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suspense - Page 4

  • Deux Allan Armadale

    Un gros roman à lire au coin du feu ? Armadale, de W. Wilkie Collins (1824-1889), est ce qu’il vous faut (traduit de l’anglais par E. Allouard). « C’était l’ouverture de la saison de 1832 aux bains de Wildbad. » Dans l’hôtel le plus important de la petite ville allemande arrivent d’abord un Ecossais, Mr. Neal, puis un homme très malade, accompagné de sa femme. Après avoir examiné ce dernier, le docteur se rend chez l’autre curiste avec une étrange requête : Mr. Armadale, atteint de paralysie, veut achever avant de mourir une lettre importante, sans en révéler tout le contenu à son épouse, une métisse. Mr. Neal étant le seul à maîtriser l’anglais à part eux, il se trouve forcé d’écrire les dernières volontés d’Armadale sous sa dictée, en présence de son petit garçon à qui la lettre sera remise à sa majorité. 

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    Première édition en deux volumes (1866)

    Orphelin dès l’enfance, Allan Armadale, qui vit sur l’île de la Barbade, hérite à vingt et un ans d’un riche cousin, son parrain, dont sa mère lui avait donné le prénom, après que celui-ci a renié son seul fils qui s’est « déshonoré ». Quelques semaines plus tard, pour parfaire son éducation et le détacher d’un jeune homme de son âge récemment arrivé dans l’île, Fergus Ingleby, dont il s’est entiché impulsivement, sa mère décide de l’envoyer en Angleterre chez un ancien admirateur, sir Stephen Blanchard de Thorpe-Ambrose, dans le Norfolk. Et le voilà sur un bateau en direction de Madère, où ce gentleman réside pour raisons de santé, avec en poche une miniature de la fille de Mr. Blanchard, que celui-ci leur a envoyée en espérant qu’ils se plaisent et se marient.

    Sur place, le jeune Allan, qui avait tout raconté à son meilleur ami, apprend que Miss Blanchard vient de se marier avec un certain… Allan Armadale, « le fils proscrit dont j’avais pris le nom et l’héritage », véritable identité de Fergus Ingleby qui s’est fait passer pour lui : « Je lui avais pris son nom, il m’avait pris ma femme ; nous étions quittes. » Pour achever de tromper Mr. Blanchard, une orpheline de douze ans, la femme de chambre de sa fille, a imité l’écriture de la mère d’Allan (dont Ingleby avait volé une lettre) et rédigé une fausse lettre de consentement.

    Pour éviter le duel, Ingleby-Armadale et son épouse montent à bord de La Grâce-de-Dieu, un navire français en route pour Lisbonne. Mr. Blanchard se lance à leur poursuite sur son yacht, où Allan s’est fait engager comme marin, incognito. Quand ils rejoignent le navire pourchassé, celui-ci est en très mauvaise posture, en pleine tempête, et ils mettent des canots à la mer pour recueillir ses passagers. Un homme manque à l’appel, on retrouvera son corps plus tard : Ingleby est mort noyé dans une cabine fermée de l’extérieur, c’est Allan qui l’y a enfermé.

    Après avoir avoué son crime, Armadale adresse à son fils une demande ultime. Sachant que la veuve, après ce malheur, a mis au monde un enfant posthume, un autre Allan Armadale, qui doit avoir à peu près son âge, il l’implore de fuir tous les protagonistes de ce drame et de ne jamais entrer en contact, d’aucune façon, avec son homonyme, afin d’échapper à toute malédiction.

    Ce prologue d’une quarantaine de pages importe pour comprendre tous les éléments de l’intrigue, un long suspense compliqué de près de huit cents pages. Il en donne le ton. Le Révérend Brock, un pasteur qui s’est chargé de l’instruction d’Allan à la demande de sa mère, a lu dans le journal une annonce priant Allan Armadale de se mettre en rapport avec des avocats à Londres, « pour une affaire importante ». Mais Mrs. Armadale a fait valoir la différence d’âge d’un an et l’a dissuadé d’en parler à son élève. Quand celui-ci atteint ses vingt et un ans, c’est un garçon franc et aimable, très naïf, passionné par les bateaux. L’arrivée au village d’un jeune homme au nom bizarre, Ozias Midwinter, un sous-maître d’école que sa mauvaise santé a privé de son emploi, déclenche sa compassion : Allan Armadale le fait soigner et le prend en affection.

