Il étudie le fonctionnement de la pensée, elle enseigne l’écriture, sur le même campus : ils sont faits pour se rencontrer. Bienvenue dans la vie universitaire (imaginaire) à Gloucester, version David Lodge : Pensées secrètes (Thinks…, 2001, traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux).
Ralph Messenger, la cinquantaine, a décidé de confier à un dictaphone ses pensées fortuites, pour ses études sur la structure de la pensée. Ce gadget lui a déjà servi lors d’un colloque : à l’insu d’une partenaire épisodique, il avait enregistré leurs ébats « pour tester la portée du micro » – une microcassette rangée Dieu sait où, il ne faudrait pas que Carrie, sa femme, tombe dessus. Mais s’il veut dévoiler une pensée « essentiellement intime, secrète », impensable de confier à quelqu’un la tâche de dactylographier ses paroles, problème…
Les enregistrements à bâtons rompus du professeur Messenger alternent avec le journal d’Helen Reed qui vient de s’installer dans une des maisonnettes du campus. Romancière, 40 ans, elle est chargée pour un semestre du cours de création littéraire, un remplacement pour lequel elle a accepté de quitter sa maison de Londres après la mort de son mari, Martin. Depuis elle n’arrive plus à écrire de la fiction, c’est pourquoi elle a décidé de tenir un journal, pour ne pas perdre la main.
http://www.francetv.fr/culturebox/isabelle-carre-dans-pensees-secretes-de-lodge-redoutable-et-si-romantique-79308
Le passage de l’un à l’autre permet de comparer les points de vue, souvent les deux versions de moments partagés, comme ce premier dîner mondain chez Richmond, le doyen de la faculté des lettres, où Helen rencontre pour la première fois Ralph et Caroline Messenger, « les convives les plus éminents » : lui est un « chouchou des médias », il dirige l’Institut Holt Belling des sciences cognitives ; sa femme américaine le nomme par son patronyme, « Messenger ». Helen surprend le mari embrassant la maîtresse de maison dans la cuisine, sans qu’ils s’en rendent compte.
Parfois, un narrateur prend le relais, nous raconte un déjeuner au cours duquel Ralph s’étonne qu’Helen soit entrée dimanche dans la chapelle du campus pour suivre la messe. Elle y retourne de temps à autre depuis la mort brutale de Martin, d’un anévrisme. « C’était dur pour vous, mais pour lui une façon rêvée de s’en aller », dit Messenger, ce qui manque de fâcher Helen, mais les amène à discuter de l’âme et de l’esprit – le dada de Ralph qui travaille sur l’intelligence artificielle et une préoccupation forte pour Helen en deuil.
C’est la première, mais pas la dernière de leurs discussions sur la conscience, son contenu, son fonctionnement, un sujet qu’il aborde exclusivement sous l’angle scientifique alors qu’Helen y voit la matière même des romanciers depuis plus de deux siècles – elle l’épate en récitant de mémoire les premières lignes des Ailes de la Colombe d’Henry James, bel exemple d’un « flux de conscience ». Côté littérature, Lodge intègre également quelques exercices d’écriture et d’amusants pastiches d’écrivains connus.
La visite de l’Institut des sciences cognitives, un bâtiment étrange dont l’escalier en colimaçon s’enroule dans le même sens que la double hélice de l’ADN, permet à la romancière de découvrir à quel genre de travail on s’y livre et surtout, au deuxième étage, d’admirer une fresque impressionnante sur différentes expériences et théories. Une énorme chauve-souris noire illustre un célèbre article philosophique, « Comment c’est d’être une chauve-souris ? ». Plus loin, la Mary de Frank Jackson, spécialiste des couleurs : enfermée dans un environnement monochrome, elle apprend tout sur la couleur en termes scientifiques mais n’en fait l’expérience que le jour où on la laisse enfin voir une rose rouge. Très intéressée, Helen s’en inspirera pour exercer ses étudiants à rédiger des textes d’imagination.
Dans les pensées intimes de Ralph Messenger, qui s’est procuré un logiciel de reconnaissance vocale satisfaisant, le sexe revient régulièrement, et toutes sortes de pensées sur ses proches, sur l’argent, la mort, son travail, l’Institut… Helen Reed note dans son journal les faits marquants de ses cours, ses impressions sur les étudiants, sur ses collègues. Pour échapper au campus et à la solitude, elle fait un peu de shopping à Cheltenham, la ville la plus proche, et est ravie d’y croiser Carrie qui l’invite à prendre le thé.
Elle devient une intime des Messenger, qui l’inviteront aussi dans leur maison de campagne le week-end. Carrie a un projet de roman, qu’elle voudrait lui montrer. Si elle et ses enfants sont un peu las d’entendre Raph parler du cerveau et de la pensée, Helen est bon public, le sujet l’intéresse et leurs manières différentes d’aborder la conscience humaine ouvrent de nouvelles perspectives.
Si vous avez déjà lu David Lodge, vous attendez bien sûr le moment où quelque chose d’autre va se passer entre les deux protagonistes, le professeur séducteur et la veuve retenue par les doux souvenirs de son entente sexuelle avec Martin. Pensées secrètes, avec intelligence, subtilité, humour et franchise sur tous les sujets, montre jusqu’à quel point on peut connaître ou méconnaître l’autre. Quand Helen lui confie qu’elle écrit sur sa vie au campus, Ralph rêve d’un échange inédit qui leur permettrait d’entrer dans le psychisme d’autrui, enregistrements contre journal, et davantage encore : de découvrir les pensées intimes d’une personne du sexe opposé. Acceptera-t-elle ?
Commentaires
C'est plus que tentant, je n'ai pas toujours apprécié David Lodge mais cet échange a de quoi séduire
C'est le livre qui m'a fâchée avec David Lodge. J'ai lu cet auteur avec plaisir il y a une vingtaine d'années et il y a peu, j'ai eu envie d'y revenir, histoire de savoir ce qu'il devenait... J'ai choisi ce livre-là que j'ai trouvé terriblement et inutilement vulgaire. Je relirai certainement un de ses anciens titres un de ces jours...
Conscient et inconscient, les labyrinthes de nos cerveaux, que de mystères profondément intéressants. Et vus de plusieurs différents points de vue, que cette lecture est tentante!
(À quoi peut-tu bien penser ce matin Tania? (blague))
Belle journée a`toi, pâle soleil ici.
savoir ce que pense une personne du sexe complémentaire ? (pas opposé,non, ce serait trop triste et trop réducteur), cela relève de l'impossibilité métaphysique.
hum...peuX-tu, bien sûr.
@ Dominique : Un roman très excitant à mon avis, je compte d'ailleurs prolonger ce billet un de ces jours, sous un autre angle.
@ Yspaddaden : Oh ! On met tant de choses sous ce mot, "vulgaire", que je ne sais ce qui t'y a déplu - des passages trop crus ? J'ai cherché Lodge sur ton blog, mais je ne l'y ai pas trouvé.
@ Colo : Livre emprunté à la bibliothèque, mais je peux te l'envoyer si tu ne le trouves pas, n'hésite pas.
Grand soleil sur Bruxelles, un premier café en terrasse, extra !
@ monsieur h : En effet, mais que de fois tenté dans l'univers romanesque... "Opposé" au sens de différent, bien sûr !
(Bien reçu votre message, j'y ai répondu en commentaire sous le billet du 28/2.)
brr mes pensées sont à moi et à moi seule ;-)
parmi les fictions les plus effrayantes, pour moi, il y a celles où on réussit à pénétrer les pensées d'autrui...
Les machines de l'institut dirigé par Ralph Messenger n'y arrivent pas encore, rassure-toi ! Lui-même protège son jardin de pensées secrètes, même si l'indiscrétion le tente.
C'est curieux, je ne me souviens pas de ce roman dans l'oeuvre de David Lodge. Je ne l'ai pas lu, le commentaire d'Yspaddaden m'intrigue, je le prendrai à la bibliothèque pour me faire une idée.
Peut-être en a-t-on moins parlé dans la presse ? Il m'avait échappé aussi et c'est en lisant "A la réflexion" que j'en ai pris conscience. Je serais curieuse de lire tes impressions. Bonne journée, Aifelle.