de fées. 

    carol oates,joyce,le mystérieux mr kidder,roman,littérature américaine,suspense,conte,culture

    Le titre original, A Fair Maiden, met l’accent sur la jeune fille, engagée comme nounou pour l’été par les Engelhardt. Elle promène un bébé en landau et une petite fille de trois ans, Tricia, quand Marcus Kidder la surprend devant une vitrine de lingerie : « Et que choisiriez-vous, s’il vous était accordé un souhait ? » Katya se retourne sur un vieux monsieur distingué, des cheveux blancs et des yeux « d’un bleu de glace » : impossible de désigner l’ensemble en dentelle rouge qu’elle admirait, aussi, comme il insiste, montre-t-elle une chemise de nuit en mousseline blanche – « Ah ! Votre goût est impeccable. Mais ne regardiez-vous pas autre chose ? » ose Mr Kidder.

    Dans cet échange entre le « résident d’été de Bayheard Harbor depuis de longues années » et la jeune fille très consciente de « ce que pouvait promettre une voix masculine cordiale parlant de souhait », il apparaît vite que, même si les employeurs de Katya sont membres du Yacht Club, Mr Kidder n’a que du mépris pour les nouveaux venus « qui se multiplient comme des mouches à miel sur la côte du Jersey. »

    La richesse, l’amabilité et l’élégance font beaucoup d’effet à cette fille originaire d’une petite ville « déshéritée », mais lorsque son admirateur lui laisse sa carte avec son adresse et son numéro de téléphone en l’invitant pour le thé le lendemain, elle répond « peut-être » et intérieurement « pas question ». Ensuite elle se souviendra de son père, « un joueur maladif », parti il y a longtemps, qui disait toujours : « Aux dés de décider ». Katya sait qu’un homme âgé « qui avait un faible pour elle » peut être un « gogo » à exploiter. Elle le reverra, mais décide de le faire attendre un peu.

    C’est donc la semaine suivante qu’elle emmène les petits Engelhardt dans la partie « historique » de la ville, à la découverte d’un quartier de résidences anciennes et spacieuses où même l’air porte « une odeur d’argent particulière ». La « vieille maison digne » à bardeaux de Mr Kidder ressemble à « l’illustration d’un conte pour enfants » et c’est comme le début d’une aventure pour  Katya d’appuyer sur la sonnette et de surprendre à son tour son occupant, nettement moins à son avantage en short et chemise froissée, les pieds nus dans ses sandales.

    Jeune fille pauvre et vieil homme riche, le schéma paraît simple. Mais les intentions le sont moins. Ils sont deux à s’observer, à jouer leur rôle, à soigner les apparences et à écouter les sous-entendus. La petite Tricia reçoit ce jour-là un livre d’images, « L’anniversaire de Ballot Lapin » – Katya découvrira plus tard que Kidder en est l’auteur. Et au moment du départ  apparaît le cadeau qu’il lui destine, une boîte rose contenant un « caraco de dentelle rouge sexy et la culotte assortie » qu’elle refuse, choquée et furieuse.

    Le mystérieux Mr Kidder est un conte cruel, l’histoire d’un été, avec sa magie luxueuse et ses maléfices. Joyce Carol Oates sait installer une atmosphère trouble autour de ses personnages : tous deux ont leurs forces et leurs faiblesses. Marcus a pour lui l’expérience et la richesse, mais il est vieux et très seul. Katya n’a jamais été traitée aussi gentiment dans sa désastreuse famille, mais elle y a pris « de mauvaises habitudes ». 

    carol oates,joyce,le mystérieux mr kidder,roman,littérature américaine,suspense,conte,culture

    Le mystère annoncé dans le titre tient jusqu’au bout du roman, qui ne se résume pas à un sordide piège sexuel, même si le sexe est un thème récurrent dans l’œuvre de Joyce Carol Oates, qui sait observer les attentes et les névroses de ses contemporains. La romancière joue ici au chat et à la souris, et il est bien difficile de prévoir qui, dans ce suspense psychologique, va gagner ou perdre la partie.

  • Le châle gris

    lane,harriet,le beau monde,roman,littérature anglaise,suspense,journalisme,édition,culture« Mes parents m’attendent pour le déjeuner. Les routes sont calmes, je suis dans les temps. Aux abords de mon village natal, juste après mon ancienne école primaire, je m’arrête à un feu rouge. En attendant qu’il passe au vert, je me penche vers le siège passager et j’ouvre mon sac : le voilà, enfoncé dans un des coins du bagage : le châle gris qui appartenait à Alys, celui qui pendait à un clou, dans l’entrée. La couleur en est tellement jolie, et puis il est si doux : du cachemire, bien sûr. Je le porte à mon visage et me dis que je suis en train de saisir une mémoire fugace de son odeur, enfermée dans ces fibres : cette senteur fraîche et vivace qui me fait penser au matin.
    Quand le feu passe au vert, je l’enroule autour de mes épaules et je démarre. »

    Harriet Lane, Le beau monde

     

    * * *

    Accueillir le jour, sourire à la vie  : 
    bonne & heureuse année 2014 !

     

    Tania

     

  • Un monde attirant

    « Un premier roman psychologique féroce », dit la quatrième de couverture. Le beau monde d’Harriet Lane (2012, traduit de l’anglais par Amélie de Maupeou), c’est celui où va pénétrer son héroïne, Frances Thorpe, simple correctrice aux pages « Livres » du Questioner. « Alys, Always » le titre original, place une autre femme au centre du récit, celle autour de qui toute l’histoire tourne, d’une certaine manière. 

    lane,harriet,le beau monde,roman,littérature anglaise,suspense,journalisme,édition,culture

    Un soir, Frances arrête sa voiture au bord de la route, elle a aperçu un halo étrange entre les arbres et découvre une grosse berline couchée dans la forêt. Sans le savoir, en attendant les secours, elle recueille les derniers mots de la conductrice, invisible dans l’obscurité : Alice a cru apercevoir un renard et a sans doute dérapé sur une plaque de verglas. Quand la police appelle Frances à son bureau le lendemain pour lui demander de passer pour sa déposition, elle apprend que la blessée est décédée sur place.

    Le travail ne manque pas au journal, où elle corrige les articles, les manuscrits, et fait un peu de tout (le genre de correctrice qui manque à l’éditeur du roman, où les fautes d’orthographe ne manquent pas). Une remarque du premier assistant de Mary, la rédactrice en chef, sur le dernier roman de Laurence Kyte (Booker Prize quelques années plus tôt) où figure une photo de lui prise par Alys Kyte – et Frances fait le lien : « Pour Alys, toujours », dit la dédicace éponyme. Contrairement à ce qu’elle avait d’abord répondu à la police, Frances est prête, maintenant, à rencontrer cette famille si celle-ci le souhaite.

    Dès son entrée dans la maison des Kyte, Frances enregistre tout : les abords soignés, les fleurs qui s’amoncellent dans l’entrée et dans les réceptions, la courbe de l’escalier qui mène à une cuisine américaine, « judicieuse combinaison d’ancien (…) et de contemporain ». Près d’une longue table en chêne, Laurence Kyte l’attend avec ses enfants, Edward, 25 ans, et la jeune Polly, en présence de Charlotte Black, « l’agent de Kyte ».

    Frances, la trentaine, n’habite qu’à deux kilomètres de là, dans un quartier du nord de Londres très différent de ces avenues cossues avec leurs grands espaces verts. Quand Polly l’interroge sur la voix quavait sa mère dans ses derniers instants, elle raconte ce que lui a dit cette femme qui ne semblait pas souffrir, très digne et courtoise. Devant l’émotion de la jeune fille, Frances cède à la tentation d’ajouter ce qu’elle n’a pas déclaré dans sa déposition mais qu’ils ont peut-être « besoin d’entendre », les derniers mots d’Alys : « Dites-leur que je les aime. »

    Un mois plus tard, à l’invitation de Polly, Frances assiste à une messe commémorative où le tout-Londres de l’édition se presse, écoute des hymnes, des lectures, et un beau portrait d’Alys, « quelqu’un qui avait l’œil pour la beauté et pour l’absurde », plutôt rêveuse, distraite, mais toujours présente pour l’essentiel. La fille d’Alys est heureuse de revoir Frances et l’invite à la suivre chez elle, lui raconte ce que Frances sait déjà par son profil Facebook : elle suit des études d’art dramatique. Dans sa chambre, Frances découvre une photo de la lumineuse Alys. Elle assure Polly d’être à sa disposition si elle a envie de parler et s’arrange pour que son père remarque sa présence, brièvement, avant de partir.

    Au bureau, Frances attire désormais l’attention de ses collègues, on l’a vue à la cérémonie, elle passe pour « une amie de la famille » Kyte. Elle en joue sans en faire trop. En se rapprochant de Polly, en la poussant aux confidences, Frances élabore un plan pour se rapprocher du « beau monde », de cette maison luxueuse où elle s’imagine à la place d’Alys, élégante et compréhensive. Que cherche-t-elle ? A faire carrière en se rapprochant d’un écrivain connu ? A s’introduire dans ce milieu si différent de sa propre famille à l’esprit étroit ? On ne sait au juste ce qui pousse Frances, mais on la voit tisser sa toile, point par point. 

    Mi-roman de moeurs, mi-suspense psychologique, Le beau monde m’a rappelé, en moins subtil, l’univers d’Anita Brookner, qui a souvent décrit cette attirance d’une jeune femme vers des gens qui ont réussi ou qui paraissent mener une vie plus conforme à ses rêves. En même temps, Harriet Lane décrit un milieu journalistique qu’elle connaît bien, elle a travaillé pour différents journaux anglais avant d’écrire ce premier roman. Un peu comme dans les images publicitaires aux décors trop parfaits, cette histoire contemporaine est imprégnée d’une grande fascination pour le bien-être matériel et les codes du paraître. Une comédie des apparences.