    Le pasteur, lui, se méfie, mais il est lié par le secret. Quand Mrs. Armadale, malade, le convoque pour le mettre en garde contre une femme qui s’est présentée chez elle et qu’elle veut fuir à tout prix (c’est l’ancienne femme de chambre qui avait rédigé la fausse lettre), il est déjà trop tard. Elle meurt bientôt. Pourra-t-on éviter la rencontre entre les deux jeunes Allan Armadale ? On a déjà compris que non. Echapperont-ils à la malédiction ?

    Armadale a été publié d’abord en feuilleton, les rebondissements n’y manquent pas. Collins, ami de Dickens, est prodigue en détails dans ses descriptions, dans l’analyse psychologique des personnages, il ne faut pas être pressé. C’est une immersion dans l’Angleterre du XIXe siècle avec ses usages, ses classes sociales, ses codes, ses bas-fonds. Les femmes y jouent un rôle aussi important que les hommes, moral ou immoral. Le roman a fait scandale : «L’indécence au service du suspense » (Michel Le Bris dans la préface). Tout tourne autour de l’héritage, celui d’un nom, d’une fortune, de propriétés, mais surtout celui d’une malédiction familiale transmise de génération en génération. Crimes, mensonges, complots, vengeance : Armadale ou l’invention du thriller.

  • Points-virgules

    La seule critique que lui ait faite l’auteur d’Abattoir 5 portait sur son usage de la ponctuation. Il avait horreur de tous ses points-virgules.

    – Les gens vont s’en douter, vous savez, que vous êtes passé par l’université, vous n’avez pas besoin de leur prouver.

    Mais ces points-virgules venaient justement des vieux romans du XIXe siècle qui lui avaient donné envie d’écrire. Il avait remarqué les titres et le nom des auteurs des livres que sa mère leur avait laissés, et qu’ils avaient eux-mêmes légués à Ketchum en quittant Twisted River. Il avait attendu d’arriver à Exeter pour les lire, mais alors avec le plus grand soin. Nathaniel Hawthorne et Herman Melville, par exemple. Ils écrivaient de longues phrases complexes, ces deux-là, et ils affectionnaient le point-virgule. En plus, c’étaient ses auteurs favoris, avec l’Anglais Thomas Hardy, comme il était assez naturel puisque, à l’âge de vingt-cinq ans, Daniel Baciagalupo avait connu sa part de destinée, croyait-il.

     

    John Irving, Dernière nuit à Twisted River 

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  • Echapper à la nuit

    Le monde selon Garp, L’Hôtel New Hampshire, L’œuvre de Dieu, la part du diable, Une prière pour Owen… J’ai lu John Irving avec frénésie dans les années 80. Avec Dernière nuit à Twisted River (2009), allais-je retrouver cet allant ? L’intrigue s’ouvre sur un accident tragique : en 1954, un jeune Canadien, Angel Pope, glisse sur des troncs flottants et disparaît dans la rivière. Ketchum, un bûcheron expérimenté, plonge la main dans l’eau pour le sauver, s’y brise le poignet entre deux troncs. De la berge, le cuisinier de Twisted River et son fils regardent ceux qui écartent les bois à la perche pour permettre à Angel de refaire surface. Trop tard.

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    Dominic Baciagalupo, qu’on surnomme « Cuistot », trente ans, sait qu’il ne servira ses clients qu’à la nuit tombante, quand les recherches auront cessé. Son fils Danny voudrait qu’il lui raconte la mort de sa mère, dont Ketchum a été témoin, mais c’est un sujet que son père évite. La chute d’Angel ne peut que lui rappeler sa femme dansant sur la rivière gelée en leur compagnie, une nuit d’ivresse, elle aussi happée par l’eau.

     

    Le cuisinier boiteux raconte volontiers la nuit où un ours est entré dans sa cuisine, du temps où la mère de Daniel vivait encore : Dominic avait attrapé une sauteuse sur la cuisinière et asséné un coup terrible sur la tête de l’ours qu’il avait pris pour un bûcheron hirsute, ce qui l'avait fait fuir. Depuis, la poêle en fonte est pendue dans la chambre à portée de main, derrière la porte.

     

    Ketchum débarque chez eux en pleine nuit, le poignet dans le plâtre, et affamé. La mort du gamin lui reste sur la conscience, il l’avait pris sous son aile. Il propose au cuisinier de l’accompagner le lendemain matin au barrage où son corps devrait s’échouer, à l’étang de la scierie. (A l’endroit même où Rosie avait été retrouvée – Ketchum n’avait pas laissé Dominic la regarder, son visage était méconnaissable.)

     

    Irving reconstitue d’abord une époque, une région : l’exploitation forestière, les bois portés par la rivière, une activité déjà alors en voie de disparition – à la limite du reportage par moments. L’art de cuisiner occupe aussi une grande place dans ce roman. C’est sa propre mère qui a tout appris au cuisinier, et il a fini par la surpasser.

     

    Jane l’Indienne, la plongeuse, plus âgée que son père, est la principale représentante du sexe féminin dans la vie de Danny, douze ans. La grande et grosse femme à la casquette de base-ball veille sur le gamin en plus d’aider à la cuisine et c’est elle qui lui a raconté la mort de sa mère en 1944. Elle est en ménage avec le constable Carl, un homme très jaloux. Ketchum sort lui aussi avec une forte femme, Pam Pack de Six, qui boit autant que lui. Dominic ne boit plus que de l’eau.

     

    Réveillé par des bruits étranges, Daniel se lève et croit voir son père aux prises avec un ours sur son lit. Il saisit la fameuse poêle et frappe à la tête – reconnaît trop tard Jane l’Indienne qui avait libéré les cheveux de sa longue tresse. Morte sur le coup. Nouveau drame : pas question que le constable apprenne qu’elle couchait avec Dominic, il le tuerait. Aussi décide-t-il de fuir avec son fils, après avoir déposé le corps de Jane à la porte de la cuisine chez Carl. L’homme est connu pour son alcoolisme et sa violence. Le cuisinier espère qu’en découvrant Jane le lendemain matin, le policier pensera l’avoir frappée à mort et dissimulera son corps pour faire croire à une simple disparition.

     

    De cette succession de drames découle toute l’intrigue de Dernière nuit à Twisted River. Avant de partir, le cuisinier et son fils ont rendez-vous avec Ketchum au barrage, pour retrouver le cadavre d’Angel. Ils y sont avant lui, le trouvent, et mettent leur ami au courant. Pour Ketchum, ce départ est insensé, il va éveiller les soupçons, mais Dominic veut protéger son fils à tout prix. On n’aura qu’à dire qu’ils sont partis prévenir la famille d’Angel Pope.

     

    Boston, 1967 – Vermont, 1983 – Toronto, 2000… Irving couvre un demi-siècle avec l’histoire des fugitifs, le Cuistot et son fils, et de leur ami Ketchum – un des personnages les plus attachants du roman. Daniel Baciagalupo, doué pour l’écriture, deviendra l’écrivain à succès Daniel Angel (pas question de publier sous le nom de son père, pour ne pas que Carl retrouve sa trace, une inquiétude constante). Dominic continuera à cuisiner. Au restaurant dont Angel avait la carte dans son portefeuille, le cuistot a fait la connaissance de Carmella, à qui il a appris la noyade de son fils, sans savoir qu’elle avait déjà perdu son mari de la même façon. Daniel, qu'elle va aimer comme un autre fils, vit hanté par toutes ces tragédies. Sa femme le quittera un jour en lui laissant un garçon de deux ans, qu’il va élever seul, comme son père a fait pour lui.

     

    Amours, amitiés, relations entre père et fils, rapports compliqués avec les femmes et sexualité, questions de vie ou de mort, solitude, écriture, les thèmes obsessionnels de John Irving trouvent dans Dernière nuit à Twisted River une intensité plus noire encore. Plus de six cents pages de suspense – « Less is more » est une formule idiote aux yeux d’Irving – ce douzième roman m'a paru long. L’auteur y a mis beaucoup de ses propres peurs et angoisses. Ses lecteurs reconnaîtront les allusions à sa carrière, à ses livres précédents. Et s’il n’y avait qu’une question essentielle : comment faire pour être heureux, malgré tout ce qui nous arrive ? Comment faire pour échapper à la nuit ?