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sexualité - Page 3

  • Ma question

    « Il détourna la conversation sur notre atelier. Les poèmes que nous avions lus, ceux d’Ovide, et mes propres poèmes. Il alluma un second cigarillo hollandais et souffla deux minces filets de fumée. Les coins de ses yeux étaient ridés comme s’il avait regardé le soleil en face et son incisive droite semblait ébréchée. Après notre atelier intensif de deux heures, il n’avait pas l’air fatigué, mais nerveux.

    « Gillian, avez-vous des questions ? Je pense que oui. »

    Je le regardai sans comprendre.

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    Sauf que : je voulais effectivement savoir pourquoi dans les Métamorphoses le bonheur humain n’était possible qu’à condition de se métamorphoser en quelque chose de moins qu’humain. « Tout ce qui les sauve, Philomèle par exemple, c’est qu’ils se transforment en oiseaux, en bêtes, en monstres… Pourquoi ne peuvent-ils rester humains ? »

    Ma question surprit peut-être M. Harrow, qui téta un instant son cigarillo d’un air songeur. Puis il dit : « C’est le jugement d’Ovide sur l’« humain ». Il n’y a pas de bonheur à être humain, mais seulement à échapper aux conflits. » »

     

    Joyce Carol Oates, Délicieuses pourritures

  • Trouble Carol Oates

    Joyce Carol Oates évoque dans Délicieuses pourritures (Beasts, 2002, traduit de l’américain par Claude Seban) l’atmosphère des années septante dans une université du Massachusetts. « Je vous aime, pourries, / Délicieuses pourritures. / … merveilleuses sont les sensations infernales, / Orphique, délicat, / Dionysos d’en bas. » L’extrait de Nèfles et sorbes de D. H. Lawrence, en épigraphe, donne le ton de ce roman d’initiation où liberté sexuelle et créativité se mélangent hardiment – et tragiquement. 

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    Figurine de style de Teotihuacan, VIe-VIIe siècle (Détours des mondes) 

    C’est devant un totem, au Louvre, que la narratrice vacille, un jour de 2001, bouleversée. Gillian a quarante-quatre ans, et cette Figure maternelle, une sculpture en bois de plus de trois mètres de haut, réveille le souvenir d’un cauchemar, d’un incendie où ont disparu deux personnes qu’elle a aimées. En 1975, elle habitait avec une douzaine d’autres filles dans une résidence sur le campus de Catamount College (inspiré du Smith College). Les alarmes, les sirènes des pompiers les avaient réveillées cette année-là en sursaut à plusieurs reprises, au milieu de la nuit, suscitant chaque fois l’inquiétude. Les incendiaires restaient introuvables.

     

    Gillian, vingt ans, ouvre son journal secret pour y raconter comment elle a suivi Dorcas, la femme d’Andre Harrow, son professeur de poésie dont elle est tombée amoureuse, jusqu’au bureau de poste, dans un mélange d’excitation et de plaisir. « Dorcas était une artiste, une sculptrice. On admirait son travail ou on le détestait. On l’admirait ou on la détestait. C’était aussi simple que cela, et pourtant ce n’était pas simple du tout. » Sur un mur de l’université, l’artiste avait apposé ces mots provocateurs pour accompagner son exposition : « Nous sommes des bêtes et c’est notre consolation. » Connue pour mépriser la vie universitaire et les conventions bourgeoises, Dorcas fascine Gillian, qui trouve ses sculptures-totems laides mais retourne plusieurs fois les voir. Quelle n’est pas sa surprise quand, à la poste, sa cible se retourne vers elle et, soulevant les longs cheveux ondulés de l’étudiante, murmure en français : « Belle, très belle » avant de lui demander « Et laquelle d’entre elles es-tu ? »

     

    Les tensions s’exaspèrent entre les étudiants. On soupçonne l’une ou l’un d’entre eux d’être à l’origine des incendies, quelqu’un de malade ou qui voudrait attirer l’attention. Les filles de la résidence en discutent entre elles, s'observent. Toutes celles qui fréquentent l’atelier de poésie d’Andre Harrow sont plus ou moins amoureuses de lui. Gillian a l’impression que quand il leur lit un poème de D. H. Lawrence plein de sensualité, il la regarde en particulier, elle, comme quand il conclut : « Lawrence nous enseigne que l’amour – l’amour sensuel, sexuel, charnel – est notre raison d’exister. Il détestait l’amour de « devoir »… pour les parents, la famille, la patrie, Dieu. Il nous dit que l’amour devrait être intense, individuel. Pas illimité. Cet amour illimité sent mauvais. »

     

    Le professeur, dans la trentaine, est très conscient de l’effet qu’il produit sur les jeunes filles. Il les pousse à écrire sur leur moi intime, à tout explorer. Gillian cache ses sentiments : « Dans l’amour de loin, il faut inventer tant de la vie. Dans l’amour de loin, on apprend les stratégies du détour. » Mais elle n’arrive pas à lui parler avec la même désinvolture que ses compagnes, ni à l’appeler par son prénom.

     

    Le jour où il la convoque dans son bureau, après plusieurs remarques sur son manque d’expression au cours, il la surprend en lui parlant de sa femme, qui a eu l’impression d’être suivie par elle. Gillian dément, prétexte une course à la poste. Il lui parle aussi de ses poèmes, toujours intéressants d’un point de vue technique, mais « inaccomplis » : « Comme si vous aviez mis tous vos efforts à construire les barreaux d’une cage où un papillon s’est pris au piège ; le papillon bat des ailes pour être libéré, et vous ne le voyez pas. » – « Je savais. Je savais qu’il avait raison. »

     

    L’étudiante s’est renseignée sur le couple Harrow, qui n’a pas d’enfant. Elle sait que, de temps à autre, ils invitent chez eux une étudiante, ou l’engagent comme stagiaire, et parfois l’emmènent en voyage avec eux. Il y a plein de bruits qui courent, et quand elle en parle à une amie, Dominique, qui a été vue en leur compagnie, celle-ci nie tout et s’en sort avec des taquineries. C’est Harrow qui, un soir où ils se retrouvent côte à côte sur un chemin verglacé à la lisière des bois, la questionne – « On ne peut déterminer à la lecture de vos poèmes si vous avez un amant. Des amants ? Vous êtes d’une circonspection exaspérante. » – avant de l’embrasser.

     

    Délicieuses pourritures dissèque, au fil des mois, la relation trouble entre un professeur et une étudiante, pas la première à se laisser prendre dans ses filets. Où cela les conduit, quel rôle joue sa fascinante épouse, Joyce Carol Oates le dévoile peu à peu, tout en relatant les rituels et les drames d’une vie universitaire d’avant l’ère du « politiquement correct ». C’est pervers, on l’aura compris. Des Gens chics (1970) à Folles nuits (2011), la prolifique romancière américaine, née en 1938, ne s’intéresse pas aux bons sentiments, mais à tout ce qui se trame derrière les visages, les corps, dans les coulisses, là où parfois, des vies basculent.

  • Mal dans sa peau

    La petite Arabe, roman d’Alicia Erian (2005), vient d’être adapté au cinéma par Alan Ball, le réalisateur d’American Beauty,. On y découvre comme dans ce film inoubliable des tensions familiales exacerbées, l’obsession du sexe, beaucoup de non-dit entre personnages de la classe moyenne américaine.

    Jasira, treize ans, raconte son histoire : « Parce que je plaisais trop à son petit ami, ma mère m’a envoyée habiter avec papa. » Il y a huit ans que sa mère (d’origine irlandaise) a divorcé d’avec son père (d’origine libanaise) chez qui elle doit passer un mois tous les étés, bon gré mal gré. Mais l’intérêt que porte Barry, le petit ami en question, au développement physique précoce de l’adolescente a exaspéré sa mère, qui l’envoie vivre à Houston. Rifat, qui gagne bien sa vie à la NASA, est un père autoritaire et violent. Le premier matin, lorsque Jasira vient déjeuner en tee-shirt et culotte, il lui flanque d’emblée une gifle et l’envoie s’habiller. Ils emménagent dans un nouveau lotissement, où  le premier contact avec leurs voisins, les Vuoso et Zack, leur fils de dix ans, est un peu tendu. Les Irakiens viennent d’envahir le Koweït et Vuoso, militaire de réserve, préjuge à tort des sympathies de son voisin libanais pour Saddam. Les deux hommes rivalisent dès lors de patriotisme, arborant l’un et l’autre la bannière étoilée devant chez eux. Ambiance.

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    Un autre malentendu surgit entre Jasira et son père : celui-ci veut profiter de la piscine du lotissement, mais elle n’ose pas s’y montrer, sa mère lui ayant interdit de se raser entre les jambes. Son père, quand il la découvre en maillot, trouve qu’elle « déborde de partout » et lui ordonne à nouveau de se rhabiller. En revanche, les voisins l’engagent pour garder Zack après l’école, ce qui rend le garçon furieux. C’est chez eux que Jasira découvre la revue Playboy que Zack emprunte régulièrement à son père. Quand elle tâche de l’en dissuader, il la traite « d’enturbannée ». Le père de Jasira est chrétien, « comme tout le monde au Texas », mais cela n’empêche pas le racisme ordinaire.

    Quand viennent ses premières règles, Jasira téléphone à sa mère, qui lui dit d’en parler à son père. Celui-ci l’emmène au drugstore et lui interdit les tampons hygiéniques avant le mariage, sans explication. L’adolescente, une fois de plus, est livrée à elle-même et c’est son drame. Personne à qui se confier, à qui poser ouvertement ses questions, pas de paroles réconfortantes, pas de gestes attentionnés. Alors Jasira se débrouille et fait les choses en cachette. Chez les voisins, elle aussi se réfugie dans l’univers de Playboy, y prend du plaisir, et vole des tampons dans la salle de bain de Mme Vuoso.

    Cette gamine mal dans sa peau n’a de relation vraie avec personne et sera bientôt la proie des hommes, jeunes ou adultes, pour peu qu’ils lui manifestent de l’intérêt, surtout sexuel. Melina, une nouvelle voisine qui est enceinte, s’attache à elle et lui vient discrètement en aide. Chez elle, Jasira découvre une autre sorte de gens, qui expliquent leurs principes, se parlent et ont des gestes affectueux. Mais la sympathique voisine ne se doute pas des situations extrêmes où Jasira s’enfonce. Ni sa mère, trop préoccupée de sa propre vie sentimentale, ni son père, dépassé par cette fille rétive à l’éducation stricte qu’il veut lui imposer et surtout soucieux de sa propre réputation, ne devinent la vie cachée de Jasira qui n’a trouvé qu’une solution : dissimuler. Le manuel d’éducation sexuelle pour adolescents que lui a offert Melina à Noël, tout en le conservant chez elle pour ne pas que Jasira en soit privée, lui fournit de temps à autre une clé pour résoudre les problèmes qui se posent à elle. « Le livre expliquait que ce n’était pas ma faute, que j’étais un être humain, pas une plante, et qu’on pouvait donc comprendre que mon corps ait réagi de cette façon. »

    Alicia Erian rend crûment la solitude extrême de son héroïne aux prises à la fois avec un corps qui change, des parents égocentriques, le racisme, les interdits. Seule Melina regarde Jasira non comme « la petite Arabe », mais comme une adolescente en grande difficulté. Ce sera sa chance, malgré ses malheurs